Chapitre 5 : Haut-Rivage - Partie 2

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Porté par une tendre brise, un flocon vint lentement se poser à l’extrémité d’une branche de bouleau. Le petit tas de neige qui s’y accumulait se fissura pour chuter sur le haut du crâne d’un charretier de passage. Protégé par la cape qui le couvrait des pieds à la tête, il ne sentit pas le froid, mais retint pourtant un cri de frustration.

— Par l’bouc du faiseur ! Tu vas arrêter d’nous casser les oreilles avec ton tintouin, oui ? Le voyage est d’jà suffisamment pénible comme ça !

— Un tintouin ?

Les notes de luth qui s’élevaient du chariot cessèrent tandis que leur auteur relevait la tête d’un air outré. Au milieu des caisses et racks remplis d’armes, de soieries, de dentelles, de fourrures, de jarres de vins et autres sacs d’épices, il serra contre lui son instrument, comme un enfant à qui l’on cacherait les oreilles.

— Par tous les dieux, père, comment peux-tu dire une telle chose ? Le bois vibre, les cordes chantent, il n’est pas de son plus merveilleux !

— Y’en aura bien un quand mon pied rencontrera ton derrière, Jacob ! s’écria le conducteur d’une autre charrette derrière la leur.

Quelques éclats de rire montèrent du reste du convoi. Jacob secoua la tête, roulant sa fine moustache entre ses doigts.

— Tu m’offriras le plus beau des personnages au cœur de mes ballades, Armir. Toute bonne chanson a bien besoin de se moquer d’un rabat-joie !

— De la joie ? lui répondit-il, hilare. Où c’est que t’as vu de la joie depuis que t’as commencé à chanter ? T’as pas arrêté depuis Malacombe !

— Que puis-je y faire, mes amis ? reprit Jacob en pinçant les cordes de son luth. Ces voyages me procurent une inspiration sans pareille ! Je déborde d’une flamme que seule la musique saurait entretenir ! Je découvre le monde… Pendant que vous l’extorquez honteusement.

— C’est qu’du commerce, Jacob. Valbrume a du bois et pas d’vin, Florece a des vignes mais pas d’pierres précieuses, Saradras en a mais pas d’bois... T’as compris l’truc, c’est donnant donnant, c’est comme ça qu’ça marche. Oublie pas qu’c’est grâce à ça qu’tu peux nous torturer avec ton engin d’malheur.

Le charretier soupira, raffermissant sa poigne sur les rênes.

— Tu ferais un bon marchand et tu l’sais. Pourquoi est-ce que tu t’entête à jouer les artistes ?

— Parce que c’est ce que je suis, père. C’est ainsi.

— C’est pas une voie qui t’évitera la misère, mon fils. Tu sais qu’ta mère s’rait d’accord avec moi.

— Tu sais aussi que la susmentionnée est la première de mon public. Père, je n’aurai que faire de tant d’argent. Moi, marchand ? Je serais, au mieux, un oisillon en cage au milieu d’une meute de loups. La véritable misère sera pour mon âme. Non, autant me jeter directement en prison. Là où la souffrance nourrira au moins ma création.

— Et comment tu mangeras sans le sou, hein ?

— J’irai où le vent me portera. Je chanterai dans les meilleures tavernes, les épreuves, les récits des gens d’ici et d’ailleurs. Je conterai tes voyages, tiens. Puis je profiterai d’une bonne pinte et de la charmante compagnie que le destin daignera mettre sur ma route.

— Ta langue et ta belle gueule… Tu peux r’mercier les dieux d’avoir tout pris d’ta mère…

Il cessa de parler lorsque son attention retourna à la route qu’empruntait leur convoi. Sur le chemin, trois personnes traînaient des pieds, protégées des intempéries par de simples capes.

— Qu’est-ce que c’est encore ça ?

Le marchand s’arrêta à leurs côtés puis comprit bien vite que leur démarche errante et leur manque d’équipement n’évoquait pas les gens habitués au voyage.

— Hé, Marcus ! Qu’est-ce qui s’passe devant ? Pourquoi on s’arrête ?

— Vous, là ! lança ce dernier sans relever la question d’Armir.

Deux des voyageurs se retournèrent, grelottant. Des gamins ? Marcus s’étonna de leur présence sur cette route reculée mais surtout de leur état. Leur peau serait sans doute aussi bleue que le caparaçon de ses chevaux si elle n’était pas ainsi couverte d’autant de suie. Leur épuisement crevait les yeux, plus encore que l’absence de vie dans leur regard.

— Bon Dieu, père ! s’écria Jacob en abandonnant son luth pour fouiller leurs réserves. Mais ces gens ont l’air mort de froid !

