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On dit de celui qui entre dans un rêve lucide qu’il a pleinement conscience d’être en train de rêver. Mes sens sont en éveil. Tout autour de moi, je ressens la présence de chaque particule existante. Je peux même percevoir le monde qui m’entoure au-delà du visible. La douceur de l’air environnant vient caresser ma peau aussi délicatement que la brise qui ondule sur les courbes de mon corps. Je ne me souviens pas vraiment du reste de ma vie, mais là, en cet instant, je me sens vivante. Entière. Bien plus que je ne le suis habituellement.

Allongée sur un chemin de terre, je découvre avec surprise deux grands yeux globuleux qui m’observent avec curiosité. Le rongeur au pelage roux semble intrigué. Son museau remue frénétiquement de bas en haut, agitant ses longues moustaches noires. Je n’ose faire le moindre mouvement, de peur de l’effrayer. Mais un grincement désagréable, suivi d’un claquement sec, suffit à le sortir de son immobilité. Sa queue courbée en panache, il agrippe le sol de ses petits doigts et bondit en arrière en direction du premier tronc à sa portée. Je me retourne.

Une porte.

Des pas réguliers foulent le sol terreux et se rapprochent de plus en plus de moi. Le petit écureuil immobile reprend son ascension et disparait dans le feuillage.

- Oh là, Mam’zelle Abby ! Que faites-vous donc par terre à manger la poussière ?

Je reconnais la voix chaleureuse d’Oliver. Je me trouve donc proche de la division de l’Ancienne. Au-dessus de moi, ses grands yeux verts me regardent pleins de compassion. Il me tend une main secourable pour me relever. Rapidement, je me débarrasse des salissures qui recouvrent mes vêtements.

- Eh bien ! C’est la deuxième fois que je vous porte secours de la sorte !

- Merci Oliver ! Mais que faites-vous donc ici ?

- Bah ! C’est là que j’habite, Mam’zelle !

Il désigne derrière moi une charmante petite maison de campagne avec une grange attenante. Sur le côté, un troupeau de bœufs, protégé par un enclos, paît sereinement. Quelques arbres isolés, un champ ainsi qu’une vaste prairie entourent la ferme d’Oliver.

D’un geste amical, il me fait signe d’y entrer et m’invite à rester quelques instants pour me remettre de ce qu’il pense être un malaise. Il me tend un verre d’une eau extrêmement trouble, mais néanmoins désaltérante. Le liquide descend à grandes gorgées jusqu’à ce qu’il n’en reste plus aucune goutte.

- Vous venez voir M’dame Ava ?

- Je crois que oui.

- Comment ça, vous croyez ?

À vrai dire, je ne sais pas pourquoi je suis apparue ici et non auprès de Matt. Mais mon esprit tente certainement de me guider vers l’Ancienne pour une raison que j’ignore encore. Je mets tout en œuvre pour me rappeler ce que je faisais exactement avant de me trouver ici. Impossible. Comme à chaque fois, même en sachant que je suis en train de rêver, j’ignore presque tout de ma vie réelle. Presque, heureusement…

- Pardon. Oui, bien évidemment. Je viens rendre visite à l’Ancienne, Oliver.

- Ah ! Je me disais aussi que vous ne pouviez pas être tombée dans ce coin perdu, comme ça, par hasard. Mais quel beau coin, n’est-ce pas ?

- Très beau, je vous l’accorde !

C’est surtout un endroit extrêmement calme. Aucune habitation ne vient gâcher le paysage environnant.

- Si vous le souhaitez, je peux vous indiquer la route à suivre pour vous rendre chez M’dame Ava, chantonne Oliver en me montrant une direction à travers la fenêtre.

Je réalise que j’ignore comment aller chez l’Ancienne depuis ici. Je distingue à travers l’étroite fenêtre de la cuisine un magnifique champ de blé qui s’étend à l’arrière de la ferme.

- La chaumière se trouve juste en contrebas d’ici, quelques centaines de mètres après mon champ. Si vous le souhaitez, je peux vous y accompagner !

- Merci Oliver, mais ne vous tracassez pas. Je devrais trouver mon chemin toute seule.

