Chapitre 4
Je croyais avoir connu la souffrance avec les guerres de mes seigneurs. Je croyais que les querelles de familles, les pillages des soldats et les cris des paysans suffisaient à me montrer toute la cruauté des hommes. Mais je n’avais encore rien vu. Car un jour, ce ne fut plus seulement une lutte pour mes terres ou mes récoltes. Ce fut une guerre de foi, une guerre de l’âme. Et moi, Saint-Cernin, je fus déchiré comme jamais auparavant.
Tout a commencé par des murmures. Des paroles nouvelles, différentes de celles qu’on entendait habituellement dans ma chapelle. On disait qu’un autre chemin menait à Dieu, qu’il n’était pas besoin de se prosterner devant les images, ni de se signer devant les reliques. Ces idées circulaient d’abord en secret, mais elles se glissaient dans mes ruelles, comme un vent froid sous une porte.
Puis les murmures devinrent débats. Les habitants discutaient à voix basse, parfois à voix haute, et déjà les regards changeaient. Des voisins qui s’étaient toujours aidés commençaient à se méfier. Des familles se divisaient. J’entendais les prières du matin se troubler d’inquiétude. Ma chapelle, jadis refuge de tous, devenait soudain un lieu contesté.
Puis le feu est venu.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Une nuit d’orage, mais ce n’était pas le ciel qui brûlait : c’étaient mes maisons, mes toits, mes granges. Des hommes armés, venus de loin, déchaînaient leur colère contre ma terre. Ils criaient qu’ils servaient Dieu, mais leurs mains ne portaient que des torches et des épées. La chapelle fut prise d’assaut. Ses murs tremblèrent sous les coups, son toit s’effondra. Les statues furent brisées, les croix renversées. Je criais intérieurement, mais nul ne m’entendait.
J’ai vu des femmes se cacher avec leurs enfants dans mes caves les plus sombres. J’ai vu des vieillards supplier en vain, abattus sans pitié. J’ai vu mes champs écrasés par les sabots des chevaux, mes récoltes piétinées, mon sang se mêler à la boue. Jamais je n’avais connu pareille violence. Ce n’était pas seulement un combat de fer et de pierre. C’était une haine qui déchirait l’âme même de mes habitants.
Certains, pour survivre, se ralliaient aux nouveaux prêcheurs. D’autres restaient fidèles à l’ancienne foi, prêts à mourir pour elle. Moi, je ne savais plus qui j’étais. On m’avait donné le nom d’un saint martyr, Saturnin, mort pour sa croyance. Et voilà que mes enfants se martyrisaient entre eux, au nom du même Dieu, mais sous des visages différents. Quelle ironie cruelle !
Les flammes ont léché mes murs plus d’une fois. Des hameaux entiers furent réduits en cendres. Des châteaux saccagés, leurs pierres noircies, leurs tours éventrées. Mes forêts devinrent repaires de fuyards, mes grottes des refuges pour les persécutés. J’étais devenu un champ de bataille où même les prières semblaient des armes.
Pourtant, au milieu de cette horreur, j’ai vu aussi des gestes d’humanité. Une mère qui cachait l’enfant de son voisin, pourtant d’une foi différente. Un prêtre qui tendait du pain à ceux qui le haïssaient. Des soldats qui, las de tuer, laissaient partir quelques survivants. Ces petites flammes de bonté étaient si faibles dans la nuit, mais elles me donnaient l’espoir que je ne serais pas réduit à la cendre.
Les guerres de religion ont duré longtemps, trop longtemps. Chaque accalmie n’était qu’une illusion avant la prochaine tempête. Mes pierres en portent encore la mémoire : des fissures, des trous de balles, des pierres calcinées. Et dans mes entrailles, j’entends encore les cris de ceux qui sont tombés, les prières arrachées à la gorge au dernier instant.
Quand enfin la paix est revenue, elle n’avait pas le goût de la victoire. C’était une paix fatiguée, une paix de survivants. Mes habitants étaient moins nombreux. Beaucoup avaient fui, d’autres étaient morts. Mes maisons vides me faisaient l’effet de tombes ouvertes. La chapelle fut relevée, mais jamais elle ne retrouva toute sa splendeur. Ses pierres portaient les cicatrices de la haine.
Je n’étais plus le même. Moi, qui avais grandi dans la foi joyeuse, je portais désormais une mémoire sombre. J’avais appris que la religion, qui m’avait donné un nom, pouvait aussi être un feu destructeur. Et je savais que jamais je n’oublierais ces années de sang et de feu.
Mais malgré tout, la vie reprit. Les enfants, toujours eux, revinrent jouer dans mes rues. Les champs furent ressemés. Les marchés reprirent, timidement d’abord, puis avec plus de force. Je compris alors la plus grande leçon de mon existence : vous, les hommes, êtes capables de tout détruire, mais vous êtes aussi capables de tout reconstruire. Et moi, Saint-Cernin, tant que vous reveniez vers moi, je resterais debout.
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