Chp 7 : Shadow
Jolene n’a pas vraiment envie que je sois là. En même temps, elle pense que c’est la chance de sa vie, et c’est la raison pour laquelle elle prend sur elle. En temps normal, je serais déjà parti. Mais quelque chose me retient. Ce rêve que j’ai fait, cette femme que j’y ai vu… je suis persuadé que c’était elle. Cette fille a un rôle à jouer dans ma vie, quelque chose à m’apprendre. Tant que je n’aurais pas déterminé ce que c’est, je resterai.
Sûrement dans le but de détendre l’atmosphère, Jolene me pose des questions sur ma vie et les coutumes elfiques. Je n’ai jamais parlé de ces sujets avec une non-elfe. Elle se montre également curieuse de Divine et Luna… je lui en parle, en toute transparence, parce que oui, cette fille m’attire physiquement, et que si elle me le propose, je vais sans doute accepter de dormir dans son lit. J’ai entendu ses pensées, pas très chastes pour une fille de mormons. Elle s’interroge sur la taille de mes attributs, l’apparence de mon corps sans vêtements et le nombre de partenaires que j’ai eu. Le genre de questions que se posent la plupart des Autres, qui nous prêtent une sexualité animale, débridée et primitive. Je ne fais pas exprès de lire ses pensées, mais parfois, elles me heurtent comme des balles. Elle sait que je peux lui faire du bien, beaucoup de bien. Mais elle n’ose pas se lancer. Je pourrais la rassurer, lui dire combien elle est belle et désirable. Mais je ne préfère pas. Finalement, coucher avec elle et lui donner une seule nuit de plaisir ne serait pas une bonne façon de la remercier. Ce serait plutôt un cadeau empoisonné. Je sais que cette fille, je pourrais la briser. Et je ne veux pas lui faire du mal. Je ressens quelque chose, avec elle, une sorte de connexion. Presque spirituelle.
Demain, tu seras parti. Tu ne penseras plus à elle, et elle non plus.
Le danger sera écarté.
Le danger que je commette la même erreur que mon géniteur, lorsqu’il a inséminé ma mère dans ce sanctuaire, alors qu’elle s’offrait sans la moindre défense, complètement subjuguée par son glamour féérique. Le risque pour Jolene de ressentir la même chose que la mère de Shaun, que cette soumission des sens a brisé. Bien sûr, je ne suis pas le dieu-loup qui hante les montagnes japonaises, survivance pathétique mais encore féroce d’une espèce disparue. Encore moins Hunter, le père de Shaun, dont la monture démoniaque martèle sans répit les coins les plus obscurs de la Forêt Noire. J’ai plus de compassion et de sentiments que ces Anciens n’auront jamais pour l’humanité. Eux, il ne leur reste que la haine. Et, contrairement à Shaun, je fais partie de ceux qui pensent qu’elfes et humains ne devraient pas se mélanger. Trop de différences, trop de ressentiments et d’espoirs brisés.
J’aurais dû aller chez Hawthorn. Shaun m’a bien eu, sur ce coup-là…
— Tu as besoin d’un coup de main ? demande Jolene en venant se placer tranquillement à ma droite.
J’aime l’énergie tranquille que cette fille dégage. Sans parler de ce parfum sucré qui émane d’elle… pas de chance qu’elle soit en pleine ovulation pile au moment où moi, je suis dans ma période la plus active sexuellement. Mais nous sommes des gens civilisés, n’est-ce pas ? Alors je vais me retenir de la plaquer contre ce plan de travail, de lui baisser sa petite culotte et d’enfoncer ma queue entre ses superbes cuisses, et plutôt me concentrer sur les œufs de poule sous mes yeux.
— Tout va bien, je n’ai besoin de rien, réponds-je en tempérant ma frustration par un sourire que je veux rassurant. Tu peux vaquer à tes occupations. Qu’est-ce que tu fais, d’habitude, quand tu rentres d’une longue journée de travail ?
Jolene lève ses grands yeux vers moi. Je comprends que ma question la déstabilise, et la vexe, peut-être.
