Chapitre 3 - Arianna, la citadelle suspendue
Alors que la nuit enveloppe toujours la région, l'équipe d’Aléanna arrive devant la grande porte du pilier de la citadelle. Ils se tiennent devant cette imposante structure, éclairée par des torches qui balayent les alentours. L'équipe, familière avec ces lieux, ressent un certain apaisement :
— Bon camarade, vous pouvez descendre de votre monture, dit Marius en donnant quelques signes de la main.
Le chef désigne les deux jumeaux :
— Occupez-vous d’amener le Quianz... le Quanz...
Sa voix faiblit. Il se retourne avec lenteur, son regard gêné se posant sur Aléanna.
La jeune femme perçoit aussitôt sa requête muette. Un soupir lui échappe, tandis qu'un sourire indulgent naît sur ses lèvres.
— Le Quianzhousaurus chef !
— Exactement ! Aléanna, tu l’as prononcé sans bégayer. Bravo ! lance-t-il avec une pointe de malice, se redressant fièrement.
Amusée par les railleries de son chef, Aléanna quitte d'un bond souple l'échine de son Allosaure. Elle s'avance vers le Quianzhousaurus, effleurant délicatement son museau. La créature émet un ronronnement sourd en guise de réponse. Pendant ce temps, les autres membres du groupe s'activent. Les jumeaux, responsables de la sécurité des montures, les fixent aux robustes poteaux de bois prévus à cet effet. Leurs mains tremblent légèrement, trahissant une nervosité persistante, un malaise perceptible face aux multiples énigmes révélées près du fleuve Olaus.
La grande porte de la citadelle grince lentement, s'ouvrant sur un hall d'une splendeur saisissante. Des colonnes massives, sculptées dans une pierre sombre et veinée, s'élèvent vers un plafond voûté qui semble se perdre dans les brumes du temps. L’immensité de l'endroit laisse sans voix quiconque y entre pour la première fois. Des inscriptions complexes, gravées dans d'innombrables langues oubliées – italien, roumain, espagnol, français… et bien d'autres encore – courent le long des murs, vestiges silencieux des civilisations disparues.
Au moment de franchir le seuil de la citadelle, Aléanna repère Loan un peu plus loin, absorbé par l'examen du sol. Piquée par la curiosité, elle s'approche.
— Loan ? Que fais-tu donc ?
Sa question résonne, teintée d'une pointe d’inquiétude. En se portant à sa hauteur, son regard tombe sur une scène morbide : un segment desséché d'Arthropleura repose sur les dalles froide. Une nausée l'envahit. Loan lève les yeux vers elle et lui adresse un sourire fatigué.
— C’est rare de croiser ce type d’Arthropode dans notre région. Celui-ci est clairement âgé.
Son regard se porte sur le pilier, inspectant la pierre avec minutie. Cette créature a-t-elle réussi à grimper jusqu’au sommet des murs ? Une pause l’invite à méditer, puis il inspire profondément, comme pour repousser un funeste pressentiment. Il examine les alentours, attentif au moindre indice de présence.
— Cette chose m’a surtout paru abjecte, constate-t-elle en détendant son regard. Pourtant, à bien y regarder, ces empreintes sur le sol révèlent qu’il n’agit pas en solitaire.
Le regard de Loan se pose sur plusieurs petits trous percés dans la pierre, tâtant avec ses doigt pour estimer la profondeur.
— Au vu du nombre de trou, une vingtaine de ces bestioles sont montées...
Aléanna frissonne à l'idée d’imaginer ces énormes arthropodes escaladant les murs de la citadelle. Plus loin, au-delà du cercle éclairé, elle distingue une multitude de formes informes gisant sur la pierre. Le carnage semble avoir été bien plus vaste qu'elle ne l'imaginait.
— Moi qui croyais que les gardes royaux ne valaient pas mieux que des statuettes de parades... Ils ont réussi à repousser ces monstres. Un sourire admiratif étire ses lèvres, malgré son air pensif.
Une voix grave se fait entendre derrière eux.
— Aléanna ! Loan ! Qu’est-ce que vous faites encore dehors ?
Ils échangent un regard de connivence puis se précipitent vers l'entrée de la citadelle, laissant derrière eux la fraîcheur nocturne pour une tiédeur réconfortante et une lueur dorée. Les couloirs serpentent sous la clarté vacillante des torches, dévoilant les fresques murales qui racontent les hauts faits du passé. À chacune de ses venues, Aléanna succombe à l'émerveillement. L'atmosphère mystérieuse et la sagesse ancestrale qui imprègnent ces murs ne cessent de l'envoûter. J’espère qu’un jour, je pourrai moi aussi écrire sur ces murs ma propre histoire et mes explorations...
