Un homme malade

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Onze heures sonnent dans les quartiers de Londres. Le retentissement des cloches affole les quelques oiseaux qui reposaient paisiblement sur leurs branches. Ils s'envolent au dessus des passants et des calèches sur l'avenue centrale, passant devant la titanesque horloge de Big Ben.

Il est également l'heure de la relève pour la Garde royale. Impassibles sous leurs bonnets à poils, ils passent le fusil à l'épaule et claquent leurs bottes reluisantes sur les pavés trempés, puis changent de place avec leurs camarades. Ils reposent la crosse de leur arme et replacent leurs bras le long de leur manteau rouge, la tête orientée vers l'entrée de Buckingham Palace.

Sur Mayfair, quartier avoisinant, un homme se presse. Il essaye de marcher le plus vite possible, évitant de courir. Malgré son jeune âge, il se déplace en s'appuyant sur une canne à chaque pas, manquant de s'étaler sur le trottoir après la moindre de ses enjambées. Ce jeune homme s'appelle Alaby Waysler. Il est âgé d'à peine une vingtaine d'années, et pourtant il est déjà souffrant. Tout remonte à quelques mois quand Alaby fut diagnostiqué de la tuberculose.

Enfant difficile épris de liberté, il fit plusieurs fugues dans sa jeunesse, ce qui lui joua des tours dans sa relation avec ses parents qui décidèrent tout bonnement, une fois adulte, de lui couper les vivres. Pour survivre, il s'essaya à diverses activités comme marin, mais il se lassa vite. Il préféra rester chez lui sans le sou, et envisagea de se lancer dans une carrière d'écrivain.

C'était son rêve, être connu, renommé parmi les hommes de lettres, devenir une référence pour les professeurs de littérature à Oxford et à Westminster. Mais comme beaucoup d'artistes le savent, le chemin vers la gloire par les mots n'est pas de tout repos. L'inspiration ne voulait pas du jeune Waysler, elle le trouvait sans importance et sans aventures à raconter, car oui, Alaby n'a jamais quitté le sol de l'Angleterre. Pour gagner de l'argent il choisit d'écrire des livres, mais pour écrire des livres il avait besoin de voyager, et donc d'argent.

Enfermé dans cette cage aux barreaux de désespoir, il se fit plus maussade et isolé. Quand les rares personnes prenant de ses nouvelles souhaitaient le voir dans son appartement de Mayfair, le concierge répond : « Mister Waysler ? Il n'est pas sorti de chez lui ! ». Et un jour, que la police vint toquer chez lui. Alaby leur ouvrit... et s'effondra sur eux, pâle et affaibli. On fit venir un médecin, qui affirma qu'il était tuberculeux. N'ayant pas les moyens de partir en cure, le jeune Alaby dut rester chez lui le plus possible, à l'agonie, ne sortant qu'une fois toute les deux semaines en moyenne dans son état lamentable, sachant très bien que chaque jour, chaque heure, chaque minute le rapproche de la mort qui l'attend, frétillant d'impatience.

Si le jeune Waysler se presse aujourd'hui, c'est parce qu'il y a une semaine, le gardien de son immeuble vint le voir pour lui donner une lettre laissée par un ancien ami à lui. Sur l'enveloppe figurait « 6 Mars 1819, pour Alaby Waysler, de la part de Lord Samuel Towence ». Ce nom disait effectivement quelque chose à Alaby, Samuel Towence étant son meilleur ami. Ils étaient dans la même classe à Oxford, et se sont perdus de vue depuis. Samuel était un homme de vertu passionné de littérature, et qui plus est un dandy fier de son titre de Lord. Issu d'une noble famille, il dut en hériter tôt ou tard. Dans cette lettre, ce dernier avait eu vent de sa situation et de son intention désormais évanouie d'écrire un livre. Il souhaitait instamment le revoir et lui donnait rendez-vous le 9 Mars dans un club privé près de Bloomsbury street pour dîner.

