4 - 1 Élie

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Je n’arrête pas de penser à papa. Qui était-il ? Après tout, je le connais si peu. Il n’apparaissait qu’en de trop rares occasions, et les fois où nous avons été le retrouver sur le continent se comptent sur les doigts d’une main. Ses longues absences, j’ai vite compris que ce n’était pas pour le plaisir. Je garde l’image d’un homme puissant, fière, respecté de tous. Pour moi, il se battait pour un monde idéal, il n’hésitait pas à aller au feu pour un monde meilleur, plus juste, un monde paisible, comme nous bénéficions sur l’île.

Dans ma tête d’enfant, il était le héros qui combattait les méchants.

Je l’avais un peu idéalisé, je crois. De la pensée magique, tout ça. Je n’étais qu’un gamin comme les autres.

Je dois bien l’avouer. Je dois l’accepter. Ce n’était pas lui qui allait au front. Ce n’était pas lui le héros de l’histoire. Juste l’instigateur. Un chuchoteur.

Même si j’ai compris pourquoi, aujourd’hui cela me gêne.

J’ai interrogé Yahel à ce sujet. Elle a tenté de me rassurer.

— Tu n’as pas à en être gêné. C’était un accord entre ton père et tous ceux qui s’engageaient dans le combat. Il était là à sa façon. Il avait aussi son rôle à jouer, comme chacun de nous. Quand il était présent, nous le gardions en sécurité à l’arrière. Il ne se battait pas, il ne prenait pas les armes. Du moins nous l’évitions au maximum. Il était la figure emblématique de son mouvement, le symbole vivant de son rêve. Plus longtemps nous le gardions en vie, plus longtemps son rêve perdurait et s’enracinait. Lorsque nous trouvions des âmes errantes ou de nouvelles communautés, le moment où ils le rencontraient lui, c’était magique ! Comme si c’était gagné. Enfin… pas toujours, mais souvent. Très souvent. J’ignore si c’était de la diplomatie, de la fascination ou son charisme naturel, peut-être un peu de tout cela. Ton père, il dégageait une sorte d’aura. Mais il y a autre chose, en effet. Une crainte le taraudait, qu’il n’a avoué qu’à très peu de personnes : s’il mourait au mauvais moment, il risquait de devenir un martyr. Il devait d’abord s’effacer progressivement et le mouvement vivre sans lui. Notre combat ne devait absolument pas devenir une vengeance. Alors, pour nous, le protéger, c’était une évidence… Aux autres, il ne cessait de clamer l’inverse.

— C’est pour ça qu’il a retardé la guerre contre l’ouest ?

— Non. Du moins je ne crois pas. C’est plutôt l’inverse. Elle ne l’avait pas compris à l’époque, mais… Si on avait continué, on aurait tous été massacré. Des années plus tôt. Nous serions tous morts, notre région, notre réseau, mon village, le rêve de ton père, anéantis. Dans la durée, la méthode des dragons ne pouvait pas être la bonne. La lutte ne devait pas passer par les armes, mais par les mots.

— Elle, tu veux dire…

— Oui. Tara. Il a sauvé sa vie.

— Pourtant, c’est lui qui a fait appel à elle.

— Plus tard, oui. À elle comme à tout le monde. Il a attendu le plus longtemps possible, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre choix. Il ne l’a jamais dit clairement mais… Je le vois comme ça. Lui, il t’aurait expliqué : il voulait préserver la vie de tous. Son rêve, c’était la paix. Faire couler le sang, ce n’était plus la paix. Voilà pourquoi Tara, comme tant d’autres, allaient au combat pour lui et accomplissaient ce sale boulot à sa place. Les temps l’imposaient. Décider de rassembler le maximum de Dragons pour se lancer dans une véritable guerre n’a pas dû être une décision facile à prendre. Et il ne l’a pas prise pour nous. Il n’a fait que nous réunir, et la décision le fruit d’une volonté commune.

— Il n’y a parfois pas d’autre solution.

— Non. Mais Tara te l’aurait dit. Que retiendront les générations futures ? Quelle image donnerait une civilisation bienveillante avec un fondateur qui a trempé ses mains dans le sang ? Que nous le fassions était déjà un risque.

— Annoncé comme ça, je ne peux m’empêcher de penser que les autres, vous, les dragons, vous vous sacrifiez pour lui.

— Élie, toi aussi, tu es un dragon. Est-ce à cela que tu as pensé au moment où tu as commencé à persuader tes amis de nous rejoindre ?

