Chapitre 1 : Adurant - Partie 1

9 minutes de lecture

— Oh ! T’es sourd ? Fais gaffe à toi, gamin !

Arch s’arrêta et ouvrit grand les yeux, dévoilant deux iris d’un bleu céleste. Une charrette avait jailli des entrailles de la forge, juste devant lui. Comme s’il émergeait soudain d’une bulle silencieuse, les coups de marteau battant le fer éclatèrent à ses oreilles tel le fracas de l’orage. Une chaleur étouffante l’enveloppa, humide, imprégnée de parfums de charbon et de métal incandescent.

— C’était moins une ! grogna le charretier. Arrête donc de rêvasser ! Encore un peu et tu finissais sous mes roues !

Le cuir claqua tandis que la vieille jument libérait le passage. Arch l’observa s’éloigner avant qu’un point blanc ne vienne danser devant son regard. Il leva la tête vers le ciel tacheté de gris. Quelques flocons vinrent s’effacer sur ses cheveux, clairs comme le soleil, et déposer sur sa joue autant de baisers glacés. Il en prit un au creux de sa paume, appréciant le craquement du cuir et la pression qu’exerçaient ses gants sur sa peau. Qu’importe le teint pâle ou sa peau rosie, l’hiver et son froid mordant était de loin sa saison préférée. Celui-ci avait repris ses droits depuis plusieurs mois déjà. Le village d’Adurant, niché au cœur de la forêt et bordant la vallée d’Orlhone était habillé d’un épais manteau blanc.

Le garçon reprit sa marche entre les maisons à colombages dont on devinait à peine les tuiles rouge carmin. Il croisa de plus en plus de villageois à mesure qu’il approchait la grande place, s’affairant autour des rares étals. Le brouhaha agressif des rires et bavardages lui fit regretter les pensées dans lesquelles il était encore plongé quelques instants auparavant. Les rues étaient envahies d’enfants que personne ne semblait remarquer. Par habitude, il en évita un troupeau qui se ruait en direction du moulin, alléchés par la douce odeur de pain tout juste sorti du four.

Deux autres jaillirent d’une ruelle, jouant de leurs épées de bois. Leurs tuniques et braies dépareillées les protégeaient à peine des rigueurs de l’hiver, mais ce n’était pas le genre de chose dont les enfants se souciaient. Dans la frénésie de leur duel chevaleresque, les redoutables armes s’entrechoquaient bruyamment à chaque passe. Ils manquèrent de bousculer un vieux bougre, trop occupé à dégager la neige qui avait recouvert son étal pour les voir venir. Ce dernier protesta en beuglant, mais ils n’entendirent pas le moindre de ses mots. Leur confrontation était si intense et passionnée qu’Arch ne sut les éviter lorsque le plus petit d’entre eux recula pour une dernière esquive.

L’enfant le percuta de plein fouet puis tomba sur le derrière. Le deuxième cessa enfin ses assauts, abandonnant progressivement ses rires à la méfiance. L’homme qui protestait toujours derrière eux avisa Arch, lui aussi. Il se tut. Le garçon assista sans surprise à un bien curieux rituel. Les passants lui refusèrent son regard. Certains changèrent de route. Bientôt, les messes basses sifflèrent à ses oreilles comme un agaçant bourdonnement. Seuls les deux enfants ne purent s'empêcher de l’observer. Arch aurait préféré qu’ils ne fassent pas attention à lui. Ce déplaisant face à face lui sembla durer une éternité.

— Est-ce que ça va ? demanda l’aîné à voix basse en rejoignant son cadet.

— C’est lui, répondit-il dans un murmure indiscret.

Ignorant leurs messes basses, Arch reprit sa route, le visage fermé. L’enfant s’écarta à son passage jusqu’à heurter l’empilement de poteries et de fagots qui se dressait derrière lui. Il vacilla dangereusement puis lui tomba dessus. Un à un, les pots de terre cuite se brisèrent dans un assourdissant vacarme, attirant l’attention des villageois et des deux gardes qui se trouvaient adossés non loin. La porte de la maison proche s'ouvrit et un homme bourru se présenta en tablier, constatant les dégâts.

— Bande de vauriens ! rugit-il de colère. Vous allez voir si je vous attrape !

Les deux gamins ne firent pas de vieux os et détalèrent, comme si la mort elle-même s’était jetée à leurs trousses. Ils rattrapèrent Arch et le dépassèrent.

— T’es content ? lui lança l’un d’eux. C’est encore ta faute, le monstre !

