Chapitre 4 : La promesse - Partie 2

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Lorsque ce nom crésonna à leurs oreilles, la consternation gagna peu à peu le reste du conseil. S’ils hésitèrent à répondre, c’est qu’eux aussi commençaient à douter. Ce ne fut pas le cas de Toffer qui secoua immédiatement la tête.

— Vous nagez en plein délire, bafouilla-t-il. Perdez-vous la raison pour vous laisser aller à de telles inepties ?

— Emory…

— Non, Ancretta bon sang, ouvrez les yeux ! Le déchu est mort. Son empire est mort. Depuis cinq siècles ! Un bout de pierre colporte le récit d’un dément et vous voilà tous devenu superstitieux. Comment diable pouvez-vous croire une seule seconde que soit annoncé son retour ?

— Si Drake avait trouvé un moyen ? interrogea gravement Amalven.

— Non mais vous êtes complètement fou ! Vous imaginez ? Si vos paroles tombaient dans les mauvaises oreilles ? Ah malheur ! Vous ne devriez même pas prononcer son nom ! D’autres ont perdu la langue pour des affronts bien moins graves !

— Cela pourrait être autre chose, l’interrompit Gillroy d’un ton sceptique, Emory a peut-être raison. Ne pourrait-il pas simplement s’agir d’une vieille superstition de l’époque ? Un conte ou une histoire pour effrayer les enfants peut être ? Ce ne sont pas les rumeurs de ce genre qui manquent après tout, qui plus est après les conflits.

— Il ne s’agit pas d’un vulgaire roc, corrigea avec sérieux le professeur. Il s’en dégage quelque chose que je ne saurais vous décrire.

Il médita un instant, les yeux plissés. Un très mauvais pressentiment lui tordait les entrailles depuis tout à l’heure. Une superstition ? Et puis quoi encore ? Les superstitions ne prenaient pas une forme si tangible. Elles ne se trouvaient pas cachées dans les temples en ruine, là où peu posaient le pied. Mais surtout, elles ne s’en prenaient pas ainsi à deux garçons, mages de surcroît. Non, cette prophétie était bien réelle, et elle était dangereuse.

— Ce qui est arrivé à Arch et Criss est tout sauf anodin, reprit-il, et ce n’est certainement pas le fruit du hasard. Ils ont bel et bien été désignés par cette chose. En tant que roi, et en tant qu’héritier.

Arch demeurait silencieux sur sa chaise. Il ne comprenait pas un traître mot. Impossible que ce message lui soit destiné. Il n’était roi de rien, n’avait pas même vocation à le devenir. Il posa la main sur son avant-bras, là où se diffusait encore une faible impression de brûlure.

— Comment vous croire ?

Le ton dans la voix de Toffer changea et malgré la situation, Criss ne put que se réjouir d’enfin voir l’arrogant nobliau connaitre le doute. Une goutte de sueur de la taille d’une petite perle roulait le long de sa tempe et ses joues bouffies perdaient peu à peu leur couleur vermeille.

— Nous ne savons même pas si tout est vrai, n’est-ce pas ? Mais oui ! Peut-être nous alarmons nous pour rien ?

— Pouvons-nous pour autant risquer de ne rien faire ?

Les mots de la doyenne étouffèrent le bref regain d’espoir du maître des écuries.

— Admettons un instant que vous ayez raison, souffla-t-elle en direction du professeur. Que vos élèves soient bien ce dont parle la prophétie. Que devrions-nous faire ?

— De ce que nous a dit le garçon, le dernier message est apparu après qu’il ait touché la stèle, raisonna Amalven. Il y a quatre héritiers mentionnés. Si Criss est bien celui du feu, alors il en manque trois à réunir.

— Dans quel but ? Les élèves de Tadeus seraient censés empêcher tout ça d’arriver ? Rien n’est clair.

— Mais… Vous êtes sérieusement en train de considérer suivre ces balivernes ? pesta Toffer en balayant sa faiblesse passagère pour retrouver de son aplomb. Je suis certains que ce sont eux qui ont diligenté cette blague de mauvais goût ! vociféra-t-il encore en pointant Arch et Criss d’un doigt boudiné. Cette fois vous êtes allés trop loin, et vous en répondrez devant tout le village. Je vais…

— Vous ne ferez rien.

La voix rauque du Sénéchal résonna dans la grande salle, faisant sursauter le petit homme bourru.

— Si ce qui a été dit aujourd’hui devait échapper à ces murs… Une telle rumeur déstabiliserait tout le continent. Je ne peux laisser cela arriver. Si cette menace devait être réelle, je ne vous permettrais pas de ruiner le temps d’avance dont nous disposons.

— Un… Un temps d’avance ? bégaya Toffer. De quoi parlez-vous ?

— Je pense qu’il y a peu de chance que le Déchu revienne seul. Des forces sont à l’œuvre. Des forces dont nous ignorons tout.