— Je prends un bain, murmure-t-elle.
— Alors vas-y, et prends ton temps. Vraiment, je ne veux pas m’imposer ni rien changer à ta routine : juste te remercier de ton hospitalité en te rendant service. Fais comme si je n’étais pas là. Quand tu sortiras, le repas sera prêt.
Elle me fixe en silence pendant de longues secondes, le visage grave. Puis, sans un mot, elle sort de son salon-cuisine douillet.
Bien.
Je pousse un soupir de soulagement et réprime un grognement en sentant la table presser durement contre mon entrejambe douloureuse. Ce n’est que le premier jour, mais en dépit du froid polaire – il neige, dehors -, je crève déjà de chaud. Vivement que cette mission chez les Black Heart se termine vite. Que je retrouve mon clan, et mes compagnes qui doivent être dans le même état que moi, les chaleurs des femelles se calant naturellement sur le rut de leur mâle. Je devine que Shaun doit avoir ses fièvres aussi, comme Hawthorn et tous les autres, ce qui va rendre leur conflit encore plus compliqué. Cette année, la lune de Yuletide risque d’être particulièrement sanglante.
Une fois l’omelette prête, je me rends compte que ce n’est pas assez. Je regarde sur Uber Eats et commande chez un traiteur de la ville une salade de gambas au curry, du saumon fumé, des blinis, de la crème et une bouteille de cidre. Je rajoute un petit mot : « livraison pour les Wicked Moon de Chicago. Rapidité et discrétion seront particulièrement appréciées. Ne sonnez pas et bipez-moi à ce numéro. »
La commande arrive moins de 45 minutes plus tard. Le livreur est terrorisé, mais retrouve le sourire lorsque je lui donne un sachet de baume de sorcière en guise de paiment pour sa diligence et son silence. J’ai juste le temps de tout mettre sur la table, avant que Jolene ne sorte du bain.
La tête qu’elle fait en voyant toutes ces denrées sur la table valait la dépense, plutôt élevée dans ce trou paumé.
— Mais comment… tu as préparé tout ça ? Est-ce que c’est la magie ? demande-t-elle, visiblement éberluée.
— J’aimerais te dire oui, mais j’ai juste commandé sur Uber Eats. J’espère que tu aimes les produits de la mer. Je te sers un verre ?
Jolene se laisse faire en silence. Elle porte un énorme sweat-shirt en pilou violet, et un pantalon large dans la même matière, avec des chaussettes rayées couleur pastel. Je la trouve craquante. Elle surprend mon regard, et moi, ses pensées.
« Il me trouve affreuse. »
— Tu sais que tu es la première femme que je vois dans ce genre de tenue, en-dehors de ma mère et de ma grand-mère ? dis-je pour la rassurer.
Je ne te trouve pas « affreuse ». Loin de là.
Elle rougit violemment. Ça aussi, je trouve ça craquant.
— Désolée… comme tu m’as dit de me mettre à l’aise…
— Tu as bien raison. C’est chez toi, après tout. Et cette tenue te va très bien.
Jolene relève les yeux vers moi.
— J’imagine que tu ne fréquentes que des filles très sexy, dit-elle en replaçant l’une de ses mèches multicolores derrière sa petite oreille ronde. Ça doit te faire bizarre.
Aucune aussi sexy que toi, en fait.
Je réalise que je le pense vraiment. Ce n’est pas juste un message que je lui envoie pour la mettre à l’aise. Force est de constater que j’ai rarement été aussi excité que par cette fille en pyjama rose pilou. C’est sûrement l’effet des brumes, multipliées par celui de Yule.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « sexy » ? m’enquis-je après m’être raclé la gorge. C’est une notion subjective.
Jolene continue de me fixer dans les yeux. Si elle persiste à me provoquer comme ça, je vais vraiment finir par perdre mes moyens.
— Des femmes grandes et minces, avec de longs cheveux lisses et une silhouette classieuse. Des elfes, murmure-t-elle.
