6 – 2 Élie

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Yahel s’était pétrifiée et serrait ma main si fort… Ou était-ce moi, je ne sais. Si j’en croyais leurs dires, le premier homme avait vécu un temps dans la communauté de Marc. Pire pour le second ! Il avait croisé mon père ! Il s’était tenu juste à côté de lui, et il lui avait parlé !

— Vous vouliez que je fasse quoi, que je saisisse un couteau et que je le plante comme ça, là, devant tout le monde ? Y avait des gamins, tout de même.

Quelques huées ont poussé un des médiateurs à prendre la défense du témoin.

— En effet, les archives le prouvent, intervint l’un d’eux. L’objectif des missions espions était de déceler les cibles, les lieux stratégiques, pour frapper vite et fort. Notre gouvernement cherchait des matières premières pour combler nos pénuries, des terres et de la main d’œuvre. Il y a bien eu des tentatives de capture et de meurtre, mais par des mercenaires ou des avis de recherche avec enchère à la clé.

— Mercenaires qui se sont associés entre autres à des réseaux esclavagistes pour ce faire ! Des criminels n’hésitant pas à vendre des humains, je vous laisse imaginer pourquoi. Même si cela semble avoir capoté, cela reste édifiant !

C’était un des résistants qui avait éclaté, brandissant au milieu de son discours une feuille récupérée au milieu d’un fatras de dossiers manipulés à la hâte. Il a fallu une nouvelle intervention des médiateurs pour calmer la foule. Yahel a réagi d’une manière à laquelle je ne m’attendais pas. Elle a plaqué une main devant sa bouche pour se retenir de pleurer. Elle m’a fait oui de la tête quand je lui ai demandé si cela allait, juste un mauvais souvenir selon ses dires. J’aurais insisté si notre ex-infiltré n’avait pas repris la parole.

— J’ai suivi les ordres : j’étais là pour observer et apprendre. Et j’ai appris. J’ai été aidé dans ces fameuses centrales où tout s’organise. C’est un sacré boulot ! Je comprends ceux d’entre nous qui ont été un peu perdus. Pour notre génération, on nous apprenait que pour réussir, il fallait accumuler les signes extérieurs de richesse. Chacun sa voiture, sa maison, son barbecue, voire une résidence secondaire. Vous voyez le système des médiathèques ? Et bien tout ce qui n’est pas alimentaire, ils le gèrent un peu comme ça, par système de prêt. Au lieu d’avoir un appareil à raclette qui dort dans le placard pour le sortir trois fois dans l’année, on va en demander un quand a besoin d’en faire usage. Pareil pour la voiture, surtout que comme tout est géré en local, les déplacements sont plus rares. Les rues sont tranquilles, avec des gamins, des familles qui jouent au milieu de la rue, des places aménagées où les gens se retrouvent. Un peu ambiance de place du village le dimanche. C’est incroyable ce qu’ils ont accompli en quelques années. Parce que j’ai trouvé une société ouverte, où tout le monde se mélange, jeunes et vieux, hommes, femmes et enfants, malades et sportifs, croyants et non-croyants. Une société tolérante. Une société apaisée.

— C’est naïf !

— Peut-être… Mais n’est-ce pas ce qu’on souhaite tous ? Une société de liberté et d’égalité, dans un respect mutuel et éclairé. Au moins, eux, ils essaient. Vraiment. Et j’espère que cela durera.

— Vous êtes pourtant revenu, à ce que je vois.

— Oui. Et en récompense, on m’a enfermé. J’ignore combien de temps. J’avais de nouveau ce mal de crâne qui me rendait malade. J’ai toujours eu ce genre de crise dans notre capital, je sais pas pourquoi. Trop pollué, sans doute. J’ai quand même eu la trouille de ma vie. J’étais au courant pour toutes ces disparitions. C’est mon beau-frère qui m’a fait sortir, uniquement pour sauver sa réputation. D’après le petit message qu’il avait laissé au garde qui m’a fait sortir, j’avais échoué dans ma mission, alors j’étais viré sans état d’âme, et j’étais prié de ne plus remettre les pieds chez eux. M’a pas étonné vu que lui et ma cruche de sœur, qui n’a pas trouvé mieux que de se marier avec un connard pareil, avaient déjà largué ma mère à mon bon soin. Sauf que ma mère ne parvenait plus à acheter son insuline dont les prix ont grimpé ! On se serait cru aux US ! Maman avait déjà beaucoup perdu quand les banques ont fait banqueroute, et moi, sans salaire… J’ai pas cherché, je suis parti avec elle.

— Une dernière question : vous êtes vraiment sûr de ne pas vous être fait repéré ?

Yahel se leva, réclamant pouvoir répondre pour lui.