- Comme vous voulez. Mais vous ferez quand même bien attention de ne pas vous faire attraper, ajoute-t-il à voix basse, manifestement soucieux. On n’est jamais trop prudent dans la région.

Je crois savoir de quoi il parle. S’il fait référence aux Auras, il est évident que je vais faire en sorte de les fuir à la moindre manifestation. Cette pensée me fait frissonner. L’idée de tomber une fois de plus nez à nez avec l’une de ces apparitions ne me plaît guère.

- Ne vous inquiétez pas, je vous promets que je serai très prudente.

J’essaie d’être aussi rassurante que possible. Oliver est tellement gentil que je ne voudrais pas qu’il se fasse inutilement un sang d’encre.

- Si vous le dites, répond-il en haussant les épaules. Oh ! Avant que j’oublie, ajoute-t-il en ouvrant la porte d’une vieille armoire sculptée, vous pourriez lui donner ceci de ma part ?

Il me tend une petite boite métallique verrouillée par un minuscule crochet. Je me demande bien ce qu’elle peut renfermer.

- De la sauge ! La meilleure de toute la région ! Elle pousse à perte de vue derrière ma ferme !

Je souris. Encore un ingrédient qui doit probablement faire partie de la nombreuse collection d’épices et d’herbes aromatiques de l’Ancienne. Elle qui aime tant cuisiner ne pourra qu’être heureuse de recevoir ce présent.

- Je la lui remettrai avec plaisir. Encore merci pour votre aide, Oliver !

- Mais de rien Mam’zelle Abby ! Au plaisir de vous revoir, et autrement que le nez dans la terre, ajoute-t-il en riant.

Au bout du champ de blé, je reconnais la butée en contrebas de laquelle se trouve la petite chaumière. Je presse le pas, soulagée d’être enfin arrivée dans la division de l’Ancienne. La place du village se rapproche au rythme de mes grandes enjambées à travers les hautes herbes.

Il ne me reste que quelques dizaines de mètres quand, tout à coup, quelque chose me saisit la cheville et je perds l’équilibre. Mon corps se met à rouler, encore et encore, dans les hautes herbes. Quand enfin je termine ma course folle, Matt se jette sur moi en rigolant. Allongé de tout son poids sur mon corps, il me vole un tendre et passionné baiser.

- Salut toi, dit-il le sourire aux lèvres.

Il écarte délicatement le col de ma chemise pour effleurer du bout du doigt la petite cicatrice longiligne qu’il affectionne tant sur ma clavicule.

Tous mes sens en éveil, je lui rends son baiser avec une intensité encore jamais égalée. L’alchimie qui existe entre nous est si parfaite, si passionnelle, que chacune de nos initiatives est accueillie naturellement par l’autre.

- Matt ! Tu m’as fait peur ! Mais que fais-tu là ?

- Eh bien que pourrais-je donc faire par ici ? Je pourrais peut-être me cacher dans l’herbe et attendre de surprendre de jeunes demoiselles qui passent dans le coin ?

Je fais la moue. Il comprend tout de suite qu’il ne me fait pas rire.

- Ou, tout comme toi, je pourrais simplement être venu voir l’Ancienne en espérant te rencontrer chez elle, poursuit-il avec un air plus sérieux.

Jamais je ne pourrai me lasser de son regard. Je peux lire dans le bleu de ses yeux tout l’amour que je lui inspire. Il est mon univers et je suis sa destinée.

- Tu m’as manqué…

Il me sourit.

- Je t’aime Abby.

Je me mords longuement la lèvre. Tant que je ne les confie à personne d’autre, les mots que je m’apprête à formuler n’auront aucune incidence dans le monde réel. Mais je sais que dès le moment où je les aurai prononcés, ils consacreront ce que je ressens pour un homme qui n’existe pas. Non, cela ne changera absolument rien à ma réalité, pourtant je sais que plus rien ne sera jamais pareil. Mes sentiments pour Matt sont tout aussi forts que ceux que j’éprouve pour Connor. Et cela me terrifie de plus en plus…

- Moi aussi je t’aime, Matt… Je t’aime plus que tout.

Et c’est en voyant son visage s’illuminer que je comprends que nous venons de sceller notre amour pour l’éternité, à l’ombre d’un magnifique saule qui étend sur nous ses bras majestueux.

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