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Après quelques recherches, je m’installe aussi confortablement que possible sur les marches de Royce Hall. En face de moi, l’architecture de l’énorme bâtisse de briques rouges aux allures d’église italienne attire toute mon attention. La bibliothèque Powell est définitivement, d’après moi, l’un des lieux les plus fascinants du campus.

Je dépose juste à côté de moi la pile de livres que je viens d’emprunter. Ils traitent tous des rêves et de leur interprétation. De Freud à Jung, je feuillette quelques pages sans grande conviction jusqu’à ce que je découvre un article d’un psychologue allemand, Paul Tholey, qui évoque les caractéristiques de ce qu’il appelle le « rêve lucide ».

- Il existe quatre critères essentiels pour caractériser le rêve lucide, affirme sèchement une voix masculine.

Je sursaute, manquant de faire tomber mon livre. Un homme barbu d’une quarantaine d’années se tient à mes côtés. De taille moyenne, il n’est pas beaucoup plus grand que moi.

- David Shaw, Professeur de psychologie dans cette université, dit-il en me tendant la main. Je ne crois jamais encore vous avoir vue dans l’un de mes cours, Mlle… ?

- Porter. Abbigail Porter. À vrai dire non, je ne suis pas dans votre faculté. Je poursuis des études de journalisme.

Prenant appui sur la jambe qui me fait le moins souffrir, je me relève maladroitement pour saluer le Professeur Shaw. Quelle idée m’est passée par la tête lorsque je me suis assise sur ces marches ? Il y avait peu de chances pour que j’évite les fourmillements après avoir adopté une posture aussi mauvaise. Derrière ses petites lunettes, le Professeur Shaw prend le temps de m’inspecter de haut en bas avant de poursuivre.

- Tiens, tiens. De journalisme. Auriez-vous donc l’ambition d’écrire un article peut-être ?

- Non, je…

- Abby ! crie une voix féminine.

Chelsea me rejoint et une fois à ma hauteur me prend par le bras avant de poursuivre.

- Bonjour, Professeur Shaw. Je vois que vous avez fait connaissance avec Abby. C’est l’une des membres de ma sororité dont je vous avais parlé, lui explique-t-elle les yeux ronds.

- Mlle Evans. Comme le monde est petit, soupire-t-il. Merci de vous joindre à nous. Maintenant que vous le dites, je fais effectivement le lien. Mlle Porter, allons à l’essentiel !

Il se tourne vers moi.

- J’ignore si Chelsea vous a parlé de moi, mais rassurez-vous, je resterai tenu au secret quoi que vous me disiez.

J’observe tour à tour Chelsea puis le Professeur Shaw, ne sachant si je ferais mieux de m’enfuir ou si je dois saisir cette opportunité pour en savoir plus sur ce que je vis.

- Tu peux lui faire confiance, me murmure doucement Chelsea.

- Ainsi, à en voir vos lectures, vous vous intéressez au phénomène de rêve lucide ?

Je grimace et décide d’employer un ton suffisamment affirmé pour qu’il ne me considère pas uniquement comme une petite étudiante, mais bien comme quelqu’un dont l’intérêt dépasse la curiosité.

- Oui, j’ai toujours été passionnée par les rêves, dis-je en le regardant droit dans les yeux, sans sourciller.

- Vous mentez. Je le vois comme le nez au milieu de votre figure. Asseyons-nous et dites-moi plutôt ce qu’il en est réellement. Est-ce que vous avez déjà été sujette à ce genre de phénomène ?

Je marque un temps de réflexion. Si je lui en parle, je risque de passer pour une folle et Chelsea s’empressera certainement d’en parler aux filles. Si je mens, Chelsea pensera que je mets en doute sa parole et elle ne m’accordera plus de crédit dans la sororité. Bien évidemment, elle s’empressera aussi d’en parler aux filles. Le choix est vite fait.

- Je pense que oui. Pourquoi ?

Je me terre dans un profond silence, attendant la réaction de chacun. Les pupilles compatissantes de Chelsea implorent maintenant le Professeur Shaw.

- Écoutez, reprend-il plus délicatement. Je comprends que cela puisse vous paraître intrusif. Un inconnu qui vous aborde et qui vous force à vous confier, ça ne se croise pas tous les jours. Mais si vous souhaitez en parler, sachez que je pense en toute humilité être le seul de tout ce campus à pouvoir vous comprendre et peut-être même vous éclairer.

Je ne réponds rien. Non seulement cet homme cultive l’art des questions directes, mais il semble en plus doté d’un sens inné de l’analyse de situations. Sa démarche est effectivement intrusive, pour ne pas dire totalement gênante.

- Voici mes coordonnées et l’emplacement de mon bureau, si vous changez d’avis, Mlle Porter. N’hésitez pas à me rendre visite.

Le Professeur Shaw se lève sans plus nous prêter d’attention et il continue la montée des marches, pour disparaître derrière les portes du bâtiment.

