Chp 6 : Jolene

9 minutes de lecture

Mon invité derrière moi, je presse le pas dans la rue enneigée. Lui marche nonchalamment, une cigarette au coin de la lèvre. Comme l’ombre dont il porte le nom. En dépit de la sombre nuit d’hiver, il arbore des lunettes noires à verres ronds. Ses longs cheveux blancs, parcourus de tresses et de dreadlocks sont attachés sur sa nuque. Avec son manteau de cuir couleur camel et ses gants de cuir noir, on dirait un tueur à gages, ou un genre de seigneur vampire de dessin anime japonais descendu par un étrange hasard dans notre petite ville.

Je n’en mène pas large. En fait, je n’ose pas me retourner. Une fois à la maison, qu’est-ce que je vais faire de lui ? Sur le coup, ça m’a paru la meilleure idée du monde, de l’inviter. Mais j’ai changé d’avis depuis.

Un chef de clan elfe d’un mètre 92 va dormir chez moi. Et ils sont notoirement connus pour…

Une force me tire en arrière alors qu’un gros truck surgit en klaxonnant furieusement. J’ai traversé sans regarder, perdue dans mes pensées… et failli me faire écraser. Mais au lieu de passer sous les roues du camion, je suis projetée contre un torse puissant et chaud.

Shadow.

Il me relâche doucement.

— Attention, dit-il simplement.

Mon Dieu, son odeur… C’est si enivrant que je crois que je vais tourner de l’œil.

— C’est euh… juste là, bégayé-je, le cœur battant à cent à l’heure.

Je lui montre mon appartement, au deuxième étage d’un petit préfabriqué.

Les yeux polaires de Shadow me scrutent.

— Tu peux encore changer d’avis.

La neige s’accumule sur ses cheveux comme du duvet de cygne. Il y en a même sur ses cils.

— Mais il neige… tu ne peux pas partir dans la forêt maintenant ! protesté-je.

— Je le peux. Je peux même dormir à l’hôtel.

— Il n’y en a pas, ici…

Et même s’il y en avait, ils n’accepteraient pas les elfes.

— Je peux aller voir les filles du Coven. La boutique de magie est à peine deux rues plus loin, non ?

Mon humeur s’assombrit à cette idée. Ces sorcières sont des filles cool, c’est sûr, mais…

Non. Saisis ta chance, Jolene.

— J’ai dit que je t’accueillais chez moi, répliqué-je en relevant le menton. J’étais sincère.

— Je ne veux pas te déranger, ou te mettre mal à l’aise, c’est tout. Pour moi, ça ne fait aucune différence d’aller chez les sorcières, chez les Black Heart ou chez toi. Je ne me sentirais pas offusqué si tu changeais d’avis, et ne t’en tiendrais pas rigueur.

Je sais pourquoi il dit ça. Il a senti, avec ses sens elfiques, que j’étais nerveuse, et sait que certaines personnes ont peur de dire « non » aux elfes par crainte de se récolter un mauvais sort. Mais en fait, c’est moi qui suis vexée par ses paroles. Il ne veut pas particulièrement dormir chez moi. Pourtant, pendant un court moment, au magasin, j’ai cru…

Arrête de croire. Cet homme est beau comme un dieu. Tu ne l’intéresse pas.

— J’ai juste peur que mon canapé soit trop petit pour toi, c’est tout, réponds-je sur le même ton que lui.

Un léger sourire apparait sur ses lèvres sensuelles, et une lueur amusée flotte dans ses yeux. Il est si beau… et il le sait.

— Ne t’en fais pas. En général, la nuit, je ne dors pas. J’attendrais l’aube en lisant le livre que tu m’as conseillé. Et au petit matin, je serai parti.

Il parle comme dans une foutue poésie… et ne compte pas dormir de la nuit. Cette perspective devrait m’inquiéter, mais en fait…

Elle me vexe.

Il ne dormira pas, mais il ne viendra pas dans mon lit non plus. J’imagine que je serai la seule fille avec qui il ne couchera pas. Angel disait que son ami était très charmeur, et qu’il couchait avec beaucoup de femmes…

Mais il ne doit sans doute pas me voir comme une femme. Comment le blâmer ? Je ressemble à un mammifère marin.

Les paupières de Shadow – qui continue de me fixer – se plissent, comme celles d’un chat qui ronronne. Toute mon angoisse s’envole d’un coup. Je détourne le regard.

— Allons-y, parvins-je à murmurer.

