Chapitre 2 : Le temple des Morteplaines - Partie 5

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Après quelques efforts, ils arrivèrent tous deux en haut et poursuivirent. La brume s’était légèrement estompée, et le spectacle qui s’offrit à eux quelques mètres plus loin les arrêta plusieurs longues secondes. Un sentier de pierre, découpé de quelques marches, slalomait entre de grands piliers brisés, gravés de runes, et allait se perdre contre le flanc de la montagne. Là, d’anciennes ruines attendaient dans le silence. Criss avait beau réfléchir, il n’y avait trace d’un tel endroit sur aucune des cartes en sa possession, et celle des chasseurs d’Armin était de loin la plus détaillée de la région. Les deux garçons aperçurent le loup un peu plus loin et celui-ci s’enfonça davantage dans les ruines. Arch fit quelques pas et monta une première marche.

— Arch, qu’est-ce que tu fais ? Lui demanda Criss d’un ton lassé.

Ce dernier s’arrêta et toisa son camarade.

— Je suis très sérieux pour une fois, reprit-il. Ces ruines ne figurent sur aucune carte. Nous devons retrouver mon oncle et l’en informer, il en fera mention aux anciens et eux sauront quoi faire.

Arch réfléchit un court instant. Les anciens étaient les doyens et personnes influentes de leur village, des habitants aux nombreuses connaissances, tant en politique qu’en mythes et légendes. Ils servaient à la fois de cour de justice et de dirigeants.

— Je doute qu’ils en sachent plus que nous, conclut-il en observant à nouveau les ruines. Et puis… Mon rêve m’amène ici. J’ai vu cet endroit.

— Arch, tu as rêvé. Est-ce que tu te rends compte ?

— Je sais que ça a l’air idiot, je n’ai pas d’explication rationnelle à te donner mais j’ai vu le loup, j’ai vu cet endroit. Si nous allons voir les anciens, ils ne nous laisseront jamais revenir. Tu le sais autant que moi.

— Oh là là… Nous allons avoir des ennuis, protesta Criss en imaginant déjà le genre de punition dont ils allaient écoper, sachant très bien qu’il ne s’agirait pas d’écurie cette fois-ci. Je ne me suis jamais aventuré aussi près des Morteplaines, nous ne sommes pas en sécurité.

À dire vrai, Criss était tout de même partagé. Il voulait en savoir plus. Ces ruines inconnues aiguisaient en lui un étrange sentiment de curiosité, et il commençait lentement à comprendre qu’il ne pourrait y résister bien longtemps.

— Ne me fais pas croire que tu n’as pas envie d’explorer tout ça ? Ajouta son camarade. Je ne te croirai pas. Ce n'est pas une corvée de plus pour le conseil qui nous changera de toute manière.

Criss poussa un profond soupir et se frotta la nuque. Il avait cédé à nouveau, mais une telle découverte ne se reproduirait pas.

— D’accord.

— Je n’ai pas bien entendu.

— J’ai dit d’accord triple buse, reprit-il avec agacement. Seulement promet moi d’être vigilant et de ne toucher à rien.

Il acquiesça et poursuivit sa marche. Ils passèrent les piliers, couverts de ronces et de neige. Les racines des immenses arbres qui les entouraient s’entrelaçaient à leurs pieds. Progressant difficilement à travers la neige, ils arrivèrent finalement devant une grande porte de pierre, sans battants, haute de plusieurs mètres. Celle-ci était gardée par deux statues de femmes, les mains jointes par-dessus une longue robe s’achevant en base carrée. La surface y était taillée et bien que plusieurs parties soient manquantes, les deux garçons reconnurent le symbole des éléments. Du lierre mort en infestait la surface, témoignant de l’ancienneté des lieux.

— Il y a d’autres inscriptions ici, fit remarquer Criss en pointant le bas de l’édifice.

— De l’elfique tu penses ? commenta Arch en passant la main pour dégager quelques paquets de neige.

— Non, trop grossier, lui fit remarquer Criss. Kahya aurait peut-être su.

— Sans doute, mais elle n’est pas là.

Arch se désintéressa rapidement des gravures et fit quelques pas pour observer le passage. Quelques marches brisées montaient vers un passage dans les entrailles de la montagne. Son camarade se rangea à ses côtés et ils s’accordèrent un regard avant de s’y aventurer, se livrant aux mystères des lieux. Les marches franchies, Criss remarqua une série de torches contre les murs et s’en saisit pour les allumer. Il en tendit une à Arch qui ne put s’empêcher de pouffer.

