6 – 1 Élie

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Prendre du recul m’a permis de faire face à ce qui nous attendait encore.

J’y suis retourné, à l’ouest. Et pourquoi ?

Pour prendre de plein fouet le résultat de nos actes. Le retour de bâton.

Nous sommes mis en jugement. Nous, les dragons.

Jugés pour avoir suivi la voie de mon père.

Voilà comment ont tourné les rencontres de ces derniers jours.

Profitant de la visite de Yahel, alors de passage sur l’île pour se recueillir sur le mémorial de papa et de Tara, je suis reparti avec elle. Elle a su me motiver. Marc aussi. Laisser Yahel lui crevait le cœur, mais il retournait au village pour épargner à la petite Nina de revenir dans un pays dont elle ne voulait plus entendre parler. La joie de vivre de cette enfant depuis que ces deux-là l’avaient adoptée faisait plaisir à voir. Je comprenais parfaitement la volonté de ne pas ternir le tableau. Être séparée un moment de sa nouvelle maman aussi tôt sera déjà difficile. La petite en était toute chagrinée, mais quand ce fut son tour de me dire au revoir, elle m’a chuchoté qu’elle était rassurée de savoir que c'était moi qui accompagnais sa maman.

Et me voilà de retour dans ce territoire de l’Ouest. Depuis quelques semaines déjà. Des semaines qui n’ont été qu’une suite de réunions et de débats.

Les enjeux sont énormes. L’avenir de tout un pays est mis sur la table. Une question qui nous concernait. Comment ses habitants imaginent leur futur ? Et ce futur se ferait-il avec ou sans nous ?

Depuis la mort de leur chef et la dissolution du reste de gouvernement, l’Ouest frôle la guerre civile. Ceux qui regrettent leur commandeur dans un camp et les partisans de la liberté de l’autre. Pour les premiers, nous sommes une cible, les coupables des maux actuels. Les rebelles qui avaient demandé notre alliance sont aussi visés. La propagande du gouvernement déchu a fait son œuvre, mais pas seulement. Tout est déstabilisé et risque d’entraîner notre propre réseau de communautés, déjà fragilisé par tous les efforts en humains et matériel fourni dans le conflit. La communauté de Plaine Centrale n'est pas la seule à avoir émise quelques réclamations. À juste titre. Les conflits n’épargnent personne.

J’ai assisté à quelques séances, histoire de me mettre dans l’ambiance. Et quelle ambiance ! Parmi tous ces gens, certains ne nous acceptent pas. Ils ne tolèrent pas que d’autres membres de leur peuple soient intervenus pour eux. Ils renient la vérité. Ou alors certains sont des profiteurs du système qui a eu cours jusqu’ici. Après tout, il y en a toujours. Mais la plupart n’aspirent qu’à retrouver une normalité dans leur quotidien. Une vie simple et bien ordonnée dont ils connaissent les codes. Tout comme nous. Sauf qu’ils ignorent nos codes. Ils les imaginent.

Pour résumer : pas de changement. Voilà ce que beaucoup espèrent. Un espoir vain. Ils ont cru dévier les effets de l’effondrement global, tout cela pour basculer dans le despotisme à un point tel que pour ceux qui se rappelaient leur démocratie et leur liberté, ce n’était plus tenable. La révolution n’était plus un choix, mais une question de survie.

Tout en écoutant les débats, je survolais quelques rapports des précédentes sessions. Des comptes-rendus accablants des enquêtes visant le gouvernement déchu ne m’apprirent pas forcément grand-chose de plus que ce que j’avais pu constater par moi-même, et au final rien de bien innovant par rapport à toutes les dictatures ayant déjà sévi auparavant. Mais aussi les constatations de conséquences déplorables. Comme après nombre de guerres, les actes de vengeance n’ont pas manqué à l’appel. Des anciens politiques repentis, des militaires réformés, des délateurs dénoncés à leur tour, tous subissant la vindicte populaire entre le rouage de coup en pleine rue par leurs propres voisins à l’assassinat.

Des habitants du Réseau se sont portés volontaires pour témoigner de leur vie quotidienne. Des représentants d’autres communautés au statut particulier sont également intervenus. Des communautés de la taille d’une ville, d’une petite région, voire d’un pays, qui ont conservé leur indépendance, pas encore prêt à partager l’intégralité de nos valeurs mais qui ne visualisent que des avantages à rester en relation avec nous. Le Prince en personne a fait parvenir une vidéo où il ne tarit pas d’éloge sur nous. Tout cela présente le Réseau comme une confédération à l’échelle d’un petit empire. Une confédération unissant un melting-pot hétéroclite et multiculturel d’états de taille et de fonctionnement variés. Un objectif commun clairement rappelé à l’assemblée : aboutir à une société sereine, humaniste, plaçant le peuple en premier et maître de lui-même, sans soucis de dominance

Par contre, grosse surprise pour beaucoup d’entre nous ! Une logique imparable certes, mais tout de même.

L’ouest avait envoyé plusieurs “taupes” vivre parmi nous ces dernières années.

Les retours avaient foutu en rogne les autorités qui finirent par abandonner ce type de mission. Cela coûtait trop pour trop peu, avaient-ils évalué. Quelle ironie.

Un certain nombre d’espions était revenu, mais sans résultat probant, incapables de donner un état précis de nos structures et de notre propre gouvernance.

Quelques témoignages m’ont marqué. Du côté des ex-infiltré, cela valait le coup.