— Erathor a raison, ajouta Hockman. Nous ne pouvons informer les mauvaises personnes.

— Nous devons informer le maître de l’ordre.

Les sourcils du professeur se froncèrent et il se raidit comme un piquet. Sa réaction ne laissait guère d’ambiguïté, c’était exactement ce qu’il avait en tête en parlant des mauvaises personnes.

— L’inquisition doit être prévenue, insista le Sénéchal. Elle doit aussi savoir, pour le garçon.

Lorsque l’attention se riva sur lui, Arch ravala sa salive. De quoi pouvait-il bien parler ? Sans lui offrir de réponse, Amalven sollicita à nouveau l’avis des autres membres.

— Nous devrions écourter ce sujet pour le moment, si vous êtes d’accord. Le temps pour nous de digérer ces informations et de décider de la meilleure marche à suivre.

— Peuh ! Je ne compte pas les laisser s’en tirer à si bon compte ! le coupa Toffer. Nous n’avons pas encore statué sur les agissements de cette vermine. Mon fils aurait pu être gravement blessé !

— De nouveaux éléments sont à prendre en compte, lui répondit la doyenne. Votre fils sera sur pied en un rien de temps. Nous prendrons une décision demain à la première heure. En attendant, je suggère à chacun de garder le silence sur ce qui a été dit dans cette pièce.

D’un hochement de tête commun, les autres membres agréèrent la consigne, au grand damne d’Emory qui quitta la séance dans une colère noire. La porte claqua, mais on l’entendit encore longuement vociférer à l’extérieur avant que sa voix ne s’évanouisse par-delà la cour. Arch, Criss et Armin quittèrent les lieux eux-aussi, escortés par le Sénéchal. Le professeur resta en retrait tandis que les anciens échangeaient encore sur ce qui leur avait été révélé. Son regard s’attarda sur Amalven, seul face à la fenêtre. Il l’approcha d’un pas décidé et ce dernier le remarqua, jetant un regard vers les autres :

— Pas maintenant Tadeus, murmura-t-il.

— J’ai besoin de réponses.

— Des réponses que je ne saurai vous fournir, surtout si j’ignore la question.

— Décidément vous ne savez toujours pas me mentir. Vous savez de quoi je veux parler. J’ai vu votre réaction, votre regard.

Il vérifia brièvement qu’ils n’étaient pas écoutés et reprit en taisant davantage sa voix.

— Quelle est cette chose ? Comment et pourquoi a-t-elle désigné les garçons ?

— Comme je vous l’ai dit, des réponses que je ne peux vous fournir. Je l’ignore.

— Alors pourquoi êtes-vous davantage intéressé par elle que par le danger qu’elle représente ?

Les yeux du professeur se plissèrent lorsqu’un rictus terrible déforma le visage de son interlocuteur.

— Je l’ai senti Tadeus, depuis tout ce temps… Par les grâces d’Eïsha, il n’y a aucun doute. Cette chose m’a appelé moi aussi. C’est peut-être enfin la chance que nous avons tant attendu. La clé de vos travaux.

— Qu’en savez-vous ?

— Briser les chaînes. Enfin… Il n’y a pas de hasard.

Hockman parût soudain hésitant, loin, très loin de l’enthousiasme d’Amalven.

— Non, je veux dire… Que savons-nous au juste à son sujet ? Rien. Qu’importe ce que vous avez senti et ce que nous pourrions en faire. Cette chose est dangereuse. Erathor ne semble pas se rendre pleinement compte de la gravité de la situation. Et en toute honnêteté… J’ai peur que votre jugement lui aussi soit altéré.

Ils se dévisagèrent un instant tandis qu’une tension palpable s’installait. Le professeur souffla finalement et son regard se porta à l’extérieur.

— Que vous ayez raison ou non… Je suis simplement inquiet, Ellehir. Toute cette situation… Vous dites vrai sur un point. Il n’y a pas de hasard. Quelque chose de grave se profile.

— Voilà bien longtemps que vous ne m’aviez pas appelé ainsi, pouffa Amalven.

— Les garçons ne sont pas prêts. Ils savent à peine manier la magie. Erathor voudra les emmener rencontrer l’ordre… Je ne peux me résigner à le laisser faire.

— Rien n’est fait. J’arriverais peut-être à raisonner le Sénéchal.

— Il n’est pas homme que l’on persuade.

— Si nous souhaitons tirer profit de tout cela, il le faudra pourtant.

— Quand bien même vous réussiriez. Qu’en sera-t-il de la suite ? Si les choses devaient s’aggraver ou que l’existence de la prophétie devait être divulguée… Le pouvoir appelle le pouvoir, vous le savez. Le Voyageur lui-même ne saurait les protéger de la mort qui les attendra à chaque affrontement.

— Il est surprenant de vous voir ainsi douter. Vous leur avez appris ce dont ils auront besoin.

