Chapitre 5 : Haut-Rivage - Partie 3

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— Franchement, tu crois que les Dormont ont comme quelque chose à compenser ?

Criss observa l’immense barbacane devançant les murs d’enceinte de Haut-Rivage, se tordant presque le cou pour apercevoir le haut des tours. Assemblée en grand appareil, la moindre pierre était bien plus imposante qu’eux. Une porte de chêne, renforcée de rivets d’acier, filtrait le passage par l’unique pont qui surplombait l’un des trois défluents du Cagnant. De l’autre côté, les murailles de la ville étaient plus hautes encore. Cinq kilomètres de remparts cerclaient Haut-rivage dans son ensemble, de l’extrémité de son port jusqu’aux falaises de la colline de l’Ouessant qui offrait à la citadelle des Dormont une position dominante sur toutes les plaines de la région. Les proportions démesurées de la cité-état n’avaient rien de comparable à ce qu’il pouvait connaître.

— Moins fort, lui répondit Arch en avisant la garde qui les dévisageait, je ne tiens pas à passer la nuit en prison.

— Je suis pas sûr que ça soit pire que la charrette, fit remarquer Criss. Le froid, les ronflements de Marcus… C’est quand même quelque chose.

— Au moins sur ce point vous faites une belle paire.

— J’y peux rien si j’ai le nez pris quand il fait froid !

— Et vous n’avez pas eu encore la réjouissance d’une nuit suivant les célébrations d’une nouvelle vente...

Surpris, les deux garçons se retournèrent. Jacob s’était faufilé derrière eux à pas de loup avec son habituelle malice, Kahya sur les talons.

— Et dire que l’on qualifie mon art de nuisance, poursuivit-il pour lui-même. Douce ironie.

— Jacob ! L’inspection est déjà terminée ?

— Ciel non ! Il faudra nous armer de patience avant que ces boit-sans-soif ne finissent de malmener nos biens. Je suis venu vous suggérer de profiter de ce temps pour chercher votre ami. Nous vous trouverons une chambre au Jardin vert, sur les hauteurs du port. Le confort y sera à l’image du reste mais le patron sait accueillir ses invités d’une bonne liqueur de pomme, forte comme la peste. De quoi réchauffer les cœurs autant qu’une bonne compagnie. Rejoignez-moi là-bas avant la tombée de la nuit, les rues n’en seront que plus fréquentables.

— Entendu…

— Bon courage, mes amis, et à plus tard, si l’ennui ne nous pousse pas à nous jeter dans le fleuve avant cela !

Arch l’accompagna du regard tandis qu’il rejoignait leur convoi, bloqué au milieu de bien d’autres. La garde de la ville s’agitait entre les marchands, inspectant chaque cargaison sans aucune exception. Chercher leur ami… Le jeune mage se repassa les mots tandis que lui et ses camarades s’approchaient de la haute porte. Il aurait aimé que ce soit le cas, savoir qu’il pourrait les aider, savoir où le trouver, mais il n’avait aucune certitude. Il ne se rappelait que du nom prononcé par Amalven l’autre soir. Une bien maigre piste.

— Suivant !

Arch releva la tête tandis que Criss était grossièrement fouillé, le garde sortant de ses poches plusieurs couteaux, pointes et le reste de son fourbi avant de s’emparer de son arc.

— D’où tu tiens tout ça, mon gars ? T’es une armurerie ambulante !

— C’est du matériel de chasse. Mon oncle est…

Il s’arrêta, avalant sa salive.

— Je suis chasseur, souffla-t-il finalement tandis que ses épaules retombaient.

Un regard vers son supérieur qui hocha la tête et le garde lui rendit son attirail, faisant signe à Kahya d’approcher. Arch observa d’un air absent les marchands, paysans et voyageurs attendant à leurs côtés, se demandant si tout cela était bien normal. S’il ne l’avait jamais accompagné, le professeur s’était parfois rendu à Haut-Rivage et jamais il n’avait fait mention de tels contrôles. Le garçon finit par penser que les Dormont avaient peut-être été informés concernant le funeste destin d’Adurant. Il leva les bras et se fit fouiller à son tour, laissant le soldat s’emparer de son fourreau pour découvrir la lame sur quelques pouces. Son regard se perdit dans le vide, devenant soudain plus dur. Qu’ils en aient connaissance ou non ne changeait plus rien pour eux à présent. Il avait une promesse à tenir. Survivre n’était pas une option. Il ne s’arrêterait pas avant d’avoir trouvé ce Godhrian.