— … Non.

— Pareil pour nous. Si nous nous sacrifions, ce n’était pas pour lui, mais pour son rêve. Son rêve que nous avons fait nôtre. Et crois-moi, lui aussi se sacrifiait. Si tu avais vu son visage chaque fois que l’un de nous revenait blessé, ou pire… Alors tu ne peux pas penser cela. Tu n’en as pas le droit.

Yahel n’avait pas tort. Son visage contrit chaque fois qu’il réapparaissait devant maman, sa manière de nous serrer très fort avant son départ, tous ces signes subtils prouvaient sa souffrance de vivre loin de sa famille.

Comme je ne répondais pas, elle s’est excusée.

— Pardon. Après tout, c’était ton père. Et quelque part, tu as aussi été sacrifié. Il a dû beaucoup te manquer, quand tu étais gosse. Il a été peu présent pour vous… Allez, avoue-le !

Je n’ai pu que l’admettre, en effet. Je voulais qu’il soit fier de moi. Je voulais être digne de lui. Son successeur, comme tout roi doit avoir.

Quelle naïveté. Ce n’est qu’en me retrouvant sur les lignes de feu, proche d’un ennemi dangereux pour le réseau, aux côtés de gens luttant pour des idéaux proches des nôtres, que j’ai réalisé l’ampleur de la tâche devant laquelle ceux de la génération de mes parents se sont retrouvés. Bien en sécurité sur mon île, l’histoire du monde et ses civilisations successives ont pourtant baigné mes leçons. Mais la vie simple d’enfant que je menais alors ne me permettait pas de comprendre le piège dans lequel était englué nos prédécesseurs. C’était un monde que je n’ai pas connu, que je ne pouvais connaître. Les paroles des vétérans et de ceux que nous parvenions à libérer de ce pays sous la coupe de l’oppression commencèrent à faire germer la graine de ma compréhension. Puis mon infiltration dans cette zone, dans cette société froide, inhumaine, où le matériel comptait plus que l’humain et au pouvoir entre les mains d’une poignée d’individus, permit son éclosion.

Un rêve.

Oui, le Réseau, au départ, n’était bien qu’un rêve. Une utopie imaginée par quelques individus à travers le monde, las de vivre sans but. Au départ, ils n’étaient peu ou prou que deux ou trois milliers de personnes, la plupart disséminés à travers le pays où s’était installé mon père. Cela représentait en moyenne une centaine d’individus par région, plus quelques dizaines d’autres dans les pays limitrophes. Ironie du sort, la technologie leur a donné l’avantage de se trouver et de s’associer, de réfléchir, de rêver ensemble le monde de demain, un monde plus sain pour les générations futures. Oui, cette même technologie dont l’objectif était juste d’améliorer les communications, un progrès considérable pour la diffusion des informations, avait contribué à l’emballement économique, poussant chaque jour un peu plus à une consommation frénétique. Certains en ont retrouvé son usage premier. Et ainsi se sont rassemblés des gens de tous horizons, de toutes disciplines, réunissant des corps de métier et des compétences se croisant rarement par ailleurs : agriculture, élevage, alimentaire, informatique, construction, social, culturel, service, et que sais-je encore. Le commerçant côtoyait l’artiste, le financier palabrait avec l’électricien et l’infirmier, le cariste avec le boulanger, le fleuriste, l’artisan, le trader et l’assistant social. Divers talents se regroupèrent, les cerveaux bouillonnèrent, les idées fusèrent, jusqu’à ce qu’une voix inconnue joue les étincelles.

Deux mots ouvrant sur une infinité de possibles.

Et si…

La voix fut lue et écoutée, de plus en plus. Puis elle fut suivie. La voix de mon père. Au final, usant des mêmes stratégies que les influenceurs, haters et groupuscules malveillants sur les réseaux sociaux, passant aussi par des groupes fermés, des sites exclusifs, réservés aux possesseurs des codes, jusqu’au dark web, le rêve a passé l’autre côté du miroir. Et les rencontres virtuelles devinrent réalités. Les fondations d’une nouvelle société furent coulées en toute discrétion, en parallèle de la dominante. À peine une rumeur dans le ventre du monstre tentaculaire. De simples petits cailloux assemblés à force de patience, chacun intervenant dans la mesure de ses moyens, trouvant sa place, son ou ses rôles à jouer, se découvrant même parfois des talents cachés dans ce maillage de petites pouponnières à idées.