— Tu as tes côtés pratiques.

— Me force pas à faire demi-tour, rétorqua Criss sur un ton de défi. J’ai d’autres vocations que de jouer les allume-feux.

Le sol était couvert de pavés, parsemés de poussière et de grandes toiles d’araignées. Les murs étaient bruts, parcourus d’anciennes fresques en grande partie effacées, parfois entrecoupées de fissures. En progressant dans les lieux inhospitaliers, les deux jeunes mages se trouvèrent bientôt face à une nouvelle porte. Celle-ci arborait un grand blason sculpté. Arch passa sa manche à la surface pour en chasser la poussière et prit quelques pas de recul. Sur un grand bouclier, un calice décoré de laurier était pourfendu d’une épée à tête de lion.

— Tu sais ce que c’est ? Demanda-t-il.

— Je crois, répondit Criss en s’approchant. L’un des trophées que possède mon oncle est orné du même symbole.

— Et bien ? Insista Arch.

— Ce doit être celui de l’alliance.

— L’alliance ? Celle des marchands ?

— Non, la grande alliance.

Arch ne réagit pas, semblant attendre des précisions.

— Tu sais bien non ? Pendant la grande guerre, les peuples libres joignirent leur force blablabla, on te l'a rabâché des dizaines de fois.

— Ah cette alliance, s’exclama-t-il en hochant la tête. Et pourquoi ici ?

— Mais qu’est-ce que j’en sais, moi ? T’as d’autres questions encore ? Tiens-moi plutôt ça.

Il lui tendit sa torche et posa ses deux mains sur la porte. Il poussa à plusieurs reprises, mais elle ne bougea pas. Il prit un pas de recul et une grande inspiration puis lui asséna un violent coup de pied sur le côté. Dans un frottement sourd, elle bougea à peine. Elle devait facilement peser plusieurs fois leurs poids réunis.

— Bon, ma force légendaire va être limitée. Aide-moi.

Arch l’observa un instant, amusé. Il s’était obstiné à explorer mais son camarade était à présent bien plus investi que lui. Il laissa les torches à terre et ils collèrent leur épaule contre le montant. En parfaite concordance, ils hochèrent la tête et frappèrent à plusieurs reprises de toutes leurs forces, gagnant peu de terrain mais augmentant l’ouverture à chaque coup.

— On y est presque !

Galvanisés, le dernier impact délogea les gonds usés et la porte s’ouvrit brusquement, les laissant s’écrouler au sol dans la poussière. Ils toussèrent un moment et se relevèrent, époussetant leurs vêtements. Deux puits laissaient timidement passer une morne lumière mais leur offrirent une vue prodigieuse à laquelle ils ne s’attendaient pas. Ils venaient de pénétrer dans une vaste et haute salle, aux murs et plafonds travaillés. Une partie de ceux-ci étaient brisés, éventrés par un pilier, couverts de mousse et de plantes grimpantes, soulignant que l’équilibre des lieux devait être menacé.

Bien plus loin au centre, surnageant au milieu d’une eau calme et sans fond, un immense visage les observait sous un rayon de soleil. Son regard était aussi figé que la pierre dont il était constitué. Il était sculpté dans un unique roc, incliné sur le côté comme si lui aussi s’était affaissé. De nombreux détails le décoraient, exclusivement constitués d’épaisses lignes parfaitement dessinées. C’était un travail de maître, comme l’ensemble de cet édifice. Ses prunelles étaient creuses et l’une d’elles laissait ruisseler une cascade qui venait se briser sur une épaisse barbe couverte de végétation. Les deux garçons approchèrent à pas lents, subjugués. Ils retrouvèrent des inscriptions indéchiffrables à la base, à moitié englouties dans les eaux qui semblaient briller d’un bleu nacré. Ils contemplèrent un moment les lieux, observant les statues encapuchonnées et sans visage qui s’alignaient contre les murs. Le mysticisme ambiant les apaisa étrangement. Un tel ouvrage avait certainement dû prendre de longues années à bâtir.

— Bah ça pour un hall d’entrée, murmura Criss. Ça en jette non ?