— C’est pas que nous ne doutions pas qu’il y ait quelques visiteurs opportuns mais… Nous souhaitons pouvoir accueillir toute personne qui le désir sans aucun à-priori. Aucun signalement n’a été reporté, nulle part sur tout le réseau. Aucun, car il n’a jamais été question de repérer d’éventuels espions parmi les nouveaux venus dans une communauté. Si nous l’avions fait, comment aurions-nous pu inspirer confiance ?

Des paroles à méditer. J’espère que cela aura laissé une marque dans les esprits de certains. En tout cas, cette confiance ou cette naïveté, peu importe, elle a porté ses fruits. La preuve en est du témoin suivant. Son discours fut d’autant plus accablant, mais toujours pas pour le Réseau.

— C’est comme cela qu’on me l’a vendu, notre soi-disant si beau pays ! Un miracle, grâce à notre nouveau chef ! “un grand homme qui a repris le pays en main avant que tout dégénère par la faute de ces incompétents et des étrangers”, qu’on ne cessait de l’entendre dire à ce semblant de télévision qui restait. Grand homme, s’il veut. Chacun son point de vue. Bref, moi aussi, j’ai été un peu perturbé par ce que j’ai trouvé là-bas. J’ai été accueilli dans une grande maison, une propriété de plus de trois cents mètres carré, je dirais. J’y avais ma chambre, j’avais droit à tout ce que je voulais. Tout ce qui m’était demandé, c’était de participer à la vie quotidienne. Tout ce que j’accomplirai me servirai, autant à moi qu’au reste de la communauté. On n’a jamais cherché à me manipuler ou me retourner le cerveau, ni à me faire travailler de force. Tout s’est fait suite à un premier entretien, puis d’autres à différentes périodes pour réviser ma situation si besoin. Je pouvais varier les jobs, et si je le voulais j’avais accès à des formations, le temps de trouver là où je me sentirais à l’aise. Jamais vu autant de libertés. Et les gamins, au lieu de rester enfermés toute la journée dans les bahuts, c’est pareil. C’est comme si toute la cité servait d’écoles. Ils apprenaient tout ce qui était pratique, du jardin à l’atelier de fabrication, à la centrale, dans les cuisines, partout ! Ils allaient toujours dans une école, mais par petits groupes, à des heures différentes, selon leurs rythmes, à ce qu’on m’a expliqué. Il y avait toujours des profs pour les cours théoriques. Jamais vu autant de profs d’ailleurs. Ni de soignants. Ah, et ce que mes congénères ont omis de préciser, c’est que c’était au contraire très organisé. Une gestion adaptée en permanence, en fonction des besoins. Et en effet, pas de routes envahies de gros camions. Ben oui, inutile en Europe d’affréter un transport sur des centaines de kilomètres pour avoir du poulet, des pommes et des tomates. Ça c’était valable que pour des produits plus exotiques, ceux qu’on trouve pas à côté de chez soi. On le savait déjà avant, mais bon. Et ça empêche pas d’avoir du café ou des kiwis. Beaucoup plus rarement, mais on les apprécie d’autant plus. La différence de cette organisation, c’est de répondre à la demande réelle, pas de faire de la spéculation. Vous voyez la différence ? Et pas un SDF, ni dans les rues ni planqués ailleurs ! Comprenez que quand je suis revenu ici, et qu’en plus aucune des promesses qu’on m’avait faites n’ont été tenues, j’ai pas cherché.

On lui demanda d’expliquer.

— On m’avait juré de prendre soin de ma famille le temps de mon absence. Quand je suis revenu, ma femme et mes gamins disparus, et notre maison habitée par quelqu’un d’autres ! Vous pouvez accuser ceux du réseau de sales cocos qui s’emparent des biens des propriétaires, mais c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Là-bas, ils ne prennent la propriété de personnes. Ils ne pensaient plus propriété. Ils le pouvaient : quand le bordel a commencé, les plus riches sont partis se planquer ou se sont fait massacrés. Les autres ont fui la famine et l’insécurité des villes. Les cartes avaient été rebattues. Certains propriétaires d’avant la chute sont revenus chez eux, mais ils ont été respectés. Tous avaient conscience d’être dans une phase de transition. Tout se faisait par le dialogue. La grande baraque où j’étais, les propriétaires y vivaient aussi. Avant ils n’étaient que deux dans toute cette surface. Ils ont donc accueilli du monde, et ils ne l’ont pas regretté. Ils ont fait de belles rencontres, se sont trouvés des amis. Ils ont compris l’illogisme d’une famille de dix logée dans un appartement six fois plus petit. Dans une autre grande maison, c’est toute une famille d’adoption que deux vieux ont gagnée. Deux vieux qui ne finiront pas en asile, car on s’occupe d’eux. Et si des proprios ne s’entendaient pas avec quelqu’un, ils procédaient alors à un échange. Cela a même sauvé des familles, évitant à un père alcoolique ou violent de partir à la dérive, ou une jeune mère seule et perdue avec son bébé de l’abandonner. De belles histoires où tous étaient entourés, prêts à être aidés avant que les drames arrivent.

