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En entrant dans la pièce, je manque de trébucher sur l’un des tas de vêtements qui jonchent le sol. Au moins sur ce point, Meg n’a absolument pas changé. Elle est toujours aussi bordélique qu’avant, si ce n’est plus.

Je reprends mon équilibre tant bien que mal, ce qui déclenche un rire sarcastique au coin de la pièce. Assise à son bureau, Meg me dévisage d’un air autant amusé que contrarié. Il va me falloir beaucoup de courage et de calme pour lui exprimer tout ce que j’ai sur le cœur. Les poings serrés, je prends une profonde inspiration avant que les mots ne se mettent à jaillir encore plus naturellement que je ne l’espérais.

- C’est bon ? T’as fini de bouder ? Tu as absolument raison dans tout ce que tu m’as balancé. Ou presque... Je t’ai laissée tombée et je m’en excuse. Maintenant, tu me laisses t’expliquer tout ce qu’il se passe ou tu décides de me claquer une fois de plus la porte au nez ?

Le ton ferme que j’adopte me surprend. Je suis également étonnée de ma capacité à contenir mes émotions et très fière d’avoir retrouvé un petit peu de mon sang-froid d’antan. J’aurais presque été totalement convaincue par mon intervention si ma voix n’avait pas autant chevroté.

- Euh…

Apparemment, mes efforts commencent à faire effet. Meg est tellement surprise par ma tirade qu’elle ne sait que répondre hormis quelques bégaiements.

- Ok… Dans ce cas, ne dis rien et écoute plutôt ma version.

Je me plante face à elle et la force à affronter mon regard avant de commencer quoi que ce soit. Les mots se bousculent dans ma tête. Je prends le temps de rassembler mes idées, mais les soupirs de Meg indiquent son impatience grandissante, ce qui me force à m’exprimer bien plus rapidement que je ne l’avais prévu pour vider mon sac.

- J’ai choisi délibérément de ne pas te suivre tout de suite dans la villa des Sigma car j’estimais que tu en avais assez fait pour moi et que tu avais le droit de prendre enfin ton envol pour profiter de ta vie sans que je ne t’envahisse ou que tu continues encore à te faire du souci pour moi.

Meg essaie d’ouvrir la bouche, mais je n’en ai pas fini. Maintenant que je suis lancée, il n’est pas question que je m’arrête.

- Depuis la mort de papa, tu n’as pas cessé de me materner. Tu t’inquiétais tout le temps. Quand je ne répondais pas à tes messages dans la seconde. Quand je baissais les yeux. Quand je ne finissais pas mon assiette. Tous ces exemples montrent à quel point tu te souciais de moi. Et il y en a bien d’autres que je n’ai pas cités.

La bouche entrouverte, Meg continue à me regarder. La colère a laissé place à l’étonnement. Finalement, j’attrape un petit tabouret et m’installe à côté d’elle tout en prenant ses mains dans les miennes avant de continuer.

- Tu m’as suivie jusqu’à Los Angeles pour t’assurer que je ne traverserais pas les épreuves seule. Il fallait absolument que quelqu’un soit là pour moi. Et je ne t’en remercierai jamais assez ! Ne va pas croire le contraire et ne commence surtout pas à considérer mon comportement comme de l’ingratitude. Au contraire !

Je reprends un peu de souffle. Je crois que je n’ai pas autant parlé d’une traite depuis bien longtemps. Toutes ces émotions accumulées me rongeaient et il fallait que je les exprime tôt ou tard. À en croire ce que je vois, je pense que j’ai choisi le bon moment.

- Comprends-moi… Tu mérites aussi d’être heureuse. Tu viens à peine de commencer une relation avec un type charmant, adorable et incroyablement gentil. Il te correspond et te fait rire comme jamais. Je ne t’ai pas vue aussi épanouie depuis bien longtemps. Selon moi, tu as assez souffert et tu as assez donné de ta personne pour avoir le droit au bonheur.

Cette fois, ce sont les yeux de Meg qui sont embués. Ses traits auparavant tendus se sont maintenant totalement adoucis. Je décide donc de poursuivre.

- Je me suis éloignée car je voulais te laisser vivre ta vie, profiter de ton bonheur. Je voulais que tu arrêtes de croire que je ne survivrais pas si tu me lâchais la main.

Décidément, je n’ai jamais été aussi directe et franche avec Meg. Premièrement parce que jamais je n’aurais osé lui parler ainsi auparavant et ensuite parce que ce n’est pas dans ma nature de parler aussi durement, de façon générale.

