Chapitre 5 : Haut-Rivage - Partie 1

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Erathor observait les dernières étoiles disparaître. Les couleurs orangées de l’aurore se perdaient timidement dans la noirceur du ciel. Une série de points blancs allaient et venaient devant ses yeux comme un agaçant ballet. Le goût cuivré qui tapissait sa gorge lui paraissait bien âcre à présent. Il le recracha sur le sol, où la neige foulée du pied et le sang s’étaient mêlés à la terre en une boue immonde. Derrière lui, le mur éventré de la salle du conseil s’ouvrait comme la gueule d’un dragon, prête à l’engloutir. Une fois sorti, il avait veillé à ce que personne ne franchisse ne serait-ce que le seuil, en attestait les trois corps brisés étendus à proximité. Mais il avait payé cher cette décision.

Il baissa la tête vers son flanc, où son armure avait été enfoncée par un coup d’une rare violence. Une vive douleur pongitive s’y diffusait. Il estima à deux, peut-être trois, le nombre de côtes cassées. Une vieille habitude acquise après de nombreux combats dont il s’amusa, car il savait aussi que celui-ci était terminé. Ce n’était pas la douleur qu’il éprouvait à chaque respiration qui l’en avait convaincu, il avait connu bien pire après tout. Ce n’était pas non plus la présence de plus d’une dizaine d’homme le tenant en joue d’autant de flèches. Il n’aurait eu aucune difficulté à se débarrasser d’eux et leurs armes ne pouvaient rien contre son armure. Non, celui qui avait achevé de le convaincre se tenait simplement devant lui. L’homme à la cape noire était une toute autre menace.

— Hé bien la capuche ? le provoqua-t-il, vas-tu rester encore longtemps comme ça à me regarder ? Qu’attends-tu pour en finir ?

— Croyez-moi sur parole lorsque je vous dis que si tout ça dépendait de moi, votre tête roulerait déjà à vos pieds.

— Un vulgaire chien alors… Où sont donc tes maîtres ?

Répondant à la provocation, il s’avança de quelques pas puis dévoila son visage. Le sénéchal n’esquissa pas la moindre réaction.

— Vous ne semblez pas surpris.

— Pourquoi le serais-je ? La félonie te sied à ravir, Gillroy.

— La félonie ? s’étonna ce dernier. Toutes ces années, je n’ai jamais fait que récupérer des informations. Et durant chacune d’elles, je vous ai vu ici, faire de même.

Il marqua un court temps d’arrêt et reprit d’un ton entendu.

— Si cette raison fait de moi un félon, qu’êtes-vous donc alors ?

— Pourquoi avoir attaqué ce village ? Qu’est-ce que tu attends de moi ?

— Une fois encore votre suffisance vous trompe. Je n’ai jamais rien attendu de vous, et encore moins de votre ordre fanatique. Je ne suis ici que pour votre rétribution.

— Ma rétribution ? répéta-t-il en se retenant de rire. Tu ne seras jamais une menace pour l’inquisition.

— Décidemment, votre tête est aussi dure que votre armure.

Une fois encore, le Sénéchal sentit une aura lui courir la peau, ignorant pourquoi. Il était aveugle. Rien ne lui confirmait qu’elle émanait de Gillroy. Elle s’intensifia soudain et un vertige lui fit poser le genou. Des voix dissonantes murmurèrent à ses oreilles tandis que sa vue se jouait de lui. Il vit le feu et le sang, la mort et les larmes. Son estomac se noua. Une sueur froide lui arracha un frisson. Voilà longtemps qu’il n’avait plus ressenti ce qu’était la peur. Son adversaire posa sa semelle sur son plastron puis le repoussa sans mal en arrière.

— Voyez comme votre insolence vous masque la vérité, Sénéchal. Vous priez une chimère. Vous vous bercez d’illusions depuis toujours, et celles-ci vous rendent aveugle. Vous êtes le parfait petit soldat d’un ordre mourant que la justice comme la morale n’a jamais habité. Le temps du jugement est venu. La peur changera de camp. Je rendrai au centuple ce que l’inquisition nous a infligé.

— En massacrant un village entier ? ironisa Erathor. C’est là le jugement d’un monstre.

