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Notre refuge… C’est ainsi que nous avons baptisé cette partie de la Borne. Ici, le temps n’a plus aucune forme d’importance. C’est la seule division dans laquelle nous nous sentons tous les deux en parfaite et totale harmonie, celle dans laquelle nous nous sommes rencontrés.

Il n’y a nul autre endroit où je souhaiterais être en ce moment. Lorsque je suis avec Matt, je me sens différente. Je ne suis plus uniquement celle que tout le monde connaît sous le nom d’Abbigail. Je suis enfin moi. Entière. Il est la seule personne avec laquelle je peux décider de me laisser aller et de dévoiler mes plus grandes forces comme mes plus profondes faiblesses. Je crois même qu’il n’y a rien que je ne pourrais accomplir en ces lieux. Contrairement au quotidien de ma réalité, je me sens ici en accord avec celle que je suis réellement. Vivante. Épanouie. Totalement accomplie.

Au loin, Matt m’attend comme à son habitude, assis face à l’océan. Je ne prends même pas la peine de le saluer. Des milliers de fourmillements me parcourent le ventre lorsque nos lèvres se rencontrent. Le contact chaleureux de son souffle me réconforte immédiatement.

L’espace d’un instant, je culpabilise de me sentir aussi bien avec lui alors que j’ai conscience que Connor est en ce moment même allongé à mes côtés dans le lit. Mais ce n’est pas le moment d’y penser. Je suis ici pour trouver des réponses. Seul cet environnement peut m’y aider. S’il est vrai que les rêves sont le miroir de l’âme, alors je suis ici pleinement à ma place.

Le regard envoûtant de Matt se plonge dans le mien. Nous savons l’un comme l’autre qu’il est temps de retourner voir l’Ancienne. Sans même nous concerter, nous nous mettons en route, main dans la main.

Les divisions que nous traversons sont différentes. Je comprends mieux ce que voulait dire Matt. Elles ne se succèdent pas de la même façon. Le chemin me paraît surtout beaucoup plus long que la première fois et lorsque nous arrivons enfin sur la crête enneigée, je ne peux m’empêcher de pousser un soupir de soulagement.

À une centaine de mètres en contrebas s’étend la forêt. Devant nous, les feuilles de quelques arbres sont couvertes d’un voile blanc. À travers les branches, les rayons du soleil font scintiller de mille feux les perles gelées qui s’accrochent aux extrémités de chaque ramure. Chacun de nos pas fait crisser la fraiche couche de neige qui recouvre le sol.

Suspendu à une branche qui fait office de balancelle, un petit moineau piaille de façon enjouée. D’un œil curieux, il semble regarder une petite vieille au dos vouté poursuivre son chemin, tenant à la main une corbeille remplie d’herbes aromatiques.

- Venez les enfants, le thé n’attend jamais, nous adresse l’Ancienne sans même se retourner.

Amusés, nous la suivons de près jusqu’à la chaumière. La température agréable de la pièce principale réchauffe déjà mes pauvres orteils endoloris. Une fois confortablement installés autour de la petite table, Matt ne dit plus rien. Les traits de son visage se sont durcis et il semble attendre l’approbation de l’Ancienne pour prendre la parole.

- Alors… où en étions-nous la dernière fois ? marmonne l’Ancienne.

Elle se plonge dans ses pensées. Pendant ce temps, tout me revient en mémoire.

- Vous m’aviez parlé de la dominante.

- La dominante. C’est ça. Tu t’en souviens, relève-t-elle d’un air amusé en échangeant un regard complice avec Matt. C’est bien, même très bien…

Elle se retourne pour remuer le chaudron bouillonnant duquel s’échappe un agréable fumet.

- Matt, veux-tu bien, s’il-te-plait, essayer de lui en parler avec tes propres mots, pendant que je nous sers un peu de thé ?

Surpris par cette demande, il se lève pour effectuer quelques étirements, puis il se place devant moi, bien plus détendu qu’avant.

- Je vais tenter de te l’expliquer, mais ça risque d’être un peu compliqué... Tu es prête ?

Il semble soucieux. J’acquiesce d’un mouvement de tête.