Un travail de titan, surtout pour éviter de rentrer dans le système. Comment agir sans argent ?

Certains fouillèrent et dénichèrent terrains, bâtiments, anciennes structures militaires laissés à l’abandon. D’autres interceptèrent denrées et matériaux destinés à la destruction. Des routards invétérés, de “pauvres âmes” issues de la rue, de l’exil, des laissés pour compte ne furent pas en reste. Ceux que la société percevait comme des bons à rien, des rebuts se révélaient des pros de la survie aussi efficaces que des survivalistes chevronnés. Parmi eux se trouvaient les plus débrouillards et les plus astucieux, capables de faire beaucoup avec si peu. En parallèle, les férus du high tech et autres geeks travaillaient déjà à la création d’un réseau à part, comblant les connexions déjà existantes, qu’elles soient virtuelles ou réelles. Leur réseau. Et ce simple nom est resté.

Le Réseau débuta son travail d’assistance en interceptant une partie des flots de réfugiés issus des premiers enchaînements de calamités. Des villes, puis des pays virent leur économie s’effondrer. Une épidémie par-ci, un tremblement de terre par là, un conflit armé supplémentaire, des pénuries, les prix galopants vers les sommets… Plus le temps passait, plus leur aide était nécessaire, mais plus il était difficile pour ce petit monde de rester invisible. La montée des extrêmes en parallèle poussa très vire à la réflexion. Il devenait important de penser protection.

Ce qui a réellement permis l’émergence rapide de ce monde nouveau, c’est bien l’effondrement de l’ancien. Des humains sans repère, des masses sans ressource, face à la fatalité d’un monde en ruine, incapable de survivre à une succession de coups durs et de catastrophes qu’ils ont eux-mêmes amenés et provoqués, voilà les conditions pour une prise de conscience globale. Sinon, il aurait fallu des siècles encore, ce que l’humanité et son environnement n’avait plus. Tels des drogués ayant touché le fond, ne pouvant tomber plus bas, ce qui ne parut au départ qu’une bande d’hurluberlus irréalistes se transforma en bouée de sauvetage. Sauf que lorsque tout est parti en vrille, lorsque le château de carte déjà effrité s’est écroulé, mon père n’était entouré que de ces quelques milliers de gens pour faire face à la débâcle.

Pas étonnant que, malgré toute leurs préparations, malgré ce besoin d’anticipation pour freiner la vague d’autodestruction en vue, ils furent submergés, noyés sous le chaos du tsunami. Des tsunamis. Car lorsque leur pays de base s’est écroulé, situation inévitable dans un monde où tout est complexifié et relié, il s’est passé ce que l’on pouvait observer lors de chaque événement dramatique où les institutions établies par la belle société manquait de moyen : soit l’entraide entre simples citoyens était de mise, soit le chacun pour soi et la peur, avec pour résultat la terreur, la violence et la folie. En somme, d’autres vagues mortelles successives.

La communauté de mon père dut se parer de ces mêmes artifices pour faire face à ce monde en plein bouleversement, présentant une part sombre pour protéger et défendre un opus éclectique composé de notes multiples et variées, partage, respect, liberté et paix parmi les plus marquées.

On donna à mon père le titre de roi.

Quel choc le jour où maman m’a expliqué que ce n’était qu’un titre honorifique. Une pacotille, un subterfuge. Du vent. Le fruit d’une blague entre les premiers qui l’ont suivi, référence au tatouage sur son torse. Un surnom resté dans les annales. Mais un titre utile pour rassurer nombre de gens issus d’une société dirigée par un seul individu, ou pour servir de cible durant la période où il fallut affronter les fondateurs de petits royaumes, en général de petits tyrans opportunistes.

Pour l’extérieur, mon père donnait ainsi l’image d’un roi entouré de son armée, avançant à travers les terres pour unir à nouveau les humains en un même État nation, gage de stabilité et de sécurité. Un conquérant pour ceux voulant conserver leur pouvoir chimérique, qui n’imaginaient le monde humain que comme une lutte de pouvoir, un combat entre un petit nombre de dominants aptes à régner sur une masse de dominés.

En vérité, un roi qui refusait courbettes et révérences, génuflexions et adulations, privilèges et servitudes. Un roi qui ne voulait qu’être un humain parmi les humains, qui aspirait seulement à partager ses savoirs et ses espoirs.

Un roi-guide.

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