On lui rendit son arme et Arch rejoignit ses camarades pour traverser le large pont enjambant les eaux agitées. Ils passèrent le cor de garde et ses herses relevées pour déboucher sur une vaste place. Une statue de bronze trônait au centre d’un petit bassin, représentant les traits oxydés d’un robuste sanglier. L’emblème de la maison Dormont se retrouvait sur tous les blasons à fond jaune, suspendus aux étages des habitations. Si l’humidité et ses moisissures ternissaient les murs aux couleurs de craie, le brun des colombages et les toits de tuile rouge offraient un plaisant contraste qui leur rappelait Adurant. Les trois mages, étrangers à l’affluence des grandes cités, furent saisis par l’agitation de la foule, comme un enfant devant une fourmilière. S’ils s’y attardaient plusieurs jours, le bruit des commérages, des sabots sur les pavés et les mouvements incessants finiraient sans doute par avoir raison de leur sanité.

En se frayant un chemin à travers les rues, ils tombèrent sur le marché, où parvinrent à leurs narines l’agréable fumet du pain chaud, tout juste sorti du four d’un talemenier, et celui moins délicat de la pêche du jour, présentée sur les étals. On agita sous leur nez fourrures, vêtements, plûmes, babioles brillantes, encens, bêtes, ainsi que quelques rares épices exotiques. Ils profitèrent de rues plus calmes pour questionner les habitants. Ils rejoignirent les canaux depuis les abreuvoirs, passèrent par la cathédrale puis firent le tour complet du port, sans succès. Qu’importe le nombre de leur demande, personne ne connaissait le nom de Godhrian. Bientôt, la lumière se fit rare et l’arrivée de la nuit les poussa à se rendre au Jardin vert.

Ils trouvèrent l’auberge sur les hauteurs du port, comme Jacob le leur avait indiqué et se réjouirent d’y découvrir le réconfort d’un feu de bois et la chaleureuse lumière des bougies sur les nombreux lustres. Encombrée, la salle principale imposait la promiscuité mais ils parvinrent à dégotter une table isolée dans un coin, ce qui n’était pas pour leur déplaire. La journée avait été éprouvante, la faim se faisait plus que jamais sentir. Autour d’une pinte accompagnée d’un piètre repas, ils profitèrent de l’animation ameutant les curieux. Jouant de ses charmes et de son indéniable talent, Jacob, debout sur les meubles, s’adonnait à ce qu’il savait faire de mieux. Les gens riaient, buvaient, dansaient, oubliaient, tandis qu’il les entraînait hors du temps à chaque chanson. Sa joie évidente était bien contagieuse.

— On a fouillé la ville entière, s’étonna Arch entre deux bouchées. Pourquoi personne ne le connaît ? Je commence à me demander si c’est bien le nom que j’ai entendu…

— Non c’est bien ça, lui répondit Criss en essayant de récupérer un insecte tombé dans sa bière. Godhrian… Aucun doute que c’est pas un nom du coin. Peut-être qu’il n’est plus ici ?

— Quelqu’un l’aurait surement connu, non ?

— Et le château ? On y est pas allé. On y trouvera peut-être quelque chose.

— C’est vrai, admit Arch en réfléchissant. Ça ne coute rien d’essayer.

Les bras tendus et son repas achevé, Criss se leva pour laisser échapper un bâillement étonnamment long.

— Dans tous les cas, on verra ça demain, marmonna-t-il. Je suis extenué.

— On l’est tous. D’ailleurs, ricana Arch, si tu pouvais essayer de ne pas concurrencer Marcus cette fois-ci. Ça nous ferait beaucoup de bien.

— Je t’ai déjà dit que c’était le froid !

