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   On écoutait Aritz jouer de la musique. Ondine chantait. J’écoutais. On a reprisé robes et chaussettes, semé les graines que j’avais conservées et dansé sur la plage au coucher du soleil. Même si j’avais faim, même si j’avais peur, j’aurais voulu que ça dure toujours. J’aimais leurs voix. L’été arrivait et, avec lui, les vagues de plus en plus hautes, de plus en plus voraces.

   Un matin, j’ai découvert ma palissade en ruines. Ondine en jetait les derniers morceaux dans l’océan. Je suis restée figée. Encore aujourd’hui, les pieds dans l’eau, j’accuse le choc.

   Sur le coup, mon cœur a bondi. La palissade m’avait hantée. Je n’étais pas une combattante comme Aritz, une fugitive comme Ondine. La palissade, c’était ma manière de me révolter. Un peu trop tard, un peu trop doucement, mais quand même. J’y avais travaillé dur. Elle m’avait donné l’espoir de sauver l’île et ceux qui y vivaient encore. Elle m’avait pesé, aussi. À voir ce balbutiement de mur sur la plage, qui grignotait peu à peu l’horizon et nous empêchait de courir jusqu’aux vagues, j’étais sans gloire.

   Sous le coup, j’ai couru et j’ai poussé Ondine dans les vagues en criant. Elle est tombée, un bout de bois à la main. Nous nous sommes regardées.

   Pardon, Mnémosyne.

   Elle a jeté le dernier bout de bois. Je me suis laissée tomber dans l’eau, tout près d’elle. Et maintenant ?

   Et maintenant…

   J’ai fait ça pour les poissons. Tu ne le voyais peut-être pas, mais ta palissade était un filet. Les quelques survivants nageaient jusqu’à la forêt, à marée haute, puis restaient coincés entre tes branchages, quand l’océan reculait. Tu n’empêcheras pas l’océan d’engloutir cette île, mais tu peux empêcher l’île de dévorer l’océan.

   Ondine s’est relevée, soulagée, comme après le devoir accompli. Elle a tendu la main. Je l’ai prise. On est allées s’asseoir sur la falaise et j’ai regardé Ondine plonger tout l’après-midi. Elle m’a dit :

   Tu sais, ta palissade, elle me mettait en rage. Quelle idée d’aller défigurer une plage en sursis, pour quelques semaines ou quelques mois de plus à survivre sur une île qui mourra dès qu’Aritz prendra le large… C’était une révolte minuscule, une insulte de plus à l’océan. Tout fermer... Ce n’est pas toi, ça, Mnémosyne.

   Et je le savais.

   Pardon.

   Les consonnes d’Ondine m’attaquaient comme des couteaux. Je ne savais pas quoi répondre. C’était comme si, en voyant les débris de la palissade flotter au loin, l’océan que j’éloignais m’avait envahie. Il tournoyait à l’intérieur, dévorait mon cœur et ses remous me rendaient malade, malade… Le cerveau plein d’écume, le sang plein de sel, mes mots aussi partaient à la dérive d’un bout à l’autre de ma langue, avant de se fracasser entre mes dents.

   Moi qui n’arrachais jamais la moindre fleur, j’ai cueilli des pâquerettes. Quand Ondine est remontée pour la centième fois, empêtrée du plastique qu’elle avait pêché, je lui ai tendu le bouquet ramolli.

   Ça signifiait : tu n’as pas le monopole de la colère. Ça signifiait : je sais bien que tu te moques des fleurs, que tu n’as jamais pensé aux hérissons, que tu as la tête remplie de coraux, d’étoiles de mer et de poisson-lanternes. Arrête de me frapper à coups de consonnes. Si tu savais la colère et la peur qui s’enroulent dans ma gorge et me rendent muette, si nous nous rappelions du langage des fleurs, peut-être que je pourrais te dire et que tu pourrais comprendre. Mais derrière les « si », je sais que tu ne comprends pas la pâquerette. J’invente mon propre langage et tant pis si tu ne comprends pas tout, et même rien du tout. De toute façon, c’est sans doute à moi que j’ai envie de parler, à l’océan qui déborde, même à l’intérieur. Ça signifiait : pense un peu aux mauvaises herbes, pense un peu à moi, à moi qui m’enracine jusqu’au bout. Ça signifiait : je ne dirai plus pardon, mais j’écouterai. Promis.

   Ondine a attrapé les pâquerettes. Maladroitement : quelques fleurs sont tombées, ont roulé sur sa robe, dans l’herbe. Elle a souri.

   Merci.

   Les bras chargés de plastique, elle s’est éloignée en semant derrière elle les pâquerettes fatiguées. Je les ai récoltées, une à une, en suivant Ondine comme une ombre. Je l’ai vue jeter le plastique dans une des grottes. Je l’ai vue contempler le monticule de filets, de tubes de dentifrice et de chaussures déchirées qui pourrissait dans le noir. Je l’ai vue crier en donnant un coup de pied rageur à un bidon d’essence.

   J’ai ramassé la dernière pâquerette.

   En marchant sur le reste de plage, j’ai aperçu Aritz lutter dans les vagues pour récolter les débris de ma palissade écroulée. Le tigre, depuis l’orée des bois, attendait. Ma palissade servirait de radeau. J’ai marché au hasard dans la forêt, avant de rentrer faire sécher entre les pages de mes livres les pâquerettes muettes.

   J’ai souri.

   Le monde était en cours de réparation. Et je voulais y jouer un rôle.

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