QUAND TOUT BASCULE
C'était un mercredi. Le ciel était étrangement calme, comme s'il savait. Entre midi et deux, j'entendis des pleurs étouffés dans le salon. Ma tante sanglotait, mes cousins étaient silencieux, les adultes chuchotaient. J'appris que mes parents revenaient d'Europe ce jour-là. Mais leur voiture n'était jamais arrivée à la maison. Un accident. Un violent choc. Ils étaient partis, tous les deux, en un instant. Mon monde s'effondra. J'avais neuf ans.
Après les funérailles, ma vie prit un virage brutal. J'allais vivre chez mon oncle paternel, un homme que je connaissais à peine. Il était souvent venu manger chez nous, toujours souriant, poli avec mes parents. Mais une fois la porte de sa maison refermée derrière moi, je découvris un autre visage.
La maison était sombre, silencieuse, glaciale. Sa femme, que je devais appeler "tata Yvette", me lança un regard dur dès le premier soir. Il n'y avait pas de chambre pour moi. On m'installa sur un matelas usé, dans le couloir, juste à côté des toilettes. "T’es plus chez toi ici. Tu fais partie de cette maison, alors tu travailles comme tout le monde", me dit-elle sans détour.
Dès l'aube, elle me réveillait à coups de balai sur le matelas. Je devais balayer, laver les sols, nettoyer les vitres, aller au marché avec une liste interminable, cuisiner, faire la vaisselle. J'étais une enfant, mais mes mains étaient celles d'une servante. Je n'avais plus de jouets, plus de livres, plus de câlins.
Mon oncle, lui, ne disait rien. Il fumait ses cigares dans le salon, écoutait de la musique fort, rentrait tard. Il avait commencé à vendre, un à un, les biens que mes parents m’avaient laissés. "Ta mère avait trop d’argent. Faut bien que ça serve à quelque chose maintenant", disait-il en riant. Il vendit la maison, les voitures, les actions... et dépensa tout en alcool, en jeux, en plaisirs personnels.
À l’école, je ne parlais à personne. J’avais honte. Mon uniforme était trop petit, mes chaussures ouvertes aux orteils. J’avais toujours faim. Je devins silencieuse, maigre, invisible. Parfois, quand je faisais une erreur, tata Yvette me giflait devant ses enfants. Ils riaient. Une fois, elle m'a enfermée dans la salle de bains toute une nuit, sans eau ni nourriture. Je pleurais doucement, pour ne réveiller personne. Personne ne m’aurait entendue.
Je devenais une ombre. Et personne ne s'en souciait.
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