Arch se redressa brusquement dans son lit, victime d’un nouveau cauchemar. Quelques murmures à peine audibles s’effacèrent dans la pièce, progressivement couverts par une série de ronflements. Comme prévu, Criss et Marcus s’étaient donné rendez-vous pour tester l’acoustique du dortoir. Arch prit sa tête entre les mains et massa ses tempes, chassant au passage la sueur de son front. Dans la chambre, partagée avec plusieurs membres de leur caravane, les lits en bois étaient rapprochés, ordonnés en bataille le long des murs. Jacob n’avait pas été tout à fait honnête en leur promettant un confort à l’image qu’il se faisait de la ville. Criss avait passé la journée à imaginer que leur nuit ne serait qu’un buffet pour les puces et les tiques. Ils profitaient en réalité de matelas et d’oreillers bourrés de laine au lieu de vulgaires sacs de paille. Seuls les draps conservaient des effluves âpres de transpiration.

Arch tourna la tête sur sa droite, surpris d’y trouver un lit vide. Il remonta des yeux l’accès vers la fenêtre au fond de la pièce. Il s’habilla pour s’y diriger puis sortit sur les toits, approchant le bord sur sa gauche pour y rejoindre Kahya. La jeune fille y était assise, les bras autours des genoux. Sa capuche lui masquait le visage où deux traits brillants miroitaient sur ses joues. Arch observa un instant la ville qui s’étendait devant eux, immobile sous le clair de lune. Le ciel était pleinement dégagé, scintillant de milles feux. Ignorant le froid, il s’assit à son tour, fasciné par la toile de l’infini.

Alors qu’il se perdait dans les étoiles, il sentit une touche glacée glisser sur sa peau. Kahya lui enlaça les doigts, serrant d’une poigne tremblante tandis que sa tête venait reposer silencieusement sur l’épaule du jeune mage. Comme par de nombreuses fois auparavant, une apaisante chaleur se diffusa dans tout son être. Arch soupira puis raffermit lui aussi son étreinte. Ils demeurèrent ainsi un long moment, sous le regard de Criss, resté en retrait. Celui-ci esquissa une moue mélancolique.

— La lune est magnifique ce soir.

Le jeune mage leva les yeux au ciel.

— Il va falloir arrêter d’apparaître dans le dos des gens, Jacob.

Adossé au montant de bois de l’autre côté de la fenêtre, le musicien laissa la fumée de sa longue pipe sortir de ses narines. Il pouffa en se redressant.

— Allons-bon mon ami, quel plaisir la vie nous réserverait-elle sans surprise ?

— Tu as sans doute raison mais… Disons que j’ai eu mon lot ces derniers temps.

Jacob hocha la tête, prenant une nouvelle bouffée de tabac, puis laissa le panache lui voiler brièvement le ciel.

— Impressionnante performance, reprit le jeune mage pour rompre le silence.

— Ravi d’avoir su vous divertir, lui répondit-il en appuyant un sourire.

— Je suis sérieux ! Quand tu as joué tout en dansant avec cette fille et ensuite sauté de table en table, c’était dingue ! Je n’ai jamais vu un musicien prendre autant de plaisir.

— En vérité le tableau est trompeur. J’essayais surtout de distancer ses deux brutes de frère qui désirent plus que tout me remodeler le visage depuis ma dernière visite.

— Tu as un talent incroyable, poursuivit Criss en riant. Le monde entier devrait le savoir !

— Pour reprendre tes propos, tu as sans doute raison mais… Disons que c’est compliqué, admit alors Jacob d’un ton plus réservé.

— Marcus ? Interrogea Criss en retrouvant son calme.

Le musicien acquiesça, invitant le jeune mage à le suivre vers le bord des toits.