- Et surtout Meg, il est important que je réapprenne tôt ou tard à ne compter que sur moi-même. Je dois me débrouiller seule si je veux pouvoir surmonter les épreuves du quotidien.

Il n’en faut pas plus pour que Meg se jette dans mes bras. Ses longs sanglots inondent mon cou. J’avais raison. Elle portait un lourd fardeau sur ses épaules. Je suis soulagée d’avoir eu le courage de lui dire tout ce que je ressentais d’une seule traite. Métaphoriquement, nous venons toutes deux de nous faire rouler dessus par l’équivalent de plusieurs tonnes d’émotions. Mais je crois que maintenant Meg a compris que tout ce que j’ai entrepris ces derniers temps a été fait uniquement par amitié et par respect pour elle.

Deux longues heures s’écoulent. C’est le minimum de temps dont nous avons besoin pour nous parler à cœur ouvert et nous informer des derniers événements. J’apprends ainsi qu’elle et Ethan sont fous l’un de l’autre, à tel point qu’il arrive à Ethan de jouer les Roméos en grimpant à sa fenêtre pour venir la rejoindre pendant la nuit, quand ce n’est pas elle qui découche pour aller le retrouver dans sa chambre. Finalement, heureusement que je ne cohabite pas avec elle car sa liberté retrouvée a permis à leur couple de se découvrir bien plus que si j’avais été en permanence collée à Meg.

Elle me confie également qu’à chaque fois qu’elle rejoignait Ethan, qui habite toujours au même étage que moi, elle ne pouvait s’empêcher de s’arrêter sur le pas de la porte du studio pour tendre l’oreille et s’assurer que j’allais bien. J’apprécie le geste. Cela signifie que malgré tout le ressentiment qu’elle éprouvait, notre amitié avait de l’importance à ses yeux.

Je découvre aussi avec plaisir les joies de la collocation dans la sororité. Il semblerait que Stacy ne puisse pas s’endormir sans sa peluche fétiche – oui, on parle bien de Stacy – et les derniers ragots indiquent que Chelsea entretient une relation « particulière » avec l’un de ses profs.

En entendant cette révélation, je suis pour ainsi dire convaincue qu’il s’agit du Professeur Shaw, mais je m’abstiens de tout commentaire. Maintenant que j’y repense, tous deux semblaient mal à l’aise sur les marches de Royce Hall. Chelsea ne m’a probablement pas laissé le temps de me présenter afin d’éviter qu’il ne me dise quelque chose de gênant ou de malvenu. Qui sait…

À mon tour, je m’attarde sur les derniers rêves que je n’ai pas encore eu l’opportunité de lui raconter. Avant de lui expliquer en détails la démarche entreprise avec le Professeur Shaw, je lui parle de la conclusion du Dr. Hall qui m’avait vraiment heurtée.

- Oh Abby… J’espère que tu n’as pas eu à affronter ça toute seule… Non mais c’est dingue ! Voilà pourquoi je déteste les psys ! Laisse tomber, il ne te connaît pas. Je suis prête à parier que tu es absolument saine d’esprit ! Enfin, presque…

Elle me lance un clin d’œil complice.

- Cependant, je comprends que tu puisses ressentir une forme de culpabilité. Tromper son mec en rêve quasiment toutes les nuits, ce n’est pas donné à tout le monde ! balance-t-elle avec un pointe d’humour. Tu crois que ton Matthew accepterait un plan à trois ?

Sa question déclenche l’hilarité.

- Plus sérieusement, je sais que tu prends des notes dans ton carnet, mais tu devrais faire plus, histoire au moins que ton expérience imaginaire te serve à quelque chose. Profite de ton talent et donne vie à toute cette histoire Abby. Tu as vraiment hérité de la plume de tes parents.

Je croirais entendre Connor. Et mon père… Pour toute réponse, je détourne le regard. Si l’on exclut le désordre qui règne au sol, la pièce est décorée avec soin, avec le brin de folie que je connais à Meg. Son lit est positionné près de la fenêtre. Dans sa diagonale trône le lit vide qui m’était destiné.

- … mais je pense en te voyant détourner le regard que ce n’est pas ce qui te préoccupe le plus, n’est-ce pas ?

Je sens la chaleur envahir mes joues. J’ai peut-être sous-estimé Meg car je suis frappée par la lucidité dont elle fait preuve.

- Comment ça se passe avec Connor ? Ethan m’a dit qu’il était fou de toi…

- C’est le plus adorable des hommes qu’il m’ait été donné de rencontrer.

- Ouais après ce que tu m’as raconté, je n’en doute pas… Tu es amoureuse de lui ?