Je traverse enfin la route – après avoir regardé des deux côtés – et m’engage sur l’escalier de ferraille. Shadow est derrière moi, me suivant de son pas tranquille. Je glisse la clé dans la serrure et ouvre la porte. L’air chaud qui sort de l’appartement et l’odeur familière de bougie parfumée me réconfortent immédiatement. Je suis chez moi. Mais Shadow reste dehors. Je me rappelle alors que l’étiquette elfique exige une invitation formelle.

— Tu peux entrer, lui dis-je en secouant la neige de mon manteau.

Il baisse la tête, respectueux, et entre doucement. J’évite de trop regarder lorsqu’il enlève sa longue veste en cuir pour la plier soigneusement. En-dessous, il porte un pull noir plutôt près du corps, qui laisse deviner de larges épaules et un torse tonique.

Je suis sûre qu’il a le genre de pecs sur lesquels on a envie de poser les mains, pendant que…

De nouveau, je le vois poser sur moi un regard légèrement interloqué. Son sourcil est même un peu arqué.

— Mets-toi à l’aise, lui dis-je rapidement, les joues brûlantes. Je reviens tout de suite.

Quand je reviens de la salle de bain, ayant troqué mes chaussures pour quelque chose de plus confortable, Shadow est installé dans le canapé, pieds nus. Il n’a pas voulu marcher avec ses rangers sur la moquette blanche, ce dont je lui suis reconnaissante.

Merde, c’est la première fois que j’ai un invité chez moi, réalisé-je. Et c’est un elfe.

Shadow baisse les yeux sur mes pantoufles licorne, mais il a l’élégance de ne rien dire.

— Tu as faim ? Je peux commander à dîner, lui annoncé-je. Qu’est-ce que tu aimes ? Est-ce qu’il y a des choses que vous ne mangez pas ? J’imagine que tu n’es pas trop Macdo…

Shadow cale sa tête sur sa paume, le coude appuyé contre l’accoudoir du canapé.

— Si tu commandes quelque chose, c’est à toi de choisir, et à moi de payer. Mais je peux aussi faire à manger. Je suis plutôt bon cuisinier.

— Tu cuisines ? Alors que tu es un chef de clan ?

— Oui. Chef de clan ne veut pas dire tyran… les autres ne sont pas à mon service, m’apprend-il. Et c’est souvent moi qui fais la cuisine lors des fêtes, et les jours ordinaires, pour Divine et Luna. Elles, par contre, ne savent pas cuisiner.

— Divine et Luna ? répété-je, prise d’un mauvais pressentiment. Qui est-ce ?

— Mes compagnes.

Ma bonne humeur s’envole d’un coup. Bien sûr. Il n’est pas célibataire. Loin de là.

Ses compagnes… il en a deux. J’imagine que ce n’est pas beaucoup, pour un ard-æl.

« Le chef d’un clan est l’époux de toutes les femelle de sa harde », précise le livre que je possède sur les elfes.

Je meurs d’envie d’en savoir plus, mais je n’ose pas demander. C’est indiscret.

— Qu’est-ce que tu pourrais faire, comme plat typiquement elfique ? lui demandé-je, curieuse.

Cette question au moins, je peux la poser.

— Les deux choses les plus typiques, le pain aux épices et le nectar fermenté, sont fabriquées uniquement par les femelles, malheureusement, répond-il. Elles en ont le monopole et se passent jalousement les recettes de mère en fille : interdit aux mâles d’y toucher. Et la caractéristique principale de la cuisine elfique est l’utilisation de produits frais et à peine transformés. Si tu insistes pour en manger, je peux aller chasser dans la forêt et cueillir des baies et des feuilles, mais ça risque de prendre du temps. Sinon, je peux te faire une omelette japonaise. Tu as de la sauce soja ?

Je hoche la tête lentement. Chasser dans la forêt… est-ce qu’il allait vraiment faire ça ?

— Oui, j’ai de la sauce soja. Tu ne sais pas cuisiner elfique, mais tu sais cuisiner japonais ?

Shadow me répond par un sourire.

— Ma mère est à moitié japonaise.

La révélation me coupe la chique. J’avise sa peau couleur bronze, ses yeux clairs, sa bouche charnue.

