Chapitre 2 : Le Temple des Morteplaines - Partie 4

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— Encore une fois. Garde les pieds parallèles et reste stable. Tiens ton arc bien droit, épaules relâchées. La main passe sous le menton, le bras est droit. Ouvre les deux yeux avant de tirer.

Criss s’exécuta avec une aisance sans pareilles et décocha un puissant tir. La flèche fendit l’air dans un sifflement à peine audible et atteignit le juste milieu de la cible qu’il avait pris soin d’entailler au couteau sur le tronc qui lui faisait face. L’écorce était déjà percée de plusieurs impacts. Criss attrapa l’empennage d’une nouvelle flèche dans son carquois, reprit mot par mot son explication et s’exécuta une fois de plus. Arch regarda le trait se placer au bord du précédent. Il était impressionné, Criss était vraiment doué. Cela faisait maintenant un moment qu’ils s’entrainaient tous les deux et il avait déjà réussi à atteindre la cible de façon régulière en suivant à la lettre les précieux conseils de son camarade. Le vent était assez faible, les conditions étaient parfaites. Il se plaça à son tour pour tirer, prit une flèche et l’encocha sur la corde. Il positionna ses pieds, son buste, puis redressa son arc en direction de sa cible. Criss corrigea brièvement l’angle de son bras et tâcha de lui faire descendre les épaules. Il relâcha la corde quelques instants plus tard et son tir se plaça à côté des précédents.

— C’est pas mal, commenta Criss, les bases commencent à rentrer.

— J’ai un bon professeur, lui répondit Arch en étirant ses doigts déjà sollicités par le maintien de la corde.

— Mmh ? Tu es bien généreux en compliments. Nous sommes pourtant bien loin d’avoir fini.

Ils s’avancèrent tous deux vers l’arbre et y reprirent leurs flèches en prenant soin de ne pas arracher la pointe. Criss s’attarda sur les impacts les plus éloignés du centre et expliqua à son camarade les raisons de leur trajectoire défaillante. Arch l’écouta avec attention, surpris. Le garçon habituellement si indiscipliné avait laissé place à un brillant instructeur. Il ne comprenait pas exactement ce qui était à corriger, mais de toute évidence, Criss savait ce qu’il faisait.

— Encore une bonne série et nous pourrons nous attaquer aux cibles en mouvement, dit-il finalement en se détournant de l’arbre. Tu n’auras plus d’excuse pour…

Il s’arrêta progressivement. Son regard se perdit un peu plus loin sur la lisière de la forêt et son air réjoui fondit comme neige au soleil.

— Criss tout va bien ?

Voyant qu’il ne réagissait pas à sa question, il lui attrapa le bras.

— Criss ?

Le jeune mage sembla soudain revenir à lui et entraîna Arch derrière le buisson le plus proche. Il s’agenouilla, imité par son camarade.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna Arch.

Criss ne répondit pas mais lui plaqua la main sur la bouche. Il lui fit signe de se taire de l’autre, l’air grave. Ils restèrent immobiles, dans le plus grand silence. Après de longues secondes, Criss rampa pour aller observer les alentours, mais les buissons où ils avaient trouvé refuge étaient couverts de neige, lui rendant la tâche difficile. Il tendait l’oreille, à l’affût. Le temps se fit long et bientôt, Arch vint se placer à ses côtés.

— Si tu pouvais au moins me dire ce qui se passe, murmura-t-il.

Il n’eut pas le temps de lui répondre. Une ombre recouvrit le buisson et les deux garçons se figèrent sur place. Par réflexe, ils cessèrent même de respirer et se rapprochèrent encore du sol, comme s’ils cherchaient à y disparaître. Une patte massive, recouverte de fourrure d’un brun sombre, s’enfonça brutalement dans la neige de l’autre côté de l’arbustes, à quelques dizaines de centimètres de leurs visages. Arch écarquilla les yeux. Elle était bien plus grosse que sa propre tête et les énormes griffes noires qui en dessinaient le pourtour lui arrachèrent un frisson. Il distingua la tête de l’ours qui les avait surpris à travers le buisson. Sa fourrure épaisse grossissait davantage l’imposant animal, roulant sur les imposants muscles de son dos. Ses crocs apparaissaient quand il relevait les babines. Il était près, bien trop près. Il pouvait entendre la respiration lourde de l’animal et s’imaginait sans peine son souffle chaud en voyant les panaches de buée s’élever. Il ne semblait pas les avoir vu jusqu’ici, mais leur odeur les avait assurément trahis.

