Chp 9 - Shadow
— Tu rentres quand ?
La voix pointue de Luna grésille dans le téléphone. Nous autres, on dérègle les machines. Mais elle insiste pour continuer à les utiliser.
— Bientôt.
— J'aime pas quand tu dis ça. Je te connais trop bien... tu t'es encore trouvé un petit jouet sur place, hein ?
L'image fugitive du beau visage Jolene en train de jouir repasse devant mes yeux. Un « petit jouet »... je n'aime pas ce qualificatif.
— Shaun a besoin de moi. Quand j'aurais réglé cette affaire pour lui, je rentrerai. Ça peut durer une nuit comme ça peut en durer douze.
— Shaun devrait avoir plus de discernement. Ce clan n'est pas pour lui, je le lui avais dit. Les gens qui l'ont suivi ne sont que des sauvages. Ramène-le plutôt à Chicago : on lui changera les idées !
Comme beaucoup de nos femelles, Luna adore Shaun. Le petit côté rebelle typique de sa lignée, ou les cheveux noirs et les yeux verts... Mon petit frère fait des ravages. Mais c'est rare qu'il retourne les faveurs qu'il suscite. Et maintenant que cette Ree lui a mis le grappin dessus, il le fera encore moins. Shaun, comme le sont tous ceux de la lignée de la Forêt Noire, est exclusivement exclusif.
— Je dois te laisser, Luna. Je te rappellerai.
— C'est quoi, d'ailleurs, ce numéro ? Celui de ta petite amie humaine ? Je vais lui jeter un sort. Rentre vite !
Je la laisse raccrocher avant moi. Je ne pense pas qu'elle mettra sa menace à exécution, mais pour plus de sûreté, je murmure rapidement une parole de protection sur le téléphone que Jolene m'a aimablement (imprudemment ?) prêté, et grave un pentacle invisible dessus. Ce faisant, je remarque un message, provenant d'un numéro qu'elle n'a pas enregistré.
Il t'a retrouvé.
Un froid glacial et soudain me fait froncer les sourcils. Ce message ne sent pas bon. Mais Jolene ne m'a pas dit qu'elle était poursuivie, et je ne vais pas m'imposer dans sa vie. Avoir couché avec elle, même plusieurs fois, ne me donne aucun droit.
Quand elle sort enfin de la douche, enveloppée dans un peignoir, je lui tends son café.
— Tu as pu téléphoner à ceux de ton clan ? Tout se passe bien à Chicago ?
Elle a l'air sincèrement inquiète, concernée. C'est une chic fille.
— Ils se débrouillent parfaitement sans moi. C'est un gros clan très organisé et indépendant, très différent des Black Heart. C'est toujours plus dur de gérer un clan très jeune.
— Surtout que Shaun n'a pas l'air très expérimenté... il a un côté un peu, comment dire, électron libre... en fait, je ne le vois pas du tout chef de clan.
Sa remarque me fait sourire. Jolene est très observatrice : elle a bien cerné le cas Shaun.
— Il saura faire. Il a l'air irresponsable comme ça, mais il vient d'une lignée très ancienne, extrêmement respectée parmi les nôtres.
— Tu connais sa famille ? demande Jolene en frottant sa chevelure de sirène avec sa serviette.
— Pas personnellement. Mais tout le monde chez nous entendu parler de son père.
— Ah oui ?
Je ne sais pas dans quelle mesure je peux parler de Shaun à Jolene, qui semble être une bonne amie de sa nouvelle copine. Mais je sais que je peux lui faire confiance. Je le sens intimement.
— Le père de Shaun est appelé « Roi de la Forêt » là où il vit : c'est l'un des derniers grands régnants de notre race.
— Pourquoi Shaun ne vit-il pas avec son père ? demande Jolene en fronçant les sourcils. Il a dit à Ree qu'il n'avait pas de famille...
— Le deuxième surnom de son père est « Chasseur ». Il voue une haine féroce à tous les humains, et Shaun est à moitié humain.
— Oh...
Jolene a l'air franchement surprise.
— Comme je te l'ai dit hier, il y a une différence fondamentale entre nos pères – mères, pour certains – et nous. Pour eux, nous sommes imparfaits, appartenant à la Mortalité. Pour nous, ils sont les émanations de forces aveugles et primordiales, les derniers témoins d'un monde disparu. Ils sont le passé, nous, le futur.