L'idée n'enchantait pas trop Waysler qui se déplaisait à sortir de sa demeure lugubre, cependant revoir Samuel l'enchantait également. Il se dit qu'il pouvait faire une exception en souvenir du bon vieux temps, et alla au lieu dit. Onze heures sonnèrent donc et Alaby Waysler se dépêchait d'arriver à l'heure. Il avait pensé à partir tôt le matin pour atteindre Bloomsbury street, qui était plutôt loin de son quartier à lui. Mais avec sa démarche lente, il lui fallut plus de temps que prévu, d'où son empressement le rendant déséquilibré dans sa démarche. Bien entendu, il était compliqué pour Alaby d'être dans les temps, car il n'avait pas de montre. Toute celles qu'il avait vu étaient trop onéreuses à ses yeux, il devait donc constamment tendre l'oreille pour entendre le nombre de coups que donnaient les clochers et les horloges accrochées ici et là.

Enfin, il arriva au club dont la pancarte se faisait remarquer de loin. Une tasse de thé posée sur un grimoire grand ouvert, tout ceci affiché sur une pancarte peinte en verte. L’intérieur de ce genre d'établissement choqua quelque peu Alaby, lui qui n'avait jamais trop fréquenté ces endroits. Les murs étaient décorés de portraits forts bien réalisés, sans doute des écrivains ou des artistes célèbres. Les odeurs variaient entre celle des cigares, du papier, ou de l'alcool.

Autour des tables se concertaient des hommes bien vêtus, bien rasés, et surtout bien portants. Il y avait un deuxième étage surplombant le rez de chaussée grâce à une balustrade. Le plafond était orné d'une fresque, comme dans les églises. Sur la gauche, le bar s'étendait sur plusieurs pieds, et à l'opposé sur la droite, une bibliothèque remplie occupait les lecteurs, en manque de réflexions à méditer. Ajustant leurs monocles, ils posent leurs yeux experts sur les histoires de mille et un auteurs aux talents remarqués. Il était même certain pour le jeune Waysler, que la plupart des auteurs qu'il avait lu à l'université se trouvaient ici.

Tout cela donc, impressionna le jeune Waysler, qui ne vit que depuis maintenant quelques secondes, une femme essayait de l’interpeller à l'entrée :

- Mister, vous m'entendez ?, dit-elle.

- Oh, excusez moi je ne vous avais pas vu, répondit Alaby gêné.

- Il vous faut laisser votre manteau et votre couvre chef ici, dit elle en montrant un placard.
Alaby s’exécuta et enleva son vieux béret, et son manteau froissé et tout plié. La dame les lui prit, et alla les mettre avec tout les autres vêtements dans le placard :

- Votre nom Mister ?, demanda-t-elle.

- Waysler, Alaby Waysler

- Juste Alaby Waysler ?

Encore une fois gêné de ne pas avoir de titre à donner à son nom, il affirma :

- Oui Misses, c'est cela...

- Je suppose que vous êtes attendu dans ce cas...

- C'est exact...
Elle voulut demander par qui Waysler avait été convié, mais juste avant elle ajouta :

- Oh, cependant Mister vous devez laisser votre canne ici également

- Ma canne ? Pourquoi ?

- Parce que ce sont les règles de notre établissement Mister, si vous voulez rentrer il vous faut me remettre votre canne...

Alaby avait honte de dire qu'il ne pouvait tenir debout sans cette canne, mais ne pas la donner reviendrait à être mit dehors et donc avoir fait tout ce chemin pour rien. Il serait cependant encore plus humiliant de s'écrouler au beau milieu de ces gens distingués et pour être ensuite viré également :

- Désolé mais je ne peux pas...

- Mister Waysler, dit elle en haussant légèrement le ton, si vous ne voulez pas me donner votre canne, je vais être dans l'obligation de vous sortir d'ici...

Le jeune Waysler préférait sortir debout, qu'entrer en rampant : - Non... encore navré, mais je ne vous la donnerai pas, ajouta Alaby en toussant.

- Mister, je...

- Que se passe-t-il ici ?, dit un homme qui s'approcha.