Arch se risqua à reculer et son coude se posa sur une branche sèche. Le craquement qui suivit sembla résonner dans toute la montagne tant le silence les entourait. L’ours tourna la tête vers le buisson et laissa échapper un râle sourd avant d’en humer la surface. Arch voulut reculer davantage, mais Criss le saisit par le bras avec une poigne de fer et ils cessèrent de bouger. Son sang-froid apaisa brièvement son camarade, mais il n’était qu’apparence. C’était un ours adulte, un mâle s’il en jugeait à sa taille imposante. Son oncle lui avait tout appris pour se protéger face à ce danger, mais il n’avait eu affaire qu’une fois à l’un d’eux, et il était bien plus jeune. Une chose était sûre, il ne fallait pas bouger. L’ours les savait ici, et ils ne pouvaient pas fuir, il les rattraperait. Compte tenu de sa taille, un seul faux mouvement et il les mettrait aisément en charpie. Ils ne pouvaient pas non plus compter sur leurs armes, pensa-t-il en apercevant leurs carquois oubliés à terre un peu plus loin. Il leur fallait attendre, immobiles, et prier. Son museau se rapprochait dangereusement de la tête de Criss et lui effleura même les doigts. Il se rapprocha du sac du jeune mage où quelques vivres devaient dégager une délicieuse odeur et sortit soudain la tête du buisson. Il huma l'air quelques instants autour de lui. Il sembla s’agiter, laissant échapper un grognement, et secoua le buisson en se retournant. Les garçons gardèrent la tête baissée, protégée par leurs mains. Etaient-ils découverts ? Un temps passa. Criss n’entendait plus rien, aussi risqua-t-il un coup d’œil. Il inspecta les alentours, sans parvenir à localiser la menace.

— Il est parti ? balbutia Arch. J’ai bien cru qu’il allait nous trouver.

Criss ne l’écoutait qu’à moitié. Il regardait l’ours s’éloigner en contrebas à pas cadencés. Ce comportement n’avait aucune logique. Il ne s’était pas désintéressé d’eux, il avait fui. Qu’est-ce qu’un adulte de cette taille pouvait bien craindre dans ces montagnes ? Arch remarqua l’inquiétude de Criss lorsqu’un bruissement retint son attention, bientôt accompagné d’un grognement rauque.

Les deux garçons se dévisagèrent et déglutirent. Ils se retournèrent, l’estomac noué et ouvrirent grand les yeux de terreur. Sur la bute de pierre derrière eux, une imposante bête s’avançait. Sa superbe queue fouettait l’air à chaque. Sa fourrure d’un blanc si pur semblait jouer avec la lumière, au contraire de ses yeux d’un noir de jais qui semblaient l’aspirer et la faire prisonnière à jamais. La créature se dressa fièrement, les surplombant avec une grâce surnaturelle. Un trait d’un rouge rubis s'étendait sous chacun de ses yeux et contrastait avec le blanc pur de sa fourrure. Ce n'était pas une blessure et ça n’avait rien de naturel.

— Arch, articula très délicatement Criss, ne fait aucun geste brusque.

Le jeune mage ne répondit pas. Il n’avait nullement l’intention de lever ne serait-ce que le petit doigt. Malgré la situation, un calme redoutable l’avait gagné. Il n'avait pas rêvé cette nuit, le grand loup qui se présentait devant eux était bien entré dans leur campement. Il se perdit à l’admirer. Comment faire autrement ? Sa fourrure était magnifique, et ses yeux majestueux. Leur profondeur était telle qu’elle lui arracha un nouveau frisson. Une telle grâce entourait l’animal qu’il se demandait même si celui-ci était réel.

Criss, quant à lui, était loin du calme de son camarade. Il n’avait jamais vu pareille bête. Son oncle lui avait mainte fois raconté ses souvenirs de chasse et les rencontres les plus incroyables qu’il avait pu faire, des steppes gelées de Norandia jusqu’aux profondes jungles de l’Orient. Mais aucun récit n’égalait ce qui se présentait face à eux. Ce loup était bien plus grand que ses congénères, un véritable monstre. Il repensa immédiatement à son arc, gisant hors de portée dans la neige. Il ne pourrait s’en saisir si les choses tournaient mal. En dernier recours, il disposait heureusement d’une autre défense, se dit-il en rivant un œil sur sa main où l’air se gondolait déjà. Alors qu’il allait retirer son gant, Arch se releva. Une douce sensation se propageait sur sa peau, mais elle ne venait pas de Criss.

— Arch, murmura ce dernier, je t’en prie ne fais rien de stupide.

— Je l’ai déjà vu, répondit-il sans détourner les yeux une seule seconde. Il était là cette nuit.

— Hein ?

Le grand loup ne réagit pas à l’avancée du jeune mage, il semblait bien plus curieux qu’agressif. Il fixa Criss, dont la main était prête à libérer les enfer, et contre toute attente, fit simplement demi-tour. En quelques sauts, il s’enfonça dans la forêt vers les sommets. Une fois à bonne distance, Arch se tourna vers Criss, hésitant.

— Est-ce que ça va ?

— Oui, répondit Criss en reprenant ses esprits.

Il secoua ses vêtements et en retira neige et branches mortes. Il repensa aux paroles d’Arch et ce qui était arrivé la nuit dernière.

— Que voulais-tu dire par il était là cette nuit ? Je pensais que tu avais rêvé.

— Je n’en sais rien…

Il détourna la tête et observa le grand loup qui s’éloignait en contournant le versant. Celui-ci s’arrêta sur une crête avant d’être hors de vue, près d’un grand épicéa aux branches affaissées. Il sentit brièvement le sol et se retourna vers les jeunes mages. Criss revint à hauteur de son camarade pour lui tendre son arc.

