3 - Alicia

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L’été était bien avancé. Allongée dans l’herbe à l’arrière de leur maison en bois, à l’ombre de la forêt, le dos relevé par des énormes coussins, Alicia profitait autant que sa fille d’un moment précieux de complicité, de bonheur partagé. La petite à cheval sur ses genoux pratiquait son jeu préféré. Elle ne se lassait pas de tenter de jouer à rabattre les cheveux frisés de sa maman, des cheveux issus d’une ascendance côté maternel et fruit d’un métissage d’horizons divers. Son rire chaque fois qu’ils revenaient en place enchantait sa mère.

— Eh bien, déjà à te moquer de ta maman ! Tu n’as pourtant rien à dire. Tu as ceux de ta grand-mère Nina, ma chérie, ajouta-t-elle de ce ton tendrement maternel tout en enfilant ses doigts dans la masse de cheveux de sa fille pour les titiller, sans parvenir à leur donner la moindre tenue. D’ailleurs si tu continues, je vais finir par t’appeler Pico toi aussi, coquine !

— Pico ? Pourquoi ? Mamie s’appelait pas comme ça.

La voix provenait d’une autre jeune femme affalée près d’elle, se prélassant côté soleil. Sa jeune sœur Nathalie que tous surnommaient Natty. Le parcours de son Grand Tour avait placé le village sur sa route. Et c’est ainsi qu’elle était arrivée quelques semaines auparavant et avait décidé de se joindre à l’équipe des Dragons. Rien d’exceptionnel par là. Elle ne cherchait pas à imiter son aînée. Elle agissait comme nombre de jeunes gens venus se tester, soit pour consolider une formation en vue d’intégrer les limiers, la corporation policière du Réseau, soit par simple curiosité.

Pour Alicia, son intégration parmi les Dragons répondait en premier lieu à un long héritage familial. Rien ne l’y obligeait, mais cela lui avait paru naturel. Elle avait toujours été fascinée par ces vieilles reliques dont elle était la gardienne en tant que première née de la dernière génération de la famille. De plus, la réalité virtuelle, bien utile pour les placer en situation lors des entraînements, avait sérieusement attisé son désir d’appréhender ce qui avait poussé tous ces gens à s’engager, parfois un vrai sacrifice pour le bien des autres. Ses recherches dans les archives lui avaient permis de comprendre ce qui pouvait justifier toute cette violence. Il faut dire que leur société partait sur les ruines d’une civilisation bien étrange. Les biens matériels et ces fameuses monnaies placés au premier plan, pouvoir et domination sous l’apanage d’un petit nombre, une ségrégation par l’habitat, de quoi perdre tout sens commun. Une liberté toute relative, une solitude à en crever, et du béton partout ! Pas étonnant qu’ils en soient venus à oublier ce qu’ils étaient et que tout ait implosé. Ces scènes qu’elle devait jouer avec souvent le point de vue du porteur de la caméra, cela tenait de l’insoutenable. À moins d’être possédé par une pathologie ou une trop faible empathie, comment avoir même l’idée de traiter ces propres congénères de cette manière ?

Même si la plupart des missions extérieurs comportaient une forte part de diplomatie, par l’héritage de leur ancienne civilisation, les dragons ont longtemps utilisé la répression. La violence face à la violence. Inimaginable aujourd’hui. Alicia en avait fait l’amère expérience. La justice réparatrice, des plus ordinaires pour eux, leur avait fait beaucoup de bien, autant à sa sœur, qu’à leur père et à elle-même qu’à l’homme responsable de la mort de leur mère. Un jeune homme tout ce qu’il y avait de plus ordinaire, trahi par son cerveau, condamné à une maladie que la science actuelle permettait de régler comme un rien, fallait-il vraiment l’emprisonner à vie ou le condamner à mort pour son crime ? Il avait tué parce que son cerveau l’avait trahi et enfoncé dans un délire des plus effroyables et modifiant irrémédiablement sa perception du monde, créant une distorsion de la réalité. La femme venue prendre soin de lui était un horrible monstre qui s’apprêtait à l’assassiner. Désormais, cet homme devait vivre avec ce qu’il avait fait. Pour tous, ce n’était qu’une horrible fatalité, nullement le fruit d’une volonté réfléchie et volontaire, ce genre de cas devenu exceptionnelle.

Du temps de ses aïeux, cette forme de justice n’en était qu’à ses balbutiements. Pas la violence, loin de là. Quand la subtilité et le dialogue ne fonctionnaient pas, comment rester insensible quand des personnes se faisaient maltraiter d’une manière si… Alicia en frissonnait rien que d’y penser. Et encore, s’il n’y avait que des humains dont il fallait avoir peur. Même si cet… impossible tenait de l’improbable, qui sait jusque quand l’existence d’individus se préparant à toute éventualité resterait vaine ?

Elle avait été surprise de l’envie de Natty et avait discuté plusieurs fois avec elle, lui rappelant sans cesse que rien ne l’obligeait à suivre cette voie. Cependant, depuis qu’elle connaissait cette corporation, Natty avait été impressionnée par leur esprit de corps. Elle avait toujours voulu s’y essayer. Et non seulement elle s’y était parfaitement intégrée, mais elle était aussi particulièrement douée. Après tout, elle avait toujours le choix d’aller tester autre chose ? C’était un des objectifs du Grand tour, découvrir le monde, les humains qui y habitent, la multitude de langues, de cultures, d’arts de vivre, pour s’ouvrir des possibilités et se découvrir soi. D’ailleurs, il n’y avait pas que les jeunes adultes qui le pratiquaient. Cette option était ouverte à tous, à chaque étape de sa vie. Mais Alicia se demandait si sa sœur irait jusqu’au bout, jusqu’à être reconnue apte à intégrer les dragons au point d’avoir connaissance de leur ultime secret, la seule et unique raison de leur survie au fil du temps.