— Je suis ce que vous avez fait de moi…

Un hennissement derrière lui les interrompit. Erathor releva les yeux vers le cavalier qui descendit de l’étalon ébène. Son pouls accéléra sans qu’il n’en connaisse la raison. Il portait un manteau de fourrure noir que la neige avait poivré de blanc. En dessous, le Sénéchal distingua les traits d’or ciselés d’une armure de métal sombre. Ses yeux se portèrent à sa ceinture, sur le fourreau à la chappe et bouterolle recouvertes de feuillets d’or. En guise de pommeau, il y avait une tête de dragon, aussi brillante que le plus parfait des miroirs, juchée au bout d’une fusée tressée dans une soie d’un rouge éclatant. Une telle arme ne pouvait à l’évidence qu’appartenir à un membre de très haute lignée. Le comportement des assaillants ne faisait d’ailleurs que le confirmer, au garde-à-vous dans un parfait silence. Erathor l’inspecta des pieds à la tête mais ne vit aucun blason pour le trahir. Sous la fourrure du manteau, son visage lui demeurait inaccessible. En revanche, la sensation qui accompagna son approche confirma les pensées du Sénéchal. Il était plus dangereux encore.

— Où est-il ? commanda-t-il d’une voix claire comme l’eau de roche. Où est Amalven ?

Erathor plissa les yeux, le défiant du regard. Rien ne l’avait préparé à cette question. Jusqu’à cet instant, il était encore parfaitement certains que cet homme était derrière ce qu’ils avaient découverts la veille. Alors pourquoi lui ? Pourquoi Amalven ?

— Qui ? demanda-t-il avec sarcasme.

— Ne jouez pas les naïfs avec moi, Sénéchal Gundoren.

— Penser une seule seconde obtenir de moi une réponse fait de vous le plus naïf des deux. Puis-je à minima savoir à qui je m’adresse ?

— Qui je suis n’est pas important. Où est Amalven ?

Un bref éclair bleuté serpenta sur son gantelet comme un arc lumineux. L’air se chargea d’électricité. Erathor sentit ses poumons se comprimer et sa gorge s’assécher. Il toussa, crachant à nouveau son sang sans jamais le quitter du regard. La douleur aigüe qui lui broyait les entrailles reprit de plus belle. Une cloche sonnait dans sa tête, du moins le pensait-il. Sa vue se troublait un peu plus. Il prit une longue inspiration, à quoi bon faire durer tout cela ? Il écrasa sa main dans la neige, qui étouffa le bruit métallique de son gantelet. Il se releva en grognant, malgré ses blessures, et défia l’inconnu de toute sa taille, un air sombre sur le visage.

— Vous perdez votre temps. Amalven est déjà loin.

Le cavalier ne répondit pas, se contentant de tourner légèrement la tête.

— Prépare les chevaux, nous partons.

— Si vous pensez que je vais vous laisser faire…

Erathor s’apprêta à avancer lorsqu’il remarqua enfin la broche ornant la cape de Gillroy. Un frémissement lui parcourut la colonne vertébrale tandis que son regard courrait sur les ailes d’argent de l’hirondelle.

— Le cercle…

Un crissement métallique retentit brusquement et le goût du sang l’écœura une fois de plus. Un picotement à la poitrine lui arracha un court étonnement. Il baissa la tête, découvrant l’épée à tête de dragon lui perforant le cœur. Elle avait franchi sans aucun mal la défense de son plastron, encore parcourue d’arcs bleutés. Un filet pourpre coula le long de la bouche du Sénéchal et se transforma en un vulgaire gargouillis lorsque la lame fut retirée.

— Je regrette, mais je ne peux vous laisser me gêner.

Retroussant les lèvres pour dévoiler des dents ensanglantées, Erathor lui saisit le bras d’une poigne de fer, les yeux exorbités tel un dément. Son visage lui apparut alors, et tout devint enfin clair. Ces traits ne mentaient pas. Il le tira à lui et lui murmura à l’oreille.

— L’héritage du Déchu ne sera jamais vôtre… Le roi, et l’inquisition, vous briseront…

Sur ces mots, l’étreinte du Sénéchal se libéra et il s’effondra à jamais, un rictus toujours affirmé sur le visage. L’inconnu le fixa un instant en silence, parfaitement immobile.

— Ce n’est pas ce qui était convenu, enragea froidement Gillroy en approchant. Vous m’aviez promis le Sénéchal…

— Qu’a-t-il voulu dire, Gillroy ? murmura le cavalier pour seule réponse. Comment sait-il ?

Au ton de sa voix, ce dernier retrouva son calme. L’inquiétude semblait corrompre son maître jusqu’à l’âme, une attitude qui lui était totalement étrangère.

— À ce sujet… Il y a une chose que vous devez savoir…

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