L'homme, un petit peu plus grand que la moyenne, portait une chemise d'un blanc éclatant et un veston noir sans bavure, sans parler de son pantalon et de ses chaussures cirées à en voir son reflet. Affichant une grande moustache qui lui couvrait la majeure partie des lèvres, il tira une bouffée du cigare qu'il avait à la main droite, et de l'autre main regarda l'heure qu'il était en sortant de sa poche une magnifique montre à gousset en argent, sur laquelle était gravé le travail d'un grand horloger :

- Bon Dieu Miss, vous voyez bien que ce pauvre diable a du mal à se tenir debout sans cette canne ! Alors soyez gentille et faite une exception pour lui !, dit l'homme qui avait un léger accent écossais.

Il s'agissait sans doute du gérant, vu la tête chancelante que fit la demoiselle et qui lui répondit :

- Bien, Lord Towence...

- Et demandez à Ernest de nous servir deux bières je vous pris, ajouta-t-il.

- Euh plutôt une tasse de thé pour moi s'il vous plaît, rétorqua Waysler.

Ainsi le propriétaire de cette établissement n'était autre que Lord Samuel Towence lui-même. Alaby aurait du s'en douter, Samuel était né à Glasgow d'où son accent des Highlands. Ils s'assirent tous deux autour d'une table ronde, sur des fauteuils en velour jaune, grands et confortables. Samuel aida Alaby à s'asseoir. Il posa sa canne sur le coté, et attendit que son compagnon s'assoit lui aussi : - J'espère que vous m'excuserez Alaby, dit Samuel. Je suis un tant soi peu exigeant pour la tenue de ma demeure... si je n'avais pas su que dans cet accoutrement se trouvait le seul Alaby Waysler, je vous aurais mis dehors moi même...

- Il n'y a pas de mal, peu de gens arrivent à me reconnaître...

- Ravi de faire parti du peu alors, dit Samuel en rigolant.

Une serveuse fort jolie à regarder vint leur apporter leurs boissons. Elle posa le thé et la bière sur la table.

- Je vous remercie Margaret...

Elle ne manqua pas de saluer et de repartir avec le plus ravissant des sourires. Samuel reprit une bouffée de son cigare :

- Ravissante créature, n'est ce pas ?, sortit Towence

Alaby afficha un petit sourire d'amusement à peine exprimé, avec les dames il aurait pu avoir du succès avant la maladie.

- … vous êtes donc devenu propriétaire d'un salon littéraire, dit Alaby pour changer de sujet.

- Mieux vaut choisir un métier qui rapporte et qui nous plaît, qu'un métier qui rapporte plus en nous enlevant tout plaisir... j'ai choisi la première solution.
Alaby but un peu de son thé :

- Pourquoi m'avoir fait venir ?

- J'ai su ce qui vous arrivez, c'est tragique à vivre et à voir... franchement j'ai l'impression de vous avoir fait sortir de votre tombe en vous amenant ici, vous pouvez à peine marcher...

- Et donc ?

- Waysler... on m'a dit que vous souhaitiez devenir écrivain... moi qui suis plumitif et qui apprend qu'un vieil ami souhaite se lancer dans l'encre et le papier, je n'ai pas hésité un seul instant... mais on m'a aussi dit que tout allait mal...

Le jeune Waysler se pencha en avant :

- J'ai été déshérité par mes parents et je me retrouve sans une livre, je n'ai aucune idée me permettant de rédiger ne serait-ce qu'une feuille de carnet, et comme vous l'avez si bien dis j'ai déjà un pied dans la tombe... Je me vois mal exercer un quelconque travail dans cet état, tout comme je me vois mal voyager hors de la Grande Bretagne, je ne me sentirais même pas capable d'aller jusqu'à Portsmouth en calèche...

- Que diable il ne vous reste pas beaucoup de temps parmi nous, essayez donc au moins ! Votre défaitisme surpasse l'entendement...

- Peu de temps et peu d'argent, même si je le voulais je n'en aurai pas les moyens...

- Moi j'ai les moyens ! Demandez moi et je vous donne votre aller pour Portsmouth, Paris, Rome, New York ou même Pékin si vous le désirez. L'argent ce n'est pas ce qui manque par chez moi, je vais vous le dire moi ce qui manque, ce sont des artistes. Des penseurs, des savants, des voyageurs, des personnes qui peuvent coucher sur les pages le récit de leurs exploits et le fruit de leurs rêves...