- Le parallèle va te sembler étrange, mais essaie d’imaginer que ton cerveau est un ordinateur. Pour fonctionner correctement, celui-ci doit être équipé d’un système d’exploitation. C’est ce dernier qui va toujours déterminer quelles données doivent être exécutées à quel moment.

Il gesticule des bras comme pour accompagner chacune de ses explications. Bien que je ne sois pas calée en informatique, je crois comprendre la métaphore.

- L’esprit ?

- Le subconscient en réalité, répond-il avant de marquer une pause. Ton cerveau fonctionne exactement de la même manière ici. On est dans un univers qui nous dépasse. Celui de ton… imagination. Pour se protéger en cas de soucis, ton cerveau a besoin d’une soupape de sécurité. Une bouée de sauvetage, si tu préfères. Le nombre trois est apparemment ta bouée.

Ses propos m’intriguent et éveillent un peu plus ma curiosité.

- Si ton système d’exploitation identifie une panne ou encore un programme qui dysfonctionne, il va générer une alerte. Afin d’éviter une corruption totale du système, risquant d’effacer la totalité des données, c’est le gestionnaire de tâches qui va ordonner l’arrêt de l’exécution du programme qui est à l’origine du problème et ce dans le but de sauvegarder la mémoire vive.

- Je crois que je comprends le concept… Mais pourquoi aurais-je besoin d’une sécurité alors que techniquement, je suis seulement endormie dans mon lit ? En l’occurrence, je ne risque rien.

Aucun des deux ne me répond. Ils se dévisagent comme si chacun espérait que l’autre allait prendre la parole.

- Dites, on est bien d’accord que je ne risque rien. N’est-ce pas ?

L’Ancienne nous apporte trois bols de thé fumant. Je me jette presque sur le mien et l’enserre de mes mains encore glacées par le froid, avant d’en avaler une gorgée. Le liquide chaud se répand à travers mes entrailles, réveillant ainsi chaque centimètre de mon corps engourdi.

- Ancienne, à quels dangers je m’expose en étant simplement dans un rêve ?

Plutôt que de me répondre directement, elle préfère se rapprocher de moi. Sa main toute fripée se pose délicatement sur la mienne.

- Appelle-moi Ava, ma chérie. C’est valable pour toi aussi, ajoute-t-elle à l’attention de Matt. Il me semble te l’avoir déjà dit.

- Oui, Ava…

Matt se met à rougir, comme un enfant ayant fait une bêtise et que l’on aurait pris sur le fait. La scène a quelque chose de particulièrement attendrissant. De mon côté, je dois admettre qu’appeler l’Ancienne par son prénom me parait très étrange. Je ne suis pas certaine de m’y habituer un jour.

- Alors… Expliquez-moi. Est-ce que je risque quelque chose ?

- Tu pourrais ne pas te réveiller, dit Matt.

Il a le regard baissé, comme s’il essayait d’éviter d’affronter le mien.

- Mais…

- On va imaginer tout cela différemment, reprend l’Ancienne qui vient à son secours. Tout ce qui se passe dans le réel, et tout ce que ton imagination est capable de créer, peut être synthétisé dans un rêve. Normalement, c’est le rôle du subconscient.

Jusque-là, je comprends ce qu’elle me dit. Mais j’ai besoin d’en savoir plus. Mon cerveau fourmille d’impatience. Ma main se pose instinctivement sur la cuisse de Matt qui comprend mon appel au secours.

- Abby, quand une personne rêve, elle n’a normalement ni conscience qu’elle est endormie, ni que c’est son imagination qui engendre l’univers dans lequel elle évolue. Tout lui paraît normal et habituel, comme si elle poursuivait son quotidien. Mais ce n’est pas ton cas. Ton rêve se matérialise différemment. Pense à une maison, elle va apparaître. Pense à une fleur, elle se trouvera à tes pieds.

- Pense à l’heure de la mort de ton père et tu te réveilleras à l’heure à laquelle tu l’as associée, conclut l’Ancienne.

Tout se bouscule dans ma tête. Ça fait vraiment beaucoup d’informations à assimiler d’un coup. J’ai besoin d’une petite pause. Je me dirige vers la fenêtre de la cuisine et observe curieusement la vie qui continue son chemin. Dehors, des enfants jouent en cercle. Leur course effrénée à la recherche de la balle balaie le sol poussiéreux. Un homme brosse le crin de son cheval, tandis que d’autres discutent ensemble.