— C’est à n’y rien comprendre ! Ils ont établi des communautés ne dépassant pas deux ou trois mille individus. Les grandes villes, ils les sectionnent par quartier. Je trouve quelqu’un qui semble diriger le coin, mais il est pas tout seul, loin de là. Je suis allé assister à ce que j’imaginais des conseils municipaux, mais chaque fois plusieurs dizaines de personnes participaient à ces réunions de quartier ou de villages, et une centaine au moins pour des problèmes concernant une grande agglomération, sans qu’aucun soit élu ! Ils font tourner les responsabilités, qu’ils m’avaient expliqué. Et ça causait dans tous les sens, et le pompon c'est ces ateliers genre gestion de projet ! J’ai aussi participé au choix d’un “représentant au Grand Conseil”, qu’ils appelaient ça. Il était tiré au sort ! Un Conseil dont je n’ai jamais pu en connaître les dates de réunion. Quant à son objectif, on m’a expliqué que c’était réservé pour des problèmes régionaux, si ce n’est tout leur fameux Réseau. Puis quelques mois après, ça change ! Une personne reste grand max un an d’affilée à un comité. Je suis étonné que ça tienne, ce système.

Sur les autres interventions, rien de bien concluant non plus pour eux. Ils avaient estimé nos réserves de nourriture trop insuffisantes, pas de transport de personnes ou de marchandises régulier ni de transaction commerciale, et pas d’entreprises ! Pas de grand palais abritant un chef d’État, ni de grandes casernes lourdement équipées. Ils n’avaient trouvé que de petites unités de dragons installées dans chaque communauté, ne gérant que des cas de mœurs, de violence et des querelles de voisinage, et un arsenal trop aléatoire. « Des paysans et des shérifs de village, c’est tout ce que j’ai trouvé » avait commenté un autre. En gros, ils en avaient conclu qu’ils ne risquaient pas grand-chose.

Quant aux autres fouineurs…

Les autres ne rentraient pas.

Ou ils finissaient par repartir, de leur propre initiative.

Ils avaient quitté leur pays soi-disant miraculeux pour revenir dans le Réseau. De ces derniers, nombreux avaient été ceux à vouloir témoigner en notre faveur, mais aussi lancer l’alerte auprès de leurs anciens compatriotes sur les défauts de leur société.

Un des échanges a même amusé l’assemblée.

— Veuillez excuser mes compatriotes, ils ont jugé un peu vite, il me semble. C’est pas parce qu’il n’y a pas de temple de la consommation que cela en fait des arriérés. Pour des paysans, ça bouillonne de cerveaux, je trouve ! Si, je vous assure, vous devriez voir ça. Au début, j’ai mis un moment à comprendre de quoi ça causait autour de moi. En fait, je me trouvais au milieu d’une pépinière à idée. Des gens de différentes disciplines, sciences dures et douces mélangées, tous dans la recherche et l’innovation. Des linguistes, un musicien et un prof de langue des signes s’étaient associés à un acousticien, des physiciens et des biologistes pour étudier les langages de la faune. Des médecins, des chirurgiens et des ingénieurs parlaient de leurs travaux sur le corps humain. Ils exploraient des pistes pour remplacer les organes manquants ou paralysés. Cela faisait des années qu’ils étaient dessus, m’ont-ils expliqué. Et ils ont des sacrés moteurs !

— Hein, t’en a un ? lui demanda son voisin.

— Bien sûr !

— Je me disais que ta voiture était bizarre. Et tu as dû faire quoi pour en avoir un, vu qu’ils veulent soi-disant pas de fric ?

— J’ai juste eu à demander, répondit notre défenseur improvisé. Ils m’ont donné les plans, les matériaux – souvent de la récup’– et j’ai passé un super moment avec des gens supers sympa à monter tout ça.

— Oui, mais ça sert à quoi ? On ne trouve presque plus d’essence. Ou il y a des stocks cachés chez nous et c’est ça qu’ils veulent !

— Mais t’es con ou quoi ?

— Alors vas-y, dis-moi ce que tu mets dans ton super moteur !

— Ben… De l’eau.

Un petit élan d’hilarité et d’incrédulité se répandit dans la salle.

— Nous rappelons que tout cela peut se découvrir aux ateliers de partage et d’échange, pour ceux que cela intéresse, déclara un des médiateurs.

Autre intervention.

— Je m’attendais à des hurluberlus, des illuminés allant assister à de grandes messes pour vénérer leur gourou, à des gens forniquant dans tous les coins, ou passant leurs journées à picoler. Un peu l’image d’Épinal des communautés hippies. Au lieu de cela, j’ai trouvé des personnes impliquées dans leur vie quotidienne, soucieux du bien-être de l’autre et attentifs envers les enfants. Pas de culte, mais une multitude de petits temples pour ceux pratiquants une religion. Leur gourou, le fameux roi Mahdi, franchement, rien d’extraordinaire à noter. Je sais de quoi je parle, je l’ai croisé, aussi lors d’un de ces grands repas communs. Aucune vénération. On aurait dit un pote ou le tonton de la famille qui débarquait à coup de bises, d’accolades, de checks et d’embrassades. J’ai pas cru tout de suite ce que mes yeux voyaient. Ce grand black à l’air affable, avec ses dreadlocks et sa cruche à la main, c’était lui, notre grand ennemi ! Il m’a servi à boire et m’a serré la main quand les autres m’ont introduit, et il s’est installé avec nous. Tout ce qu’il y a de plus normal.

— Non ! Tu l’as rencontré ? Et tu n’as pas essayé de le tuer ?

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