— Mais tu…

— Elle est aussi Afro-américaine, oui. Fille d’un GI stationné à Okinawa et d’une femme qui habitait près de la base… sa famille l’a renié pour avoir couché avec un Noir, et ensuite, ce sont les Américains qui ont renié ma mère pour avoir couché avec un fae. Une lignée de femmes aimant le vice, parait-il. Ce qui fait de moi un quarteron possédant un quart de sang Noir, un quart de sang Japonais et tout le reste, elfique.

— Je suis désolée… Je ne savais pas.

Je me sens affreusement honteuse. Mais Shadow hausse les épaules, amusé.

— Comment aurais-tu pu savoir ? Et c’est pour ma mère et ma grand-mère, que ça a été dur. Moi, j’ai toujours été gâté par ces femmes. Ma mère n’a pas eu d’autre enfant, et ma grand-mère non plus.

J’ose à peine demander.

— Où sont-elles, maintenant ?

— Ma grand-mère est décédée il y a quelques années, malheureusement. Quant à ma mère… elle est à Boston. Je lui rends visite souvent. Parfois, elle vient en vacances à Chicago. Si tu viens un jour dans le clan, tu la verras sûrement.

Le naturel avec lequel il a dit ça me liquéfie les entrailles. Comme si j’étais prédestinée à le suivre chez lui… ce n’est pas ce qu’il a dit, mais c’est ce qu’il me fait ressentir.

— Dans ton clan ? m’enquis-je en sentant mes joues chauffer. Pourquoi irais-je là-bas ? Je croyais que les humains n’avaient pas le droit d’entrer sur le territoire des elfes…

On voit souvent ça à la télé. La plupart des conflits entre gangs humains et elfiques sont d’ailleurs des guerres territoriales.

— Tu m’as hébergé. Nos lois m’obligent à te rendre la pareille, et même plus. Si tu le désires, bien sûr.

— Je serais très honorée, murmuré-je. Si Divine et Luna sont d’accord, bien entendu.

— Elles n’y verront aucun inconvénient. Les unions sont libres, chez nous, et elles ont-elles-mêmes d’autres mâles que moi.

Le sous-entendu doit rendre mon visage écarlate, mais je ne peux pas m’empêcher de demander.

— Je croyais que la compagne de l’ard-æl ne pouvait coucher qu’avec lui…

Le sourire de Shadow s’élargit.

— Je vois que tu es bien renseignée sur nos coutumes ! Mais celles-ci sont un peu archaïques. En outre, il n’y a pas toujours une ard-ælla, et celle-ci n’est pas toujours la compagne de l’ard-æl. Ça peut être sa mère, sa sœur… ou même tout simplement une femelle plus âgée et plus expérimentée que tous les autres. Dans mon clan, il n’y en a pas. Quant à l’exclusivité, cela ne concerne que l’as-ellyn, et je n’ai toujours pas choisi la mienne.

— L’As-ellyn ? La « première », c’est ça ? Ce n’est pas la première, hum, femelle avec laquelle couche un elfe ?

— Non, pas forcément… répond Shadow, visiblement de plus en plus amusé par mes remarques ignorantes. C’est un peu l’équivalent de l’âme sœur, celle à laquelle un mâle a envie de se dévouer corps et âme. La seule et l’unique… Peu d’elfes, mâles ou femelles, osent prononcer ce serment. Il engage pour toute la vie.

Pour toute la vie. La perspective me semble vertigineuse… si on prend au sérieux toutes les rumeurs à propos de la longévité des elfes.

— Combien de temps dure votre vie ?

Shadow hausse les épaules.

— Qui sait ? La mémoire de notre histoire a été effacée. Aujourd’hui, il ne reste que des enfants perdus, comme moi et Shaun. Des métis qui vivront probablement à peine plus vieux que vous. Et c’est sans doute mieux ainsi. Je n’aimerais pas vivre éternellement… pas toi ?

J’ai soudain froid.

— Je ne sais pas, dis-je en serrant mes bras contre ma poitrine. Si c’était pour vivre avec l’homme de ma vie, un amour inconditionnel, peut-être, mais sinon… je crois que je préfèrerais que ça soit court.

Sur les lèvres de Shadow flotte toujours ce sourire énigmatique. Comme s’il savait quelque chose que j’ignore…

— Je vais faire la cuisine, décide-t-il. Omelette et patates, ça te va ?

Je hoche la tête lentement. Persuadée que, aussi simple que puisse paraître ce plat, tout me semblera fade, une fois que j’y aurais goûté. Comme le fruit interdit.

Une seule nuit à résister à son charisme irrésistible et son parfum musqué. Demain, il sera parti.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0