— Mon oncle ne va jamais nous croire, lâcha-t-il. Nous ferions mieux de l’informer au plus vite.

— Est-ce que toi aussi tu as senti ça ?

— Ça quoi ?

— De la magie…

Arch ne quittait plus l’animal des yeux. Rarement sa curiosité l’avait piqué à ce point.

— Est-ce qu’on devrait le suivre ?

— Je ne suis pas de cet avis, répondit Criss après une courte surprise, déjà je n’ai rien senti, et nous ne savons pas comment il peut réagir.

Ses mots ne parvinrent pas à convaincre l’insatiable curieux qui commença son ascension vers la crête.

— Je dois en avoir le cœur net, se justifia-t-il en repensant à ce qu’il avait vu cette nuit.

— Arch, tout ça est ridicule. Un loup n’a rien à faire ici et... Il n’est pas normal, il est même énorme ! Reprit-il en haussant la voix tandis que son camarade s’éloignait, leur taille est celle d'un grand chien, comme celui du moulin ! Attends ! C’est n’importe quoi…

Il soupira. Arch était déjà loin. Il montait à grand pas, les yeux rivés sur l’animal qui s’éloignait. Il atteignit la crête. Le loup veillait à garder une grande distance entre eux mais s’arrêta plus loin, comme s’il les attendait. Criss eut tôt fait de rejoindre Arch, haletant après sa course.

— Tu as oublié ça ? glissa-il en haletant.

Il lui tendit son arc, que le jeune homme récupéra bien volontiers. Il contempla un temps le loup qui poursuivait sa route le long de la montagne à pas lents. Il remonta son chemin et plissa les yeux lorsqu’il aperçut la vallée à plusieurs kilomètres, survolée par un épais brouillard. Un frisson lui fit reconsidérer leur exploration.

— Nous ne devrions pas être ici Arch, murmura-t-il avec sérieux. Je ne connais pas cette partie de la montagne et nous ne devrions pas approcher les Morteplaines.

Arch scruta à son tour le brouillard au loin et repensa aux histoires racontées dans la région. Les Morteplaines étaient une étendue de ruine, une terre morcelée et maudite, théâtre de la bataille d’Orlhone il y a cinq cent ans. Chacun savait qu’il ne fallait pas s’y rendre. Le brouillard y était permanent et la magie y saturait l’air. D’aucun contaient même qu’elles étaient les dernières demeures de spectres meurtriers, les âmes vengeresses des soldats sans repos. S’il savait ces récits fortement exagérés, il savait aussi que les promesses de trésors avaient attiré bon nombre de compagnies peu fréquentables et condamné bien des imprudents.

— Faisons demi-tour, reprit Criss en le tirant de sa torpeur. Si nous sommes pris dans ce brouillard, nous ne pourrons plus rentrer.

Il laissa échapper un nouveau soupir de frustration. Arch ne l'écoutait même pas et avait repris sa route. Il n'avait jamais réussi à lui faire entendre raison sur quoi que ce soit et il le savait très bien. Il le suivit durant près d’une heure en silence, tâchant de repérer leur chemin. Bien vite, l’atmosphère se fit plus lourde et le brouillard les enveloppa. Les silhouettes des arbres semblaient danser avec des ombres subtiles. D’étranges bruits étaient faiblement perceptibles, intrigants. Criss était mal à l’aise, sur ses gardes. Les ombres autour d’eux trompaient ses sens, jouant entre les rochers. Il pensa un temps devenir fou lorsque parvinrent à ses oreilles de discrets et multiples murmures. Arch s’arrêta pourtant lui aussi, épiant les alentours. Ces voix, il les avait déjà entendues, son rêve n’y était pas étranger.

— Arch, déglutit Criss en lui attrapant le bras, nous devrions…

Il ne put finir. Le loup se présenta à nouveau à eux, émergeant de la brume entre deux arbres. Il leur accorda un court regard et disparut de nouveau. Arch reprit la route pour le suivre mais ne grimpa que quelques mètres avant que Criss ne proteste à nouveau.

— Mais c’est pas vrai ! Tu vas me dire ce que tu veux faire à la fin ?

— Je veux savoir ce que ça signifie, répondit simplement le jeune homme en attrapant une épaisse racine pour aider son ascension. J’ai l’impression qu’il veut qu’on le suive.

— Mais tout ça quoi ? s’agaça Criss. Nous allons nous perdre ! Pourquoi est-ce que tu dois toujours être plus buté qu’une putain de mule ?

Arch ne releva pas et poursuivit. Criss dut se résoudre à le suivre une fois encore. Il en avait toujours été ainsi. Lorsqu’il était obsédé par une idée, il était impossible de lui faire entendre raison. Malgré le grand nombre de problèmes que ça lui avait attiré, Criss ne l’avait jamais laissé seul dans ces instants et n’allait pas commencer aujourd’hui. S’il lui arrivait quoi que ce soit, il en entendrait parler pendant des années.

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