— Tu dois être trop jeune pour t’en rappeler. Mamie Nina ne partageait non pas seulement le prénom de son aïeule, mais aussi son surnom. Elle aussi, de ce qu’elle me racontait, se faisait appeler Pico à cause de sa tignasse indomptable, comme elle l’appelait. Cela provenait du personnage d’un vieux livre d’avant, un petit garçon aux cheveux dessinés tout aussi fous et indisciplinés, et presque la même couleur. Ça doit sauter une génération.

— Mouais, pour le reste, elle tient de son père. J’aurais bien aimé qu’elle ait tes yeux, parce qu’avec ceux-là, elle va faire des ravages !

— Ben alors, petite sœur ? Tu voudras bien attendre de faire les tiens pour ce genre de commentaire ? Comme si on choisissait !

Les yeux noirs et fin de la jeune mère se fermèrent lorsqu’elle éclata de rire, suivie de peu par sa comparse. Les prunelles de son homme, ce gris clair si intense, d’autant plus marquant quand son teint se hâlait sous le soleil d’été, comment en vouloir à sa sœur ou à qui que ce soit de les trouver magnifiques. On aurait dit un acteur de ces vieux films en 2D, choisi uniquement pour son physique. Elle-même adorait s’y plonger, et elle devait bien l’avouer, c’était exactement ce qui l’avait attiré chez lui la première fois qu’elle l’a rencontré, lors de son Grand tour justement. Sans regret ! Cet homme était plus que cela, tellement plus beau à l’intérieur. Elle se sentait si bien avec lui, ils avaient tissé des liens profonds, une connexion indéfectible, un amour dont elle n’était pas prête de se lasser. Ils avaient choisi de partager leur vie et quand l’occasion s’était présentée, de fonder une famille. Elle l’aurait même suivie jusqu’aux îles britanniques, sa région natale, s’il le lui avait demandé, mais il avait voulu rencontrer les gens chers au cœur de sa douce, et après tout, la terre était leur maison.

Les rires juvéniles avaient cessé. L’enfant ne jouait plus avec les cheveux maternels. Elle n’appuyait plus dessus, n’y enfonçait plus ses doigts. Intriguées, sa mère et sa tante la virent suivre quelque chose du regard, au-dessus, sur le côté, puis tourner la tête.

— Mais qu’est-ce que tu regardes comme ça ?… Prisca ? Ma belle ?

La gamine ignora sa mère. Elle se redressa sur ses petites jambes, continua son manège, comme si elle traquait quelque chose avec ses yeux, avec ses mains. Pourtant rien. Pas un insecte, pas un pollen, rien. La petite se mit à jouer, essayait d’attraper, s’esclaffait chaque fois qu’elle rouvrait ses mains vides, puis repartait à l’attaque tout en babillant son petit charabia d’enfant de deux ans, tournant parfois sur elle-même.

— C’est pas la première fois qu’elle fait ça, ces jours-ci. J’aime pas ça, c’est trop bizarre. J’ai jamais vu un gosse faire ça… Natty ?

Sa sœur observait la petite en silence, sourcils froncés.

— Elle n’en a pas l’air malheureuse non plus, mais… Viens ! réagit cette dernière en se levant.

Alicia la suivit, prenant la petite au passage. Elle se laissa entraîner jusqu’à la crèche où se trouvaient les bébés et les enfants trop jeunes pour suivre des cours, pendant que leurs parents étaient occupés à d’autres activités nécessaires à la vie quotidienne de la communauté. À cette heure, ils se dépensaient dans la petite cour aménagée pour eux. Les bruits de leurs jeux concurrençaient les aboiements des chiens du village.

— C’est bien ce que je pensais. Regarde ! Je crois que c’est pas la seule.

Les deux sœurs se placèrent en position d’observateur, comme le feraient des scientifiques avides de comprendre une nouvelle espèce évoluant devant leurs yeux émerveillés. La plupart des enfants en âge de se mouvoir seuls agissaient comme Prisca. Les prunelles des bébés suivaient une cible non-identifiable, comme fascinés, hallucinés. Et certains parmi les plus grands continuaient ce qu’ils étaient en train de faire, mais avaient parfois le tic de chasser machinalement d’un geste une chose qui les gênait.

La maman plissa les yeux, se concentra, essaya de toutes ses forces, jusqu’à ce que sa vue se trouble

— Je crois voir du flou des moments… Ou c’est la fatigue…

Les femmes échangèrent quelques mots avec les nounous, se décidèrent à interroger ceux capables d’exprimer des mots compréhensibles. Une autre petite fille tendit le doigt.

— Joli !

— Ça chatouille, gazouilla un petit garçon, apparemment en extase, les yeux clos vers le ciel.

L’inquiétude gagna tout le monde, et subsista, même lorsque les enfants cessèrent de s’amuser de cette drôle de manière, en espérant que ce n’était que cela, un jeu. Un peu difficile à croire tout de même, au vu de l’âge des concernés. Et surtout quand le golden de la crèche sortit en jappant à tout-va, s’arrêta brusquement et se mit à sauter joyeusement en l’air, comme pour attraper une mouche. Plusieurs fois. Natty rejoignit l’animal et le calma quelque peu, avant de l’inviter à lui montrer avec quoi il voulait jouer. Le chien aboya deux coups vers elle, pointa ensuite son museau vers son objectif initiale pour japper encore un coup, avant de pencher la tête en gémissant un peu, comme dépité.

— Alie, je vais finir par croire ces histoires de fantôme…

La susnommée serra sa fille dans ses bras, éprise de crainte autant que de détermination.

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