— Toujours aussi perspicace… Vous v’nez d’où comme ça les enfants ? Vous avez l’air d’sortir tout droit dl’enfer. Et vous avez surtout l’air de crever de faim… Y’a pas beaucoup d’routes dans l’coin. Vous allez à Haut-Rivage ?

Les voyageurs se regardèrent et finirent par acquiescer mollement. Jacob se présenta à eux, leur offrant le salut d’une couverture de laine. Il les inspecta brièvement tandis qu’ils s’enroulaient comme des chrysalides, puis se retourna.

— Ils sont affamés et épuisés. Ne pourrions-nous pas les emmener ?

— J’sais pas trop, Jacob. On sait pas vraiment d’où y viennent et ils ont pas l’air bavard. Pis les vivres c’est pas gratuit. Qui va payer pour c’qu’y vont engloutir ?

— Toi et ton argent… Il y a deux jours de marche pour rejoindre Haut-Rivage ! Ainsi, tu les laisserais braver le froid, dans leur état ? Autant admettre que tu les condamne à mort ! Quand mère apprendra que…

— Oh qu’la faucheuse me touche ! s’exaspéra-t-il. Veux-tu bien laisser ta mère en dehors d’tout ça ? T’sais quoi ? T’as gagné ! Fais-les donc monter qu’on quitte cette foutue forêt ! Armir, on avance !

Esquissant un sourire, Jacob invita ses protégés à se réfugier à l’arrière de la charrette avant qu’ils ne reprennent la marche.

— Bah alors Jacob, s’écria Armir en les voyant monter, tu nous présentes pas tes nouveaux amis ? Y savent pas encore ce qui attend leurs oreilles !

— Ne l’écoutez pas, répondit ce dernier à l’attention de leurs passagers tandis que les rires se perdaient derrière lui. Armir n’est pas plus méchant qu’un chaton mais… Le plus adéquat serait sans doute de vous informer qu’il est un parfait idiot. Quant à moi, il n’a pas échappé à vos esprits vifs que je porte le doux nom de Jacob.

— Arch…

— Criss…

Jacob observa machinalement la jeune fille, restée en retrait, les bras autours des genoux et la tête enfouie dedans. Il lui apparut judicieux de ne pas insister. A la place, il se saisit d’une gourde et d’une ration de vivre qu’il tendit aux deux autres. Ils n’hésitèrent pas longtemps, leur ventre criait famine. Arch s’arrêta pourtant après la seconde bouchée, ne pouvant retenir un regard inquiet pour Kahya. Il lui avait tout expliqué, sans qu’aucune réponse ne lui vienne en retour. Elle n’avait pas prononcé le moindre mot depuis leur départ.

— Vous pouvez r’mercier l’grand cœur d’mon fils, lança Marcus. C’pas les autres marchands qui vous auraient emmené, ça non. Y’a des fêtes à Haut-Rivage qui s’profilent. Y veulent pas risquer d’arriver en r’tard et manquer l’occasion d’se faire un peu d’or.

— Merci, répondit Criss en s’essuyant la lèvre. J’ai bien cru qu’on allait rester sur ce chemin pour toujours…

— Ouais la route est longue jusqu’à la côte, pis l’hiver est rude cette année, aucun doute là d’ssus. Trente ans que j’passe ici. J’ai jamais vu ça.

— Pardonnez ma curiosité mes amis, mais qu’allez vous donc bien faire à Haut-Rivage ? reprit Jacob en réaccordant les cordes de son précieux instrument. Vous savez quoi ? Ne me dites rien. Profiter de l’odeur raffinée de ses eaux stagnantes ? Visiter son marché au charme moribond ? Découvrir la chaleureuse compagnie de ses nombreux coupe-gorges ? Choisissez votre poison…

— Vous n’avez pas l’air d’apprécier les lieux, conclut Criss d’un discret sourire.

— Exagère pas, Jacob. C’est pas l’plus bel endroit, loin de là, mais il a ses charmes. Les canaux, la citadelle, la cathédrale… Pis on y fait d’bonnes affaires ! Les auberges sont toujours pleines, ça te plaît ça, non ?

— C’est un minimum. Mais père, des charmes ? Tu qualifierais ces égouts de canaux ? Il serait presque insultant de tenir pareils propos !

— Bah ! Y s’front leur propre idée quand on y s’ra, va. D’ici là, ça vous laissera l’temps d’faire connaissance vu qu’on a encore deux ou trois jours d’route d’vant nous. Mais par pitié j’t’en supplie… Lâche ce foutu luth !

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