FUIR OU MOURIR

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Un soir d'orage, après une énième gifle pour un plat trop salé, j'ai décidé que c'était fini. J'avais seize ans. Je me suis levée en silence, j'ai enfilé une robe déchirée, attrapé un vieux foulard de ma mère que j'avais gardé en cachette. Je suis sortie pieds nus, sans sac, sans direction. Le portail grinça dans la nuit, mais personne ne se réveilla.

La rue m'accueillit avec sa froideur, sa violence, son indifférence. Je dormais sous les porches d’immeubles, me couvrais de journaux. Je tendais la main à des passants pressés, souvent ignorée. Parfois, je ramassais des restes de nourriture jetés sur les trottoirs. Les jours passaient, sans nom, sans visage.

Un soir, affamée et fiévreuse, je me suis écroulée contre le mur d’un bar populaire. C’est là que je vis Monique. Elle portait une perruque blonde, un manteau rouge vif, des talons trop hauts pour la nuit, et avait une cigarette collée à ses lèvres. Elle me regarda longuement, puis dit : "Toi, t'as pas l'air d'avoir choisi cette vie non plus. Viens." Et je suis allée. Je n'avais plus rien à perdre.


Monique m’offrit un coin de matelas dans sa chambre en location, une petite pièce au plafond fissuré, avec une ampoule nue pendue au centre. Elle me donna un savon, un tee-shirt, et une assiette de riz froid. Ce soir-là, je pleurai de soulagement. J'avais un toit, même précaire. Et une voix qui ne me hurlait pas dessus.

Les premiers jours, je faisais le ménage, lavais ses vêtements, cuisinais avec ce qu’on trouvait. Monique parlait beaucoup : de ses clients, de ses rêves avortés, de sa rage. Elle disait souvent : "Les hommes prennent tout. Faut les faire payer."

Peu à peu, elle m’introduisit à son monde. Le maquillage cachait les bleus, les sourires masquaient la peur. "C’est comme jouer un rôle. T’es pas toi quand t’es là-bas", me disait-elle.

À dix-neuf ans, je suis devenue comme elle. On m’avait prévenue, mais rien ne préparait à ce que j’allais vivre. Mon premier client, c’était Monsieur Roger. Il avait près de cinquante ans, une odeur forte de parfum bon marché, et une alliance qu’il ne retirait jamais. Il ne parlait pas. Il faisait mal. Il exigeait sans ménagement. J’ai pleuré après. Il a laissé un billet sur la table, sans un regard. Je saignais, et personne n’en parlait.

D’autres suivirent. Des hommes mariés, des pères de famille, des responsables. Ils disaient m’aimer une heure, puis repartaient retrouver leurs femmes. Certains me battaient, d’autres me dénigraient. Monique me disait : "Retiens ton cœur, c’est lui qui fait le plus mal."

Les nuits devenaient longues, les jours flous. Mon corps n’était plus à moi. Et mon âme se taisait.

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