Un simple détour

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Marchant depuis à peine une dizaine de minutes, Alaby sentait des douleurs désagréables lui monter le long des cuisses, sans parler de la paume de sa main qui se creusait dès qu'il s'appuyait sur sa troisième jambe. Ses vieilles chaussures manquaient de glisser dès qu'il posait le pied sur le trottoir mouillé. Il se sentait faible, fatigué ; même si depuis le temps, il s'y était habitué.

Les passants dans la rue le regardaient avec un alliage de pitié, de dégoût, et d’amusement. Que ce soit un aristocrate, un pasteur ou encore un simple paysan, tous l'observaient, hommes, femmes et enfants. Ils s'éloignaient dès qu'il s'approchait, le fuyant comme la lèpre et la peste. Dire qu'ils n'étaient pas si loin de la vérité.

Pour échapper à tout ces regards qui le scrutaient, Alaby repensa à ce jeune homme qui écrivait et qui s'est vu accablé par le destin. L’absence de mère, la perte d'un père et l'éloignement d'un frère ont fait de lui un être à part, exceptionnel, marginal. On ne peut devenir écrivain par hasard, il faut vivre pour écrire, se délivrer de notre prison quotidienne. Il faut des choses à raconter, d'où l'importance du voyage.

Au fil des siècles, s'il y a bien eu des livres à succès, ce sont bien ceux contant les aventures en terres inconnus d'hommes agacés de voir les mêmes paysages. Ce jeune homme n'a jamais quitté le pays, et il est pourtant arrivé à entrer dans le panthéon de la littérature. Si lui a réussi en ne faisant rien, alors Alaby se disait qu'il pourrait faire mieux en sortant d'ici. Lord Towence disait peut être vrai, il faut laisser une trace de nous dans l'histoire.

Le jeune Waysler se demanda alors par où commencer. De quoi parlerait le livre ? De guerre, de politique... non, beaucoup trop compliqué pour un homme sortant à peine de ses études. Une romance... sûrement pas, étant donné qu'il n'a rien connu de tel. Il lui fallait quelque chose qui lui parle, qui le représente, qui lui est propre. Une aventure, un voyage, une épopée. Vu sa démarche, il n'irait pas jusqu'où il pourrait espérer, mais la moindre tâche d'encre faite de sa main en dehors de Londres serait déjà une trace pour Towence.

Alaby Waysler pensa à l'époque où il travaillait comme mousse sur une vieille goélette de la marine marchande. Le capitaine l'avait prit sous son aile, et lui avait inculqué les rudiments du métier. Sextant, longue-vue, phoque, gouvernail, canons et navires n'avaient plus aucun secrets pour le jeune marin. S'il voulait rédiger son papier, chercher un bateau où il pourrait servir serait un bon début. La Tamise regorge de quais remplis de capitaines à la recherche d'hommes chevronnés pour les aider. Alaby se doutait bien que si par chance un navire le recrutait, il ne serait pas attelés aux tâches les plus ardues, mais pour lui, nettoyer la coque serait déjà bien, et cela lui laisserait du temps pour écrire.

C'est en imaginant ce projet qu' Alaby s'égara dans ses songes, et perdit également ses repères. Le jeune Waysler avait marché trop en avant, manquant l'avenue qu'il devait emprunter. Mais qu'importe, car en faisant encore quelques pas sur sa canne, une ruelle étroite et sombre l'amenait exactement là où il devait aller.

Malgré l'aspect macabre et lugubre qu'affichait ce passage, il s'y engagea. La pénombre cachait bien sûr, maintes personnes peu recommandables. Des personnages mystèrieux l'observaient, appuyés sur les murs et fumant leur tabac bon marché. Assis par terre, des hommes ivres dormaient la bouteille encore à moitié pleine près d'eux, et pour les rares individus un tant soit peu distingués qui traînaient là, leurs visites avaient pour but la compagnie de femmes peu vertueuses, ou plus que de la compagnie s'ils avaient les moyens. C'est à l'ombre des meubles que grouillent les cafards, il en est de même pour Londres.

Les banlieues de la capitale moisissaient dans la perversité, comme une pomme qui pourrit dans un coffre sans lumière. Près de Mayfair, de tels endroits restent minoritaires, mais dès que vous alliez vers Whitechapel, c'était l'inverse qui se produisait. On y trouvait plus de trafiquants et de damoiselles à son goût, que d'endroits ou dormir... du moins dormir seul. Cette allée sembla s'étendre bien plus loin pour Alaby, et lui-même ne savait pas pourquoi. Peut-être s'agissait-il de la tentation qui le sommait de rester. Cela était sans doute dut à ses yeux qui se fatiguaient au fil des jours. La tuberculose le rongeait de toute part, physiquement et psychologiquement. S'il voulait avoir quelque chose à éditer pour son ami Samuel, il lui fallait faire vite.

À la sortie de ce repère du Diable, les flammes des lampadaires éclairaient la voie, et le son des sabots de chevaux foulant les pavés se mêlaient à celui des roues de coches. Cependant, vu d'ici, impossible pour Alaby de voir l'aiguille d'une horloge. Pas une église à l'horizon, et même la grandeur de Big Ben était masquée par les bâtiments. Pas le choix pour le jeune Waysler, s'il voulait avoir l'heure, il devait la demander. Derrière lui, juste dans l'ombre de la ruelle dont il était sorti, un homme coiffé d'un haut de forme et d'une grande veste, attendait. De sa poche dépassait la chaînette d'une montre. Alaby Waysler y alla :

- Excusez moi Mister, pourriez vous me donner l'heure ?
L'homme ne tourna même pas la tête et se contenta de sortir la montre de sa poche et de regarder :

- Minuit pile...

- Minuit pile ?!, s'étonna Waysler... je ne pensais pas qu'il était si tard.

- Le temps passe vite pour ceux qui ne regardent pas l'heure, rétorqua-t-il.
Alaby n'avait pas de réponse à proposer, et commença à repartir.

- Que vous arrive-t-il Mister ?, demanda l'individu. Vous me semblez abattu...

- Comme vous pouvez le voir, le temps va bientôt s’arrêter pour moi...

- Aucun homme n'est immortel...
Les mêmes paroles que Towence. Décidément, tous l'encourageaient à aller à l'encontre du sablier. Ce qu'il fera... même s'il doit mourir le lendemain.

- Vous n'avez pas de montre ?, demanda l'homme.

- Hélas, si j'en avais les moyens, répondit Alaby.

- … prenez la mienne alors.
Waysler fut surpris par la charité dont faisait preuve cette âme errante.

- Mister, votre montre, je ne sais si...

- J'insiste...
Il lui tendit l'objet. Elle n'était pas extraordinaire en soi, faite en cuivre, aucune gravure. Mais au moins, elle marchait, et elle était entre les mains de quelqu'un qui allait s'en servir. Alaby Waysler se découvrit :

- Je vous remercie Mister.

- Il n'y a pas de quoi... tôt ou tard, vous me la rendrez.
L'homme partit de son coté, vers l'obscur boyau, avant de lancer depuis ce dernier :

- Veillez cependant à la remonter tout les jours...

- J'y penserai...

Là il partit, s'enfonçant dans le faubourg du vice, et disparut dans l'ombre. Cet acte de générosité réchauffa le cœur de Waysler. Il mit la montre dans son veston tout en gardant à l'esprit la consigne de son ancien propriétaire, et rentra chez lui le plus vite possible, impatient de commencer la journée de demain.

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