Je cherche le bon moyen de formuler ce que je ressens. Connor mérite vraiment que je mette en avant ses qualités, d’autant plus que c’est le meilleur ami d’Ethan.

- Je l’aime oui. Il est vraiment exceptionnel et prend soin de moi. Ça me fait vraiment du bien de l’avoir à mes côtés. Il me comprend et sait être patient malgré tout ce que je lui fais vivre.

Sa tête se penche sur le côté et elle adopte une moue dont elle seule a le secret.

- Mais tu es amoureuse de Matt…

La surprise doit se lire sur moi car son sourire s’élargit.

- Oh ça va ! Ne fais pas l’innocente, je te connais assez. Quand on parle de lui, tu fais la même tête que lorsque Bobby t’a offert un verre au cours de la première semaine du lycée.

Robert Clarke. J’avais presque oublié son existence. Pas de doutes, Meg me connaît suffisamment pour décrypter chacune de mes expressions. J’espère simplement que Connor n’est pas aussi perspicace qu’elle. Quelques picotements viennent chatouiller mon nez.

- C’est ridicule, pas vrai ? D’avoir des sentiments pour quelqu’un d’irréel…

Son index recueille la larme qui roule sur ma joue.

- Ma belle, ça s’appelle un fantasme. Et je suis bien placée pour te dire qu’il n’y a rien de plus sain. Mais je n’en toucherai pas un mot, promis ! murmure-t-elle de façon presque inaudible.

Quand nous regagnons le rez-de-chaussée, Olivia est affairée à mettre la table pour le repas. Un cri strident résonne à travers la pièce. Je vais à la rescousse de Chelsea qui s’est profondément entaillée et j’entreprends de couper les dernières pommes de terre pendant que Meg se charge de lui appliquer un gros pansement.

Une bonne odeur de poulet grillé flatte mes narines. Stacy apparaît, une bouteille de pinot noir à la main au moment où je tente d’ouvrir le four.

- Eh ! Laisse ce poulet là où il est, sinon tu vas provoquer une déperdition de chaleur !

Elle me donne une tape amicale sur l’épaule et je ris de bon cœur. Son franc-parler me plait de plus en plus.

Nous passons un moment agréable en dégustant notre repas animé par les derniers ragots du campus. Stacy taquine Meg sur le fait de découcher régulièrement pour rejoindre Ethan. Je porte mon verre à mes lèvres pour masquer le feu qui anime mes joues lorsqu’elle se met à parler des sentiments que son frère éprouve pour moi. Puis, elle finit par admettre en me lançant un clin d’œil qu’elle aurait pu tomber sur une belle-sœur bien plus détestable.

La soirée se termine autour d’un bol de popcorn que nous dévorons devant un film un peu niais, mais qui se laisse regarder. La jeune femme de l’histoire a perdu la mémoire à la suite d’un accident. Elle rencontre un homme qui semble la connaître davantage qu’elle ne se connaît elle-même. Il va alors tout faire pour l’aider à se souvenir de qui elle est. Forcément, ils tomberont amoureux et poursuivront leur vie ensemble. La banalité du scénario ne m’étonne guère, mais je me laisse pourtant emporter par cette histoire qui, en fin de compte, est très romantique.

Si je pouvais choisir l’homme de ma vie, il ressemblerait certainement au héros de l’histoire. À en observer la manière dont les filles fixent admirativement l’écran, je crois deviner que je ne suis pas la seule à apprécier le film tant pour le talent de l’acteur que pour son physique ravageur.

Tout bien considéré, je me conforte dans l’idée que Connor a toutes les qualités que je recherche chez un homme. Les paupières closes, le visage si doux et si tendre de celui qui pourrait bien devenir l’homme de ma vie apparaît devant moi. Je repasse en boucle les souvenirs de notre soirée à l’observatoire. Jamais encore on ne m’avait préparé un aussi romantique rendez-vous.

Mais ce qui se passe ensuite me perturbe. Les traits du visage de Connor commencent à se modifier. Sa bouche s’épaissit. Son sourire disparaît pour laisser place à un regard mélancolique. La couleur noisette de ses yeux vire au vert, puis au bleu, tandis que ses cheveux augmentent de volume et foncent légèrement. Quelques mèches se dispersent délicatement sur son front.

Lorsque je regarde à nouveau la télé, une ombre familière reste statique devant moi et me rappelle à quel point mon cœur restera brisé en deux tant que je n’aurai pas compris l’origine de mes rêves, ni trouvé les réponses à mes questions.

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