Arch ne réagit pas, les laissant disparaître au détour d’une ruelle. La situation attirait toujours plus de regards. Il savait qu’il valait mieux ne pas rester. Le potier grogna en inspectant ses créations réduites en pièces. Il ramassa les quelques morceaux qui trainaient au sol avant de rentrer chez lui. Lorsque le claquement de la porte retentit au milieu des commérages, Arch était déjà loin dans la ruelle. Il tâcha d’étouffer sa colère naissante, comme à chaque fois. Ce genre d’insultes, il y était habitué. Pourtant, les mots refusèrent de s’effacer malgré ses efforts. Il s’en surprit. Il y avait bien longtemps qu’ils ne l’avaient pas atteint ainsi. Sa courte nuit y était peut-être pour quelque chose.

La cloche de l’église résonna, lui faisant presser le pas tandis qu’il descendait quelques marches. Il s’éloigna de la place pour rejoindre les limites du village et un vieux bâtiment délabré. Un garde endormi était assis à l’entrée, les bras croisés. Plusieurs bouteilles bien entamées étaient posées sur le sol, à ses pieds. Un second homme surgit au coin de l’édifice en sifflotant, reboutonnant son pantalon. Un air noir se dessina sur son visage en voyant le garçon approcher.

— C’est pas croyable, grommela-t-il en crachant sur le sol. J’suis déjà pas cher payé pour vous surveiller et t’es pas foutu d’arriver à l’heure ?

Arch esquissa une moue de dégoût. Les relents d’alcool au goût de baies de genièvre lui emplirent les poumons. Si le jeune homme n’avait rien contre l’excellente boisson fabriquée par le vieux Léon, il exécrait chaque seconde passée face à l’avide soiffard qui lui criait au visage.

— Désolé, dit-il en cherchant l’air frais ailleurs.

— Désolé ? J’en ai rien à foutre de tes excuses ! Qu’est-ce que tu veux ?

— J’aimerais rentrer.

— T’aimerais rentrer ? répéta le garde, hilare. Moi, j’aimerai que ta copine à l’intérieur vienne me tenir compagnie. Comme tu vois, on a pas toujours c’qu’on veut.

Arch sentit ses muscles se raidir, l’invitant à répondre. Combien de fois déjà avait-il imaginer son poing effacer ce rictus ? Mais il n’en fit rien. La cause était perdue d’avance.

— Pourquoi t’essaierais pas poliment, hein ?

— J’aimerais rentrer, s’il vous plaît.

— Bah voilà, quand tu veux. Ça se dresse bien un bâtard tu trouves pas ? demanda-t-il en s’adressant à l’autre garde qui ouvrit un œil agacé. Tu sais faire d’autres tours ? Oh je sais, assis !

Arch soupira tandis que le garde laissait échapper un rire gras. Il s’avança, bien décidé à ouvrir la porte, mais il ne trouva qu’une main caleuse pour le retenir en le saisissant par le col.

— Où tu crois aller comme ça, morveux ? lâcha-t-il plus sérieux. Je t’ai pas dit d’entrer.

— Tout doux l’idiot, protesta alors son camarade en se levant, tu vas encore nous causer des…

La porte derrière eux s’ouvrit soudain dans un long grincement. Un homme à la constitution solide se présenta dans l’encadrement. Ses cheveux blancs étaient peignés en arrière sur un front dégarni et une courte barbe blanche, soignée, soulignait une épaisse mâchoire. Son nez aquilin soutenait une paire de lunettes rondes.

— Problèmes…

Son regard s’abattit comme une masse sur les deux brutes qui déglutirent en parfaite synchronisation. Celui qui tenait toujours Arch le relâcha enfin pour le pousser dans sa direction. Le garçon manqua de tomber, se rattrapant de justesse. Il accorda un regard bref à son défenseur puis rentra, sans demander son reste. Sans une considération de plus pour les gardes, ce dernier referma la porte.

— Est-ce que ça va ? demanda-t-il.

Arch acquiesça et le suivit en silence vers le fond de la salle. Une odeur humide de renfermé se mêlait à celle du feu de bois. La grande pièce se terminait par un espace circulaire, peu éclairé. Pour y accéder, il fallait contourner plusieurs rangées d’étagères, alignées en ordre de bataille. Sur l’une d’elle, des flacons translucides contenant des liquides douteux prenaient la poussière, mêlés à de vieux ouvrages et parchemins rongés par le temps. Sur une autre encore s’arrangeait un équilibre précaire de sacs de plantes, de babioles brillantes et d’objets hétéroclites. Arch ne pouvait s’empêcher de trouver ce chaos étrangement harmonisé. Par habitude, il s’arrêta un instant devant la dernière, où un drap blanc tombait comme une cascade. Il y admira une broderie, un cercle coupé en quatre parties présentant chacune un symbole particulier. Un symbole qu’il connaissait par cœur.