- Merci Professeur, s’exclame maladroitement Chelsea.

- Merci Chelsea, soufflé-je nerveusement après m’être assurée que plus personne ne nous écoute.

L’après-midi est déjà bien avancé lorsqu’elle me raccompagne au studio. Touchée par le « traumatisme profond » qu’elle prétend avoir décelé en moi, elle préfère rester à mes côtés plutôt que de me laisser rentrer seule. Je pense surtout qu’une forme de culpabilité l’anime après la manière peu conventionnelle dont le Professeur Shaw s’est adressé à moi. Il faut dire que son attitude manquait clairement de bienveillance, ce qui est surprenant venant de la part d’un pédagogue.

- Il n’est pas méchant, tu sais, finit-elle par me confier, assise en tailleur sur le bord de mon lit.

- Chelsea, tu n’y es pour rien.

J’essaie de la rassurer. C’est vrai que le Professeur Shaw est très invasif. Mais à dire vrai, il n’est pas beaucoup plus excentrique que le Dr. Hall. Ce doit être un truc de psys.

- Si, c’est totalement de ma faute. Il… il est très passionné par ce qu’il fait. Parfois, il se laisse emporter par son intérêt. Ça lui arrive de devenir très indiscret. Il manque juste d’un peu de tact.

Je lève un sourcil amusé.

- Vraiment ?

La pièce se met à résonner au son de notre fou rire, ce qui me décroche quelques larmes.

- Dis-moi simplement une chose Chelsea. C’est important.

Le ton légèrement plus grave que j’emploie à ce moment suffit à la faire frémir.

- Qu’as-tu exactement dit au Professeur à mon sujet ?

Son teint blêmit. Son front se couvre d’un voile de sueur. Le malaise s’installe tant et si bien que je finis par me sentir presque coupable d’avoir posé cette question.

- Chelsea, je ne voulais pas te paraître trop curieuse. Laisse tomber, d’accord ?

- Non. C’est toi qui as raison. Je n’avais pas à m’en mêler, mais… je me faisais du souci pour toi.

- Pour moi ?

- Je… Je lui ai parlé du deuil que tu traverses. Il a une formation de psychologue, tu sais. Je voulais juste son avis… pour pouvoir t’épauler.

Je comprends mieux maintenant, bien que je trouve étrange qu’elle ait demandé un avis à une personne aussi étrangère qu’un enseignant du campus. En revanche, ça ne m’explique pas pourquoi le Professeur Shaw a été tant insistant au sujet des rêves lucides.

Je doute qu’il soit aussi curieux avec tous ceux qu’il rencontre. S’il s’amusait à questionner tous les étudiants du campus avec autant d’insistance à la vue de la moindre pile de livres thématiques, son chiffre d’affaires serait atteint sans même avoir besoin d’enseigner. Le nombre de peurs, de comportements méfiants, de névroses et par conséquent de suivis thérapeutiques croitrait de manière significative.

- Et c’est tout ? Pourquoi a-t-il subitement prétendu qu’il avait fait le lien ?

- Je… Je lui ai aussi dit… Pour tes rêves bizarres…

Voilà pourquoi. Je me sens incapable de poser la moindre question supplémentaire. Voyant ma mine déconfite, Chelsea comprend que c’est à son tour de rebondir.

- Meg m’en a touché un mot, comme je suis en psycho, elle a pensé que ça serait une bonne idée…

- Je comprends…

- Oh mais je ne te juge pas, hein ! J’ai moi-même déjà fait pas mal de rêves étranges, tu sais et… Bref, sache que je comprends. Selon moi, il y a un sens derrière tout cela. Alors j’en ai parlé à la seule personne que je pensais être non seulement de confiance, mais également capable de comprendre ce que tu vis.

Chelsea me donne l’impression de porter le poids de la culpabilité sur ses épaules. Véritablement touchée par son honnêteté et sa compassion, je me penche vers elle pour prendre ses mains fébriles dans les miennes.

- Ne le sois pas. Ta démarche est pleine de bonne volonté. Mais j’aurais souhaité que tu m’en parles avant.

Elle me sourit, manifestement soulagée de la tournure que prend notre conversation et m’enserre de ses bras amicaux. Elle craignait probablement que je me mette en colère. J’aurais pu le faire. Après tout, ces rêves sont intimes et Meg n’avait pas à en parler sans mon autorisation.

À nouveau, je réalise que Meg se fait du souci pour moi et qu’elle ne sait pas comment gérer la situation. Mais j’espère qu’un jour elle prendra enfin conscience que malgré sa volonté de me suivre à UCLA pour m’accompagner dans mon deuil, elle est en droit de vivre sa vie d’étudiante et de s’épanouir sans être accaparée par mes problèmes personnels.

Voyant l’heure tourner, ma nouvelle amie prend congé en me faisant promettre de venir lui parler si je devais en ressentir le besoin.

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