— Qui était-ce à ton avis ? Demanda Arch sans détourner le regard du visage.

— Aucune idée. Quelqu’un d’important j’imagine, et ancien. Tout ici semble plus vieux que le père Hamlin.

— Ses oreilles doivent siffler, une chance qu’il soit sourd.

Criss laissa échapper un petit rire et se frotta les mains.

— Qu'est-ce qui te réjouit à ce point ? S’étonna Arch.

— Un des seigneurs de la région voulait peut-être un beau tombeau.

— Et ?

— Et alors peut-être qu’il était riche ? Ça sent bon la chasse au trésor.

— Je te trouve d’un coup très intéressé par cette exploration, non ?

— Disons que quelques pièces d'or dans ma bourse ne feraient pas de mal.

— Tu exagères. Ton oncle est pourtant bien loti entre ses commerces à la capitale, les chasseurs et les marchands qu’il paie.

— L’argent gagné à la sueur de ton front a dix fois plus de valeur que celui que je pourrai te donner, répliqua Criss en agitant son index comme s’il répétait mot pour mot ce que son oncle avait déjà pu lui dire.

L’imitation était si mauvaise qu’Arch faillit éclater de rire. Ils poursuivirent leur chemin, ne tardant pas à rejoindre le fond de la salle. Ils n’y trouvèrent pas de trésors, au grand regret de l’un d’eux, mais une gravure, s’étendant sur l’ensemble des murs. Le manque de lumière les obligea à monter leur torche, mais révéla une nouvelle œuvre de maître. Si la pierre s’était érodée avec les âges, de magnifiques détails apparurent. À l’évidence, il s’agissait de scènes de la grande guerre. Arch se décala de quelques pas, longeant la fresque. Chaque récit qu’il avait lu, chaque histoire qu’Hockman lui avait contée… Le passé de leur monde semblait prendre vie sous ses yeux et il se remémora de chaque instant.

Il parcourut les premiers dessins, l’âge des hommes et la naissance de leurs premiers royaumes. L’union des tribus et clans de l’orient en un empire florissant, jusqu’à ce que l’ambition de son plus grand général et guerrier n’éclabousse le trône de sang. Ce jour, lors des fêtes sacrées de Shi Bai, Vaal Drake embrassa les voies de la trahison et le monde découvrit pour la toute première fois l’arme la plus terrible de toute. Arch releva le regard vers le symbole des éléments, surplombant le trône en ruine.

Les scènes suivantes ne présentèrent que ruine et désolation, défilant tristement sous les yeux du jeune mage tandis qu’il se rappelait par cœur de chaque passage qu’il avait lu. Drake avait lancé ses armées à l’assaut du monde, écrasant sans retenue ceux qui refusaient de plier le genou devant lui. Ses talents de stratège, ses innombrables armées et la force que lui procurait la magie le rendait invincible. Les indomptables royaumes du nord et les florissantes terres de l’ouest tombèrent. Les vastes déserts et les grandes oasis fertiles de Terek-thar subirent le même sort. A mesure que progressaient ses conquêtes, sa puissance se faisait grandissante et l’horreur de sa folie ne connaissait nulle limite.

Arch s’arrêta sur la scène suivante et très vite, son cœur se serra dans sa poitrine. Criss le rejoignit, comprenant bien vite ce qui était si injustement dépeint. Les deux garçons demeurèrent immobiles et silencieux. En proie au désespoir et à la peur, l’humanité tout entière tourna sa colère vers les rares malheureux qui, tout comme Drake, héritèrent du don de la magie. Ainsi commença la purge. Comme les plus viles des bêtes, les mages furent traqués. En cet âge de ténèbres, hommes, femmes et enfants furent impitoyablement massacrés. Ce triste jour, l’humanité sema les graines de sa propre damnation, car la magie était la seule arme capable d’arrêter le tyran.

Arch sentit la main de Criss se poser sur son épaule et ils s’accordèrent un court regard avant de continuer. Les scènes de bataille se poursuivirent, inlassablement. Au cœur des forêts elfiques d’Avendhil se déroula l’une des plus terrible de toutes. C’est pourtant des cendres de leur foyer que l’espoir ressurgit. La victoire durement acquise aux portes de la citée blanche vit trois héros se dresser face à l’adversité. Alarielle, noble enfant de Lohrimar, Orion, roi des hommes de Korye Han et Dvalin marteau de fer, seigneur nain des montagnes d’Ena, unirent les peuples libres sous une même bannière et fondèrent la grande alliance. Arch observa attentivement les trois visages de pierre, et remarqua le symbole présent sur la porte de la salle où ils étaient entrés. A l’évidence, Criss avait vu juste.