— Et si jamais ça allait trop loin quand même ? Me dites pas que c’est si efficace que ça !

— Si un gars craquait, il était éloigné. Il disparaissait. Mais en général, on les voyait revenir, eux ! Comme prison, ils les délocalisent, les installent dans des lieux isolés mais décents, jamais ensemble, et expérimentent des programmes de thérapie comportementale.

— Et ceux qui ne rentraient pas, n’est-ce pas par justice expéditive ? N’avez-vous pas assisté ou entendu parler de situation où le coupable pris en flagrant délit était condamné et… sommairement si ce n’est sauvagement exécuté ?

— On m’en a parlé, que dans les premières années, c’était trop le bordel pour perdre du temps avec des salopards de violeurs ou de tueurs, mais que depuis ils développaient aussi différentes techniques par l’éducation, le changement d’environnement, jusqu’à de rares cas de justice réparatrice.

Sujet intéressant. Je suis curieux de savoir où on en est aujourd’hui quant au traitement des criminels. On part de tellement loin…

— Mais vu ce qu’on a retrouvé dans ses prisons et ses charniers, a-t-il continué, et ce qu’on n’a pas retrouvé surtout, l’Ouest est vraiment le plus mal placé pour juger ! Et c’est pas le sujet. Pour en revenir à mon sujet de départ, les femmes et les gosses se retrouvaient pas à la rue ! Parce que c’est là que j’ai retrouvé ma famille ! Ma femme ? Virée ! Ben oui, elle a pas pu faire garder notre petite dernière, refusée à la crèche pour cause de fièvre. Donc virée elle est arrivée en retard au boulot, et avec un gosse en plus. Impossible de retrouver du travail, donc les dettes se sont cumulés et elle a perdu la maison. Voilà ce qu’on m’a expliqué : c’était sa faute à elle. Alors qu’ils n’ont pas voulu lui avancer ma solde tant que j’étais pas rentré, et personne ne l’a aidée.

— À vous entendre, ils sont parfaits. Ne me dites pas qu’ils ne font pas pareil !

— Non ! Et fort heureusement. J’ai vu des parents avec des gosses malades, là-bas comme partout. Et bien là où ils étaient attendus pour une tâche, si c’était pas jouable de remettre ce boulot à plus tard, quelqu’un prenait la relève ou ils se débrouillaient sans en attendant, car pas d’astreinte de quota de production ou de profit à assurer. Sinon, il y avait toujours quelqu’un pour s’occuper des gamins. Toute la communauté s’entraidait. Ici, c’est du chacun pour soi. “Va voir l’assistance”, qu’on lui a balancé. Sa propre mère ! Et dans ces bureaux, tout ce qu’on lui sortait, c’était une montagne de formulaires à remplir et de justificatifs à fournir, pour des aides sociales qui ont été supprimées ! Même chose pour sa sœur : sans avocat, sans situation stable, elle a perdu la garde de son gosse. Au profit du père, qu’elle accusait pourtant d’abus sexuel ! Mais comme c’est lui qui avait l’argent, vous voyez de quoi je parle ! Vous pouvez dire ce que vous voulez, c’était déjà pas la joie avant, mais ici, c’était la même merde, en pire. Alors j’ai embarqué ma famille, sa sœur, on a été récupéré son gosse, et ciao !

— Vous avez kidnappé un enfant !

— Il se reconstruit doucement après les saloperies que son cher papa s’est permis avec lui, merci d’y avoir pensé…

Les réactions varièrent. D’un côté, ceux qui admirent qu’il n’avait pas tout à fait tort. De l’autre…

— J’entends le mot traître parmi vous. Mais pour moi, c’est mon pays qui m’a trahi. Cette patrie, que j’étais censée défendre bec et ongle contre les étrangers dont on nous bassinait la dangerosité. Le danger, c’est ici que je l’ai trouvé. Pas dans les quartiers les plus cotés, évidement. Faites un pet de travers là-bas, et allez savoir où vous finissez. Mais ils peuvent se vanter de la tolérance zéro, assurant qu’on peut parcourir nos rues sans risque de se faire agresser. Ce n’est pas là qu’ils avaient laissé les miens. Ce n’était plus pour eux. J’ai dû arpenter des quartiers isolés, à l’écart, gangrenés par les trafics de drogue et de prostitution. Des quartiers abandonnés, des populations entières. Et c’est de leur faute, bien sûr ! Comme c’est de la faute des femmes si elles se font violer ! Quelle blague… C’est là-bas que j’ai retrouvé les miens. Dans le dénuement le plus total. Alors oui, j’ai trahi. J’ai trahi ceux qui m’ont trahis et qui ont rejeté les miens. J’ai trahi et j’en suis fier ! Car ce pays m’écœure !

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