— Une fraction, à peine.

— En ce cas vous continuerez.

— Vous semblez sûr de vous. Je n’ai pas ce luxe.

— La lame est émoussée il est vrai. Nous reparlerons de tout cela demain et nous aviserons, suivant la décision du conseil. D’autres sujets m’attendent.

Le professeur acquiesça et Amalven lui faussa compagnie, le laissant seul face à son reflet dans la vitre. Sous ses yeux, Arch et Criss franchirent les portes de l’autre côté de la cour. Au dehors, un amas de nuage voilait le ciel. Arch ignorait combien de temps s’était écoulé suite à sa perte de connaissance. Il ne pouvait en revanche pas ignorer le mal de crâne qui l’assommait depuis son réveil. S’il parvenait jusqu’à son lit, il ne s’en relèverait probablement pas avant plusieurs jours. Criss marchait à sa droite, muet comme une tombe. Il avait révélé à son camarade ce qu’ils avaient appris sur ses origines. Une fois la surprise passée, Arch n’avait plus prononcé un mot. Sur le chemin, les villageois cessaient leurs occupations et les dévisageaient avec méfiance dans le silence le plus complet. L’animosité initiale de certains avait tôt fait de disparaître, car Erathor ouvrait la marche, et tous s’écartaient à son passage. Les deux garçons esquissèrent un discret sourire en voyant le frêle Armin se tenir aux côtés du géant. Criss en profita pour crever l’abcès.

— Tu préfères que je t’appelle comment ? demanda-t-il un rictus accroché aux lèvres. Votre majesté et on reste sur un classique ?

— Très drôle, souffla Arch.

— Mon roi peut-être ? Oh, je sais ! Votre altesse. Je vais devoir te vouvoyer… Par les flammes de la grande forge, si tu avais vu la tête de Toffer !

Arch s’arrêta. Il toisa Criss d’un air absent et ce dernier pensa un instant être allé trop loin, mais le ton de sa voix trahit davantage l’incompréhension que la colère.

— Pourquoi il ne m’a rien dit ? Je lui ai demandé s’il savait quelque chose à propos de mes parents… Il m’a mentit, droit dans les yeux.

— Il a dit que c’était pour te protéger.

— J’aurai pu garder un secret… Alors pourquoi ? J’avais tellement besoin de savoir…

— Ne traînez pas derrière ! Avancez !

La lourde voix d’Erathor retentit un peu plus loin et les dressa presque au garde-à-vous. Ils reprirent leur route dans l’instant, sans un mot. Ils rejoignirent bientôt la bifurcation qui séparait les maisons d’Armin et du professeur. Les deux garçons s’y arrêtèrent à nouveau.

— Est-ce que ça va aller ? demanda Criss en discernant le visage blême de son ami.

— Je crois. Je vais probablement dormir jusqu’à demain. Ou bien passer la nuit à me poser mille questions.

—Tu sais Arch, je pense que le mieux à faire c’est encore de demander directement au professeur.

— J’aurai le droit à la vérité cette fois ? souffla-t-il de dépit. Je n’arrive même pas à savoir si je lui en veux. Tout est tellement… Qu’est-ce qui sera décidé demain hein ? Toffer va peut-être enfin réussir et nous faire quitter le village…

— C’est ça qui t’inquiète ? Tu ne rêvais que de partir…

— Je ne sais plus… J’ai l’impression de tirer un trait sur tout ce que je connais. Et puis toute cette situation… Il va se passer quoi maintenant ?

— Tout ira bien.

L’assurance dans la voix de Criss lui fit tourner la tête. Sa main tendue l’attendait et il la fixa d’un air hésitant mêlé de nostalgie. Comme le destin se montrait joueur d’ainsi inverser les rôles. Il esquissa un sourire discret en s’approchant, mais il ne dura pas. Le temps d’un battement de cil, la lumière autours d’eux parut s’effacer tandis que la peau de son camarade se couvrait de plaies et de cendres. Une froide étreinte lui effleura le cœur, à la fois douce et capable de le lui briser aussi facilement que du verre. Une peur, si profonde, que le jeune mage rétracta immédiatement ses doigts. Toisant Criss avec hésitation, il recula.

— Arch ?

— Je vais dormir, murmura-t-il faiblement, je suis extenué.

Sans un mot de plus, il s’empressa de tourner les talons et remonta le chemin. Chaque pas le rapprochait de la maison, mais Arch accélérait encore à chacun d’eux. Le souffle court, il empoigna le métal de la clenche et se rua à l’intérieur. La porte claqua enfin dans son dos et il se laissa glisser le long du montant en bois. Il serra le poing pour calmer la brûlure qui se diffusait dans son bras droit comme un poison. Elle s’atténua enfin et il poussa un long soupir, les yeux parcourant tristement les lieux vides. Dans l’obscurité et le silence, il replia les genoux sur sa poitrine et y plongea le visage.

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