— Vois-tu, ma mère est malade. Ses jambes ne peuvent pas la porter plus de quelques pas. Elle n’a jamais pu accompagner mon père lors de ses voyages. Il la laisse seule, mais elle ne lui en a jamais tenu rigueur. Il faut bien gagner le sou comme elle dit. Non, au contraire, dès mon plus jeune âge, elle m’a même demandé de veiller sur lui. Charmant petit bout de femme si tu veux mon avis… En un mot, nous voici mon père et moi sur les routes. Il m’apprend le métier, il me raconte ses aventures. Nous voyageons dans le sublime arrière-pays de Florece et là, dans cette petite taverne au bord des champs, il y a cette troupe de musiciens. Dans les yeux du gamin que j’étais, il n’y a que des étoiles. À peine rentré, mon père cède à mes demandes et m’offre mon plus fidèle compagnon, un luth. Je prends goût à la joie de la musique et du spectacle au long de nos trajets. Je pouvais jouer, tout en accompagnant mon père de ville en ville. Tout était si parfait… Jusqu’à ce que je comprenne une chose.

— Quoi donc ?

— Mon père manquait de temps. J’ai fini par réaliser que s’il arpentait les routes au lieu de faire autre chose pour rester près de son grand amour, c’est que les traitements étaient rares et donc excessivement chers. Je devais faire quelque chose. Il fallait que je marche dans les pas de mon père pour lui offrir le repos qu’il mérite auprès de ma mère. Je redouble d’ardeur, je n’ai aucune hésitation, je dois reprendre le flambeau. Les années passent. Les chemins se ressemblent, tout autant que les visages. Peu à peu, la musique s’efface. Je réalise que je ne suis pas à ma place, je me sens prisonnier. Mon cœur se déchire. Je veux que mes parents aspirent au bonheur, mais je veux aussi chanter, je veux danser, je veux parcourir ce monde. J’ai conscience de mon désir égoïste. Je n’ai juste pas envie de voir de regret dans le miroir.

Jacob posa le pied sur le muret tandis qu’un trait brillant se dessinait sur la toile céleste pour se refléter dans ses yeux.

— Lorsque l’on me demandera ce que je retiens de cette vie, je veux pouvoir répondre sans aucune hésitation que j’étais comme ce météore. Mon passage n’aura duré qu’un instant dans la grande nuit de l’existence, mais j’aurai consumé chaque parcelle de mon être pour briller parmi les étoiles.

Criss observa à son tour la pluie d’argent qui commençait devant eux, repensant à son oncle et aux longues discussions qu’ils avaient eu par le passé. Il comprenait parfaitement ce que Jacob pouvait ressentir, même si lui aurait tout donné pour avoir la chance de ressembler à Armin.

— Ah ! J’ai assez profité de la lumière. Parlons donc de toi, mon ami. Quel désir t’anime en ce bas-monde ? Quel souhait ferais-tu ce soir si tu savais qu’il serait exaucé ?

— Un souhait ? s’étonna le jeune mage.

Si à cet instant il lui semblait évident qu’il aurait tout donné pour que rien ne soit arrivé à leur village, il n’avait jamais sérieusement réfléchi à ce à quoi il aspirait. Devenir plus fort sans doute, tout comme Arch, mais à quel but ? Il y avait bien l’envie d’en apprendre davantage sur ses défunts parents, dont Armin avait toujours refusé de parler, mais elle ne faisait que s’estomper avec les années. Avait-il vraiment un objectif dans cette vie ? Peut-être s’était-il trop laisser porter jusqu’ici.

— Allez ! renchérit Jacob. Il y a bien quelque chose qui t’anime ? La gloire, la richesse ?

— Pas vraiment, pouffa Criss.

— Le cœur d’une jeune fille peut-être ? Ou celui d’un jeune-homme, après-tout, qui suis-je pour te juger ? Il faut savoir prendre ce que la vie nous donne.

Pris de court, Criss tourna machinalement la tête sur sa gauche en direction de ses camarades. Il resta ainsi quelques secondes à les regarder, hésitant.

— Pour reprendre tes propos, laissa-t-il finalement échapper, c’est compliqué…

— Oh… Je vois, oui. L’amour est un bien formidable remède, tout autant qu’il sait être un terrible poison.

Le musicien prit une nouvelle bouffée de fumée et lui offrit le réconfort d’une bonne accolade tandis que tous deux se laissaient aller une fois encore à la contemplation des étoiles.

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