— C'est triste... ils auraient tant de choses à vous apprendre !
— Peut-être. Et nous aurions sans doute des choses à leur apprendre nous aussi. Mais c'est ainsi.
— Tu... tu penses rencontrer ton père un jour ?
Ah, mon père... Ce souvenir amène un sourire sur mon visage.
— Mon père est peut-être encore plus féroce que celui de Shaun, d'une certaine manière. Et il ne peut pas communiquer avec nous.
— Comment ça ?
— Il a été victime d'un « geis » : un sort inavouable. Il porte un masque à la bouche scellée. En outre, il ne peut prendre une forme humaine qu'une fois tous les douze ans. Le reste du temps, il apparait comme un grand loup blanc.
La façon dont Jolene me regarde m'informe que j'en ai trop dit. Même pour elle qui s'intéresse aux elfes, savoir que celui avec qui elle a couché est le fils d'un loup surnaturel hantant les forêts japonaises est dure à avaler.
— Est-ce que tu...
Elle n'ose pas me demander. Je la rassure en lui prenant la main.
— Personne ne m'a jeté de sort. Comme Shaun, je contrôle l'image que je présente au monde. Tu ne risques pas te réveiller avec un loup dans ton lit, je te le promets. Et même si ça arrivait, tu ne courerais aucun risque.
— Je ne pense pas que ça me dérangerait tant que ça... murmure-t-elle, ses joues se parant de rose.
La voir ainsi, tout embarrassée de ses propres désirs inavoués, me donne envie de la serrer contre moi. Mais elle embraye sur un sujet un poil sensible :
— Ree... tu crois que Shaun va rester avec ?
Vaste question.
— Pour Shaun, Ree a l'étoffe d'une sorcière. Il veut l'initier.
Jolene se mord l'ongle du pouce. Je la sens contrariée.
— Est-ce qu'il faut forcément être une sorcière, pour être avec un fae ?
— Seules les sorcières nous comprennent... à part nos femelles, je veux dire.
— Vous parlez d'elles comme si elles vous appartenaient ! lâche-t-elle, avant de se reprendre aussitôt.
— Tu as raison, souris-je. Mais tous mes frères de sang disent cela. Et les femelles nous considèrent comme leurs mâles de plein droit. Très peu d'entre elles s'intéressent aux humains.
— Pas étonnant, vu vos compétences au lit ! Sans parler de la taille de vos...
Encore une fois, Jolene a parlé trop vite. Elle met la main devant sa bouche, embarrassée.
— Je... je voulais pas dire ça. Ça sonne horriblement vulgaire et même raciste, non ?
— Ne t'inquiète pas. De toute façon, tu l'aurais pensé si fort que je l'aurais entendu.
— Tu dois me trouver lourdingue... c'est ce qu'on me disait, là-bas, dans ma communauté.
Je sens qu'elle s'approche de quelque chose. Comme un chasseur qui encercle une grosse bête dangereuse, qu'il a peur de toucher.
— Ta communauté ?
— Les Mormons. Des gens très religieux.
Je penche un peu la tête vers elle, à l'écoute. Mais elle se détourne brusquement et repart dans la salle de bain.
— Je vais être en retard. Pour la première fois en trois ans... j'ai pas envie que Ree pense que c'est à cause de toi. À tout à l'heure, Shadow.
Et elle referme la porte.
*
J'accompagne Jolene jusqu'au magasin, mais je ne la suis pas à l'intérieur. Ree est déjà là, et je la vois surprise du retard de son amie. Shaun, qui la suit comme son ombre, me rejoint à l'extérieur.
— T'as couché avec elle, finalement, observe-t-il en sortant son paquet de Lucky Strike de la poche de son perfecto.
Ce n'est pas une question, et il n'attend pas de réponse : savoir que son petit plan a fonctionné lui suffit. Shaun vit au jour le jour, et il a envie que j'apprécie ce bled paumé où il s'est installé. Or, pour un fae sauvage comme lui, les filles accueillantes envers les étrangers font partie de l'attrait d'un lieu.
Il tire une taffe satisfaite sur sa sèche, puis me jette un regard du coin de l'œil.
— Tu vas voir Hawthorn ?
— Oui.
— Si tu vois mon ex...