— Mes compagnes sont des elfes, c’est vrai, réponds-je en lui servant un verre.
Détends-toi, et arrête de te rabaisser. Tu es magnifique, et tu me fais un effet dingue.
Lorsque je lui tends son verre, Jolene relève un regard vers moi. Une image d’elle en train de me regarder comme ça s’impose à mon cerveau… dans un tout autre type de situation.
— Est-ce que tu as… Non, je ne devrais pas te demander ça, fait-elle en secouant ses boucles pastel.
Je sais ce qu’elle n’ose pas me dire.
— Tu veux savoir si j’ai déjà couché avec une non-elfe ?
— Oui, admet-elle en me jetant une œillade timide.
Arrête de me regarder comme ça ou sinon…
— Ça m’arrive, avoué-je après avoir expédié une large rasade de cidre. Mais pas en ce moment.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est la période des Brumes de Yule. C’est trop pour une humaine, réponds-je en la fixant dans les yeux.
Elle baisse les siens, et rougit.
— Les… brumes ?
— Le rut des mâles, précisé-je sans la lâcher du regard.
Tu sais parfaitement ce que c’est. Tu l’as lu dans un de tes livres.
Elle boit une gorgée, sourit.
— Eh bien… on dit que les elfes disent toujours la vérité, et je constate que c’est vrai. Tu réponds aux questions très frontalement, Shadow.
Mon nom dans sa bouche sonne comme une promesse. Shadow.
— C’est vrai. Et je suis ton débiteur. Demande-moi ce que tu veux, et je le ferai.
Jolene, qui a bu une autre gorgée, me contemple pensivement.
— Tout ce que je veux ?
— Tout.
— Est-ce que tu es un bon masseur, Shadow ?
De nouveau, je sens la chaleur courir dans mes veines.
— Le meilleur. Tu veux que je te masse ?
Nouveau rougissement.
— Si ce n’est pas trop te demander…
— Je vais le faire. Mais mange d’abord. Tu as eu une longue journée, et ça recommence demain.
Elle mange avec appétit. Je l’imite, tout en restant attentif à ses besoins. Je ramasse sa serviette quand elle tombe, lui ressert un verre. Quand elle a fini, je débarrasse.
— Tu es vraiment un excellent elfe de maison… soupire Jolene en se laissant aller sur sa chaise.
— C’est vrai. Installe-toi sur le canapé pendant que je te fais un café. Ensuite, je te masserai les pieds et les épaules. Toute ta fatigue partira, tu vas voir.
— Pas la peine pour le café. Je suis très fatiguée… tu peux passer directement au massage, Shadow.
— Tes désirs sont des ordres.
Jolene me jette un regard timide, puis elle s’installe à plat ventre sur son canapé. Une fois qu’elle est bien calée, je pose un plaid sur elle, délicatement. Je ne veux pas lui faire penser que je fais cela dans le seul but d’avoir une chance de la baiser. Juste lui faire comprendre que je suis à son service exclusif ce soir, qu’elle est en sécurité avec moi et peut se laisser aller.
Lorsque je pose mes mains sur elle, une nuée d’images m’assaillent. Je les laisse glisser sur moi sans m’atteindre. Le soupir qu’elle a laissé échapper… ce n’était pas celui d’une femme prise par le désir, mais une marque de grande souffrance. Cette fille a une histoire… une histoire douloureuse, dure. Mes doigts, en prenant contact avec son dos, ressentent tous ces traumas. Elle est tendue, crispée. Et je devine avant même qu’elle ne le formule dans sa tête : « C’est et ce sera le seul homme qui me touche ainsi… »
Pourtant, elle n’est pas vierge. Ça aussi, je le sens, avant même d’avoir l’image dans ma tête. Et cette image n’est pas belle.
Tu as été mariée.
Pas longtemps, me répond-elle inconsciemment.
Ce mariage t’a brisée.
Un grand silence. Elle est déjà partie.
Même si ce n’est qu’un soir, laisse-moi te soulager.
Jolene soupire à nouveau, et s’abandonne enfin sous mes doigts.
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