Le jeune homme repensa avec une certaine nostalgie à ce qui lui avait été appris en ces lieux, ce qui avait à jamais changé sa vie : l’existence de la magie. Le feu, l’eau, la terre et l’air constituaient les quatre éléments symbolisés sur le drap, les quatre domaines de la magie. Dans le peu d’écrits théologiques qui existaient à leur sujet, il était dit que les éléments formaient les bases de leur monde, les constituants de la réalité, régis et ordonnés entre eux par un équilibre symbiotique parfait. On lui avait appris que seuls les mages étaient capables de manipuler ces énergies. Des êtres si rares que leur existence pour le commun des mortels n'était maintenant plus que chants et légendes. Pourtant, ceux qui avaient entendu parler d’eux savaient les prouesses dont ils étaient capables et comment la nature se pliait à leur volonté. Un tel pouvoir entre les mains des hommes ne pouvait ainsi qu’attirer convoitise et malheur.

Arch posa un regard grave sur un ouvrage à la couverture de cuir noir, usée et parsemée de poussière. C’était peut-être le seul qu’il ait un jour terminé. Le titre y brillait en lettres d’or : La Grande Guerre. Chacun connaissait le récit du conflit qui avait mené le monde au bord de la ruine il y a déjà cinq siècles. Celui provoqué par la folie d’un seul homme, Vaal Drake, l’empereur déchu dont le nom, encore aujourd’hui, n’inspirait que la peur. Tous avaient été bercés de cette histoire en ce monde. Mais on lui avait appris ici une chose que beaucoup ignoraient : le lien qui l’unissait à celui qui avait damné ses semblables à tout jamais. Vaal Drake avait été le premier des leurs. Le premier mage.

— Arch ? Nous t’attendons.

Arch reprit son chemin vers l’autre extrémité de la bâtisse, où plusieurs tables étaient disposées devant un grand bureau en bois de chêne dont les énormes pieds s’enroulaient sur eux-mêmes. Au milieu, un cercle de granit sombre s’imbriquait dans la pierre, s’étendant sur deux bons mètres. Plusieurs marques d’usure en tapissaient la surface meurtrie, comme si une légion entière y avait mené bataille. Il luisait à la lumière d’un feu sur le déclin. La température était fraîche et le vieux bâtiment ne retenait nulle chaleur. Deux des tables étaient occupées. D’autres jeunes gens y griffonnaient silencieusement un parchemin. L’un d’entre eux échangea un regard bref, replongeant sa plume dans l’encrier.

— Assied-toi.

L’homme qui accompagnait Arch lui désigna une chaise vide.

— Professeur, je…

Il insista d’un hochement de tête et le garçon se résigna à retirer son manteau. Tadeus Hockman était un homme sage, renommé au village pour ses talents d'enseignant. Les familles lui confiaient parfois l’éducation de leurs enfants, tâche dont il s’acquittait avec plaisir. Mais il avait toujours préféré enseigner la magie, ou plutôt, entrainer à la maitriser ceux dont on disait tant de mal, les mages. Cela, pour protéger le village, mais aussi les protéger d’eux-mêmes. Il savait plus qui quiconque comme la magie pouvait être dangereuse. Lui-même disciple de l’air, seule sa position et son ancienneté au village lui inspiraient une once de respect de la part des villageois. Pour Arch, il était bien plus qu’un professeur. Il représentait ce qu’il avait toujours voulu voir, un espoir.

C’est bien après avoir pris Arch sous son aile qu’Hockman avait accueillit Kahya, une jeune fille à peine plus jeune, et Criss, un gaillard plutôt solide d’un an leur aîné. Arch prit discrètement place à côté de ce dernier, croisant le regard de Kahya qui esquissa un sourire. Son visage s’ouvrit enfin lorsqu’il le lui rendit. Depuis leur rencontre, tous trois étaient rapidement devenus proches. Comment aurait-il pu en être autrement, après tout ?

— Bien, reprit Hockman. Kahya, Criss, vous pouvez vous arrêter.

Kahya déposa sa plume près de l'encrier et prit un soin particulier à disposer son parchemin sur le côté. Criss se contenta de laisser le tout devant lui et soupira, levant les yeux au plafond.

— Enfin, laissa-t-il échapper.

— Enfin ? ironisa la jeune fille. Tu as littéralement écrit quatre lignes !

— Vraiment ? Alors c’est un record !

— Un peu d’attention, les coupa le professeur. Puisqu’Arch nous a enfin rejoint, nous allons pouvoir reprendre ce que nous avions essayé la dernière fois.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 26 versions.

Vous aimez lire Cylliade ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0