Chapitre 5
Après tant de flammes et de cris, le silence revint. Un silence étrange, presque irréel, comme celui qui suit un grand orage. J’entendais encore dans mes entrailles les échos des guerres, mais autour de moi, les hommes reprenaient doucement leur souffle. Ce fut le temps de la reconstruction, de la lente cicatrisation. Et moi, Saint-Cernin, je redécouvris ce qu’était la paix.
La paix, d’abord, ce fut le travail. Les habitants, amaigris, fatigués, se relevèrent au matin pour réparer leurs maisons. Les charpentiers posaient de nouvelles poutres, les maçons rebâtissaient des murs, les femmes replantaient les jardins. Chaque geste simple était une victoire contre l’oubli et contre la mort. Moi qui avais vu mes pierres noircies par les flammes, je sentais à nouveau l’odeur du bois frais, de la chaux, des tuiles neuves.
Puis la vie reprit son cours, d’abord discrètement. Le son des cloches se remit à résonner dans l’air, appelant les habitants à prier non plus dans la peur, mais dans la confiance retrouvée. On organisait des processions, non plus pour implorer la fin des guerres, mais pour remercier le ciel d’avoir laissé quelques survivants. Les enfants, toujours eux, furent les premiers à redonner des rires à mes ruelles. Ils couraient après des cerceaux, se lançaient des pommes, riaient fort, comme pour chasser les ombres.
Je redécouvris les saisons.
Au printemps, mes collines verdoyaient de nouveau. Les semailles reprenaient, les champs s’habillaient de blé, d’orge et de seigle. L’air sentait la sève et la promesse de renouveau.
En été, le soleil chauffait mes pierres, et je regardais les paysans faucher les herbes hautes. Les granges se remplissaient, les foins séchaient au vent. Le soir, on se rassemblait sur les places, on chantait, on dansait, parfois jusqu’à la nuit.
À l’automne, les vendanges coloraient mes chemins de grappes violettes. Le vin coulait dans les tonneaux, les vergers offraient leurs pommes et leurs noix. On préparait les réserves pour l’hiver, avec un mélange de crainte et de satisfaction.
L’hiver, enfin, resserrait mes habitants autour des cheminées. Les veillées racontaient les histoires des anciens, les contes de fées, les légendes des montagnes. Moi, je me nourrissais de ces paroles comme d’un baume qui apaisait mes cicatrices.
La paix, ce fut aussi le commerce. Mes routes, longtemps désertées par la peur, se repeuplèrent de marchands et de pèlerins. Les uns apportaient du sel, du tissu, du fer ; les autres venaient chercher bénédiction et repos. J’aimais sentir ce va-et-vient, ces voix venues d’ailleurs qui se mêlaient à celles de mes enfants. Cela me rappelait que je n’étais pas seul, que le monde continuait de battre au-delà de mes collines.
Puis il y avait les fêtes. Ah, les fêtes ! Elles étaient comme des éclats de lumière dans le quotidien. On décorait les maisons, on ornait les églises de fleurs, on dressait des tables longues comme des rues. Les violons, les vielles et les flûtes résonnaient, les danses s’enchaînaient. Même mes pierres vibraient de cette joie retrouvée. Après tant d’années de peur, mes habitants semblaient vouloir célébrer chaque instant, comme s’ils savaient que rien n’était éternel.
Mais cette paix n’était pas seulement faite de plaisirs. Elle était aussi une école de patience et de sagesse. Les anciens rappelaient aux plus jeunes ce qu’ils avaient vu : le sang, le feu, les divisions. Ils disaient : n’oubliez jamais, car oublier, c’est risquer de recommencer. Ainsi, la mémoire de mes blessures se transmettait dans les veillées, comme une cicatrice invisible qui empêchait les plaies de se rouvrir.
Moi, je me sentais grandir autrement. Non plus par les murs que l’on bâtissait ou les champs que l’on cultivait, mais par cette atmosphère d’équilibre. J’étais devenu un lieu de refuge, un cocon où l’on pouvait renaître après la tempête. Je n’étais plus seulement un nom sur une carte, j’étais un abri pour les âmes fatiguées.
Les enfants nés après la guerre ne connaissaient que mes visages paisibles. Pour eux, mes murs calcinés n’étaient que des vieilles pierres, mes cicatrices de simples fissures. Je les regardais courir, rire, s’aimer, et je me demandais : sauront-ils préserver cette paix, ou la perdront-ils un jour comme leurs parents l’avaient perdue ?
Chaque saison de paix me paraissait précieuse, comme une perle fragile sur un fil tendu. Je savais que les hommes sont changeants, qu’ils portent en eux à la fois la lumière et l’ombre. Mais tant que leurs pas faisaient résonner mes chemins, tant que leurs chants montaient vers le ciel, je choisissais de croire à la force de la vie.
Ainsi passèrent les années, puis les décennies. J’appris à goûter la lenteur, à aimer les jours sans histoire. Et je compris que la paix n’était pas seulement l’absence de guerre. C’était un souffle, une respiration, une harmonie fragile entre l’homme et la terre.
Et moi, Saint-Cernin, je portais ce souffle comme un trésor, priant en silence pour qu’il dure toujours.
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