La Chambre rose
C’est grâce aux « parce que » de la fin que l’on comprend les « pourquoi » du début.
Le jour de ma naissance des fées se sont penchées sur un berceau ; pas le mien, mais celui du nouveau-né de la chambre d’à côté. Même la bonne fée marraine censée me conférer des dons, n’a pas daigné jeter un petit coup d’œil sur moi, comme si je n’existais pas, comme si j’étais une couche-culotte sans rien dedans.
Pas un cil de ma mère n’a bougé quand la sage-femme lui a annoncé que ses seins ne contenaient aucune gouttelette de colostrum. Il suffisait de se fier à son regard de cocker dépressif pour deviner qu'elle se fichait de cette absence de montée de lait comme de sa première tétée.
Neuf heures après mon premier plein d’oxygène aseptisé, mon père a débarqué, des cernes violacés jusqu’aux narines et une tête d’employé des pompes funèbres. Ma mère s’est agrippée à son bleu de travail maculé d’huile de vidange et s’est mise à pleurer.
Par intermittence, les sanglots longs des violons d’un été pourri laissaient s’échapper des râles de déception et des soupirs de désespoir. Une longue litanie de pouilles en direction d’un toubib bon à rien, et qui ferait mieux de prendre sa retraite, leur fit oublier mon biberon du soir. Et ça se cajolait, et ça se réconfortait. Et moi alors, ils attendaient quoi la chialeuse et le croque-mort pour me prendre dans leurs bras ?
Du haut de mon tout début de vie, je sentais bien qu’il flottait dans l’air comme un relent suspect de franche hostilité à mon égard. Ouiiiin !
Cinq jours après cette entrée en piste glaciale, mon couffin en osier et moi nous retrouvions dans une chambre entièrement rose. Du rose partout : plafond, murs, moquette, rideaux, commode et armoire. Du rose dragée au rose bonbon, en passant par le magenta, toute la pièce avait été peinte et décorée pour accueillir les gazouillis d’un adorable bébé aux joues roses. Areu, areu.
Le surlendemain, l’explosion de rire de mon père – un rire gras et sonore – a décoiffé ma houppette et transpercé mes tympans. Il venait de rentrer de chez le photographe où il avait récupéré les photos prises durant le séjour à la maternité. Dans la pochette qui en contenait une trentaine, il ne s’en trouvait que six sur lesquelles j’apparaissais. Toutes floues. La faute à pas de chance, ou tremblement volontaire au moment de me tirer le portrait ?
Ma mère éclata de rire à son tour – un rire épais et bruyant. Plus mes parents regardaient les photos où je n’étais qu’une grenouillère rose brouillardeuse, plus ils se bidonnaient. Maman se pliait en deux, Papa se tordait dans tous les sens. Leur gros besoin de lâcher la pression accumulée depuis l’accouchement s’exprimait sans vergogne.
Les sons bizarres que produisait leur gorge finirent par titiller la curiosité de sept gamins qui déboulèrent l’un après l’autre. Alignés du plus grand au plus petit, on aurait dit une flûte de pan à sept tuyaux. Jusque-là, personne n’avait eu l’idée de me les présenter ceux-là. Il aura fallu que j’atteigne la fin de ma première semaine d’existence pour apprendre que j’avais sept frères. Youpi !
Enfin je voyais clair… Les mines déconfites, les fontaines de larmes, les bras qui ne se tendaient pas vers moi. Mon arrivée sur Terre avait atomisé tous les espoirs que mes parents avaient placés dans cette chambre grotesquement rose. Hélas pour eux, pendait entre mes jambes ce petit truc qu’un docteur miraud, ou distrait, n’avait pas su repérer à l’échographie.
Faute de devenir la huitième merveille du monde d’un couple qui rêvait de jouer à la poupée, je me rangeais en huitième position des fils de la famille. Nananère !

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