Tandis que défilaient les représentations suivantes, Arch plissa les yeux. Il était certains d’avoir lu jusqu’à la moindre annotation du vieux livre du professeur, mais il ne comprenait pas ce qui se présentait devant lui. Un groupe de combattants semblait livrer un éprouvant combat face à une masse monstrueuse et difforme, comme s’ils affrontaient la nuit elle-même. Le garçon reconnut Alarielle et Orion, seules sources de lumière au milieu de ces ténèbres. Sur la scène suivante, il retrouva les deux héros aux côtés de Dvalin, tenant quatre sphères au creux de ses mains. De chacun de leur centre jaillissait un rayon qui rejoignait un symbole qu’il connaissait bien. Il prit un pas de recul et comprit que les héros se tenaient au centre du cercle des éléments.

— Tu y comprends quelque chose ? Lui demanda Criss.

Arch remua la tête en rabaissant sa torche. Ils arrivèrent à la dernière scène, plus grande que les précédentes, mais familière. Ils y trouvèrent les bannières flottant au vent, celles de l’alliance et de l'empire. Une dernière bataille, aux pieds des hautes montagnes d’Orlhone, celle-là même qui avait donné naissance aux Morteplaines. Les trois héros y affrontèrent Vaal Drake en personne. Peu furent témoins de cet incroyable combat, rares furent ceux qui en réchappèrent, mais tous virent une lumière blanche fendre les ténèbres de l'orage pour frapper la terre. Ce jour, Vaal Drake fut réduit à néant. C’est sur une terre dévastée que les corps brisés des trois héros ont été découverts. Ils furent inhumés sous les plus grands honneurs et reposent désormais chacun au cœur des citées qui les ont vu naître. L’empereur fou à présent déchu, les sombres années de guerre prirent fin et le monde connut à nouveau la paix.

C’est sur ces mots que s’achevait l’histoire du conflit où s’était autrefois joué l’avenir de leur monde. Mais une fois encore, plusieurs éléments sur la gravure lui demeuraient étrangers. De grandes portes surplombaient la scène, s’ouvrant sur une épée dont le pommeau attira immédiatement le regard de Criss. La poussière y était absente, c’était une pierre brillante.

— Mauvaise idée, fit remarquer Arch en devinant les intentions de son compagnon d’aventure.

— Oh mais personne ne s’en plaindra, répondit Criss en cherchant autour de lui avec attention.

Il afficha un bref air satisfait et s’approcha d’un roc qu’il roula maladroitement jusque devant le mur. Il monta et tâta la pierre dans tous les sens, debout sur la pointe des pieds. Il finit même par sortir un couteau, cherchant un moyen de la retirer. Arch soupira en le voyant faire et observa à nouveau les lieux. Si leur découverte l’avait apaisé en entrant, quelque chose le dérangeait à présent, sans qu’il ne sache vraiment l’expliquer. Était-ce cette sensation prenante de mystère ou bien sa propre imagination ? Il l’ignorait, mais plus le temps passait, et plus il se sentait intrigué. Perdu dans ses pensées, il ne revint à lui que lorsque Criss perdit l’équilibre et trébucha. Ce dernier s’appuya contre la gravure pour éviter la chute mais celle-ci pivota sur elle-même. Il s’écroula à terre dans le passage dévoilé, emmêlé dans un amas de toiles blanches.

— Bravo, lui lança Arch en applaudissant, parfois ta maladresse peut être utile.

— Sans commentaires.

Il frotta ses vêtements et s'arrêta soudain en observant ses mains.

— Non mais regarde-moi ça, pesta-t-il, je suis couvert de toiles d'araignées ! Je déteste les araignées !

Arch le dépassa sans se préoccuper de ses plaintes et avança la torche pour éclairer le chemin. Celui-ci était bas de plafond et bien plus grossier que ce qu’ils avaient pu voir jusqu’ici. Il s'engouffra tête baissée, écartant les longs filets blancs en faisant attention où il posait les pieds.

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