— Je ne lui parlerais pas de Ree.
Shaun fronce les sourcils. À sa manière de danser d'un pied sur l'autre, je comprends qu'il n'a toujours pas couché avec elle.
— Si y a du grabuge, tu m'appelles.
— Il n'y aura pas de grabuge. C'est moi le gardien des traditions dans ce coin du globe, tu te rappelles ? Mon pouvoir me confère ce droit, et Hawthorn a besoin que je le légitime comme ard-æl.
— Et tu vas le faire ?
— Jusqu'à ce qu'un nouveau vienne le défier et reprendre avec succès sa couronne, oui. Mais je vais aussi m'assurer que les autres le veulent comme tel. Je ne te laisserais pas y retourner s'ils me disent préférer Hawthorn.
— Tu ferais ça ? grogne-t-il, une flamme dangereuses dans ses pupilles noires.
Je lui rends son regard.
— Et toi ? Tu t'imposerais à un clan qui te déteste ?
— C'est moi qui les ai amenés ici ! s'exclame-t-il. J'ai tendu la main à un grand nombre d'entre eux, j'ai même attaqué un putain de labo souterrain pour sauver les miches de certains !
Je baisse les yeux. Beaucoup de jeunes de notre sang, encore inexpérimentés et incapables de se défendre, finissent dans des lieux plus que craignos, où ils sont utilisés comme des cobayes. C'est ce qui nous est arrivé, à Shaun et à moi, et s'attaquer à ce genre d'endroits est l'un de ses combats.
— Je sais tout ça. Sauf que ce bled n'est pas la terre promise qu'ils attendaient, Shaunreyne. J'ai pas encore fait le tour du voisinage, mais j'ai déjà cru comprendre que la ville n'est pas vraiment fae-friendly. Pourquoi tu les as emmenés ici, au juste ? Quitte à partir dans la nature, il y avait des endroits plus calmes.
— Pour un pote à moi, lâche Shaun avec réticence. Angelo, tu te souviens ? Il est mort ici... je devais tirer les choses au clair, et le venger si nécessaire.
— Et tu as mené à bien ta quête ?
— Pas vraiment... Je dois m'occuper de Ree, maintenant. C'est sa sœur, avoue-t-il en me jetant un petit regard de travers.
Je hoche la tête en silence. Tout s'éclaire. La présence de Shaun dans ce lieu loin de tout, la colère des membres de son clan – qui doivent s'estimer trahis - , et son intérêt soudain pour cette Ree. Shaun est sauvage, et il ne pardonne pas facilement. Mais quand il s'attache à quelqu'un, c'est pour la vie... et la mort.
— J'ai plutôt l'impression que c'est elle qui s'occupe de toi... Je me trompe ?
— C'est pas parce que je vis chez elle que je suis dépendant d'elle, réplique Shaun, outragé dans sa fierté. Et je file pas mal de coups de mains à son père. Son fils lui manque.
Et toi, tu as besoin d'un père.
— Tu ne pourras jamais remplacer Angelo auprès de lui. Encore moins si tu couches avec sa fille.
— Mêle-toi de ce qui te regarde !
J'ai réussi à le fâcher. Je baisse un peu la tête, laisse résonner un ronronnement ou deux.
— Tout doux. Je suis là pour t'aider, Shaun.
— Ouais, j'ai compris... on se retrouve ce soir, maugrée-t-il.
Je le suis des yeux alors qu'il rentre dans la boutique en affichant une nonchalance étudiée. Arrivé au comptoir, il enlace Ree par-derrière, la serre possessivement contre lui, frotte sa joue contre la nuque de sa proie un poil surprise et mordille ses cheveux, histoire de bien vérifier qu'elle est encore à lui. Je tourne mon attention vers Jolene, pour voir sa réaction à cette scène digne d'un documentaire animalier.
Voilà un beau spécimen d'elfe mâle en plein marquage de territoire. Ne va surtout pas croire qu'ils sont tous aussi primaires.
Mais elle a le nez sur son téléphone, et ce que je lis sur son visage m'alarme immédiatement.
Il semblerait bien que je me retrouve avec deux missions, moi aussi. Shaun et son bannissement du clan qu'il a créé, et Jolene, quoi que puisse être son problème... parce qu'à voir sa tête, les ennuis ne font que commencer.
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