Samuel descendit le niveau de sa pinte, et soupira. Il regarda ensuite en direction de la bibliothèque :

- Vous voyez ce jeune homme au fond ?, demanda-t-il à Alaby.

- Celui qui écrit... oui je le vois.
Assis correctement sur une chaise de bois, le personnage en question semblait on ne peut plus concentré sur son œuvre. Un paquet d'ouvrages empilés à coté de lui sur le secrétaire, il trempait sa plume dans l'encrier puis écrivait, reprenait de l'encre, puis écrivait de nouveau...

- Il vient ici tout les jours, reprit Samuel ; c'est un habitué. Il prend la même place à la même heure, si bien qu'au bout de quelques semaines on le lui a réservé ce secrétaire. Il ne consomme pas, ne fume pas, il écrit et c'est tout ce qu'il fait.

- Il y a des gens nés pour ça et d'autre non...
Lord Towence s'enfonça dans son fauteuil, et recracha la fumée de son cigare qui s'envolait vers le plafond.

- Il a perdu son père à Waterloo, sa mère est morte en le mettant au monde, il n'a aucun contact avec son frère aîné qui travaille aux Indes, et il vit seul dans une chambre qu'il loue à l'année près de Dartford. Il y a dix ans, tous les autres salons littéraires comme celui-ci l'ont refusé, sauf moi qui lui ai laissé une chance.

- Ce pauvre homme ne doit pas être bien riche je suppose...

- Vous voyez cette rangée de l'étagère de gauche à moitié vide, dit Samuel. Savez-vous pourquoi elle est vide ?
Alaby regarda autour de la bibliothèque avant de dire :

- Parce que tout ces gentlemen assis autour sont en train de lire les recueils que contenait ce compartiment je suppose...

- C'est exact...

- Où voulait vous en venir ?

- … tous les livres de cette étagère, qui sont désormais entre les mains de mes clients, ont étés écrits par notre malheureux sur son secrétaire...
Alaby Waysler se sentait idiot sur le coup, mais ce n'était pas la première fois.

- De plus, ajouta Samuel. Il n'a jamais quitter le pays, même pour rendre visite à son frère...
Reprenant une gorgée de thé, Alaby dit :

- Cet homme a tout simplement eu un meilleur sort que moi, malgré ses problèmes. Qu'il s'estime heureux, pour mon cas, je ne pense pas être touché par la fortune de sitôt.

- Réfléchissez, Waysler... aucun de nous n'est immortel, vous nous quitterez bientôt. Vous n'aurez rien laissé derrière vous si ce n'est qu'un appartement sentant le renfermé, et une image des plus pathétiques à coller sur votre nom. Je vous conseille d'utiliser ce temps à bon escient, en essayant de laisser un poème, un conte, une nouvelle, un article, ou ne serait-ce qu'une lettre. Je compte faire éditer de nouveaux prodiges et j’espérais que vous en fassiez parti, donc si vous ne voulez pas tomber dans l'oubli... essayez encore une fois.

Sur ce, les deux amis entamèrent leur repas une fois leurs liqueurs finies. Ils parlèrent de leur vieilles années d'études, des anciens visages qu'ils avaient vu, qu'il voyaient, et qu'ils étaient susceptibles de revoir. Ils discutèrent des dernières parutions en date, il parlèrent des femmes, de leurs défauts, de leurs manies, de leurs beautés, et de leurs désirs. L'après midi passa comme le courant d'une rivière autour d'un rocher qui la coupe en deux. Le ciel grisâtre londonien s'assombrit, et les habitants allumèrent lanternes et lampadaires. Après avoir serré la main de Towence, Alaby Waysler récupéra ses affaires à l'entrée et ressortit. De l'odeur de tabac et de thé, il ne restait plus rien. L'air extérieur était lourd et il lui fallait rentrer sous cette atmosphère pesante. Il prit donc le chemin du retour, l'allure maladroite.

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