- Ça ne m’explique toujours pas ce qu’est la dominante…

Les bras protecteurs de Matt viennent m’enlacer.

- Tu te sens prête à continuer ?

Je remue la tête de haut en bas en signe d’acquiescement. Il glisse son nez dans mes cheveux et m’embrasse tendrement. Il resserre son étreinte protectrice avant de poursuivre.

- Pourquoi d’après-toi on ne s’écrase jamais au sol quand on rêve que l’on chute ?

- Parce que la dominante fait effet ? dis-je naïvement.

- Pas tout à fait. En réalité la dominante va aider ton esprit à agir comme un bouclier. Cela te permet de t’extraire de ton rêve en cas de danger. Si ta chute se prolongeait jusqu’à l’impact, ton conscient pourrait croire que c’est réel et tu en mourrais. C’est ce phénomène qu’on appelle la dominante. Elle est la plus forte pensée du subconscient.

Je commence à comprendre. La dominante me permet de m’échapper du monde des rêves. Elle est la clé pour en sortir.

- Mais… Il y a un souci dans ce que tu dis, Matt. Si véritablement la dominante s’active chez tout le monde, pourquoi sont-ils tous encore là ?

Je désigne les gens qui s’agitent dehors.

- Et la question se pose également pour toi, continué-je en me dégageant de son étreinte pour mieux lui faire face. Tu sembles être conscient que tout ça est faux, mais tu ne te réveilles pas pour autant.

- Abby…

Matt jette un coup d’œil inquiet à l’Ancienne, puis il se rapproche de moi et dépose délicatement ses mains sur ma taille après m’avoir m’embrassée sur le front. Je lui rends son baiser en déposant mes lèvres sur les siennes.

- Quoi, Matt ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Son attitude m’inquiète.

- C’est toi qui ne comprends pas, finit-il par répondre.

Quelques gouttes rondes perlent au coin de ses yeux. Je me défais une fois de plus de son étreinte. Je lis en lui une tristesse que je ne lui connaissais pas. Matt recherche de l’aide auprès de l’Ancienne, mais elle lui fait signe de continuer. Il secoue la tête.

- Je ne peux pas…

- Tu dois le lui dire, Matthew. Mais n’oublie pas. Elle ne doit apprendre que les choses qu’elle est prête à entendre en cet instant.

Je ne suis pas certaine de comprendre où elle veut en venir, mais je suppose qu’il s’agit d’une nouvelle façon de me protéger. Il existe peut-être certains faits que mon corps et mon esprit ne sont pas prêts à apprendre pour le moment.

Matt prend une profonde inspiration, contraint, puis il plonge son regard dans le mien.

- Et si tout ce que tu vois autour de toi n’était que le résultat de ta créativité ? Peut-être que ces gens dehors ne sont pas réellement là. Pas plus que moi… Lorsque je te parle, c’est ton imagination qui te parle en réalité. Je n’existe pas. Ou plutôt, je n’existe que dans… tes rêves.

Au bord des larmes, il fronce les sourcils. On dirait que cette révélation lui a beaucoup coûté.

- Ton esprit m’a généré, poursuit-il. Il me fait dire et faire exactement ce que tu souhaites, et cela à tout moment.

Ses yeux semblent trahir ses paroles…

- Je ne te crois pas, Matt.

- Pourtant, tu le dois ! lance-t-il sèchement. Tu n’as pas d’autre choix que de croire ce que je te dis.

- Je me refuse à admettre que tu n’es pas réel… Ce que je ressens pour toi n’est pas le fruit de mon imagination !

Il soupire. Dans le fond, je sais qu’il doit avoir raison, mais entendre ces mots jaillir de sa bouche me blesse au plus haut point.

Matt essuie du revers de la main les larmes qui brouillent sa vision, puis il se dirige vers la sortie. Je veux le rattraper, mais la voix de l’Ancienne me coupe dans mon élan.

- Allez… Lève-toi maintenant Abbigail.

- Quoi ? dis-je en me retournant vers elle, surprise.

- C’est l’heure…

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