Marius guide l'équipe vers la salle de repos, un lieu propice aux échanges et à la planification des étapes futures de leur quête. Au centre trône une robuste table en chêne, entourée de cartes déployées et d'une variété d'instruments scientifiques, prêts à être utilisés. Une fois installés, le chef entame son discours, sa voix remplissant l'espace :
— Mes amis, bien que ce phénomène d'explosion et de fleuve gelé suscite plus d'interrogations qu'il n'apporte de réponses, nous avons capturé vivant cette espèce rare qui nous permettra de mieux comprendre ce monde. Cependant, les mystères à élucider restent nombreux.
Il s'interrompt, son regard parcourant l'assemblée avant de brandir une petite chope en bois qu’il a saisie un peu plus tôt. La chope se lève au-dessus de sa tête, et il propose alors avec enthousiasme :
— Buvons en l’honneur d’Aléanna ! À sa seconde année parmi nous !
Instantanément, toute l'équipe participe à la célébration, ponctuée d'applaudissements chaleureux et de vœux bienveillants envers la jeune femme. Cette dernière contemple ses compagnons, leurs visages éclairés par des sourires sincères. C’est aujourd’hui ? J’avais complètement oublié ! pense-t-elle. Une vague de gratitude et d’émotion l’envahit.
— Merci à tous... je suis émue au plus haut point, parvient-elle enfin à murmurer, les yeux embués de larmes. Comment avez-vous pu vous souvenir de mon premier jour ? s'enquiert-elle, la voix chevrotante.
Avant qu'Aléanna puisse approfondir ses pensées, Loan se précipite à son côté, un sourire malicieux aux lèvres.
— C'est moi l'organisateur de cette petite fête, et j'ai rallié les troupes, annonce-t-il d'un ton léger. Nous passons nos journées à risquer nos vies à chaque mission et nous oublions de savourer l'instant.
Aléanna est touchée.
— Loan... Merci du fond du cœur, c'est vraiment attentionné, bégaye-t-elle, quelque peu troublée.
Son ami lui adresse un clin d'œil complice.
— Tu as largement mérité une fête… Tu es la plus courageuse du groupe. Ou la plus téméraire… je ne sais jamais si tu calcules très vite ou si tu décides simplement d’oser avant nous tous ! s'exclame Marius en éclatant de rire.
Un collègue, manifestement éméché et brandissant une bouteille, s'avance :
— Si ça continue, ma p'tite dame, tu seras notre nouvelle capitaine et Marius ira prendre sa retraite ! Il ingurgite une autre lampée avec un rictus moqueur.
Marius rejoint l'hilarité générale, levant sa chope en l'air :
— Alors là, vous faites fausse route ! Je ne suis pas près de lâcher mon poste ! Ne vendons pas la peau du T-Rex avant de l'avoir terrassé, compris ?
La salle résonne d'une chaleur bienfaisante et d'une complicité tangible. Les éclats de rire fusent, les discussions animées se mêlent aux œillades entendues, témoignages d'une amitié sincère. Ils passent la soirée à s'esclaffer, à partager des souvenirs et à revivre les moments forts de leurs expéditions passées. Chacun y met du sien pour rendre cette célébration inoubliable, créant un moment gravé à jamais dans leur mémoire collective. Enveloppée dans cette ambiance fraternelle, Aléanna prend conscience de la chance qu'elle a d'avoir une équipe aussi exceptionnelle. La vie est courte ici, et quelle bénédiction de la vivre dans une joie collective.
Alors que la nuit avance, l'équipe se disperse peu à peu, chacun se retirant dans ses quartiers pour se reposer et se préparer pour le lendemain.
Aléanna se tient dehors sur une petite terrasse, le regard perdu sur une cascade immense descendant au centre du pilier de la citadelle d’Arianna. L’eau tombe dans un grondement sourd, avalée ensuite par un cours d’eau artificiel avant de rejoindre le fleuve Olaus. De fines gouttelettes flottent dans l’air, illuminées par les rares lanternes suspendues aux murs de pierre.
Perdue dans les méandres de ses pensées, Aléanna ne remarque pas l'approche silencieuse de Loan.
— Aléanna ? demande-t-il, sa voix empreinte d’une inquiétude palpable.
Elle reste figée, le regard absorbé par la cascade rugissante, comme ensorcelée par ses eaux tumultueuses.
— Je ne peux m'empêcher de repenser à ce que nous avons découvert... Le fleuve pétrifié sous une couche de glace, l’explosion…
Loan hésite un instant, puis se rapproche prudemment, gardant une distance respectueuse.
— Pourquoi ne pas marcher un peu ? Les escaliers sont déserts à cette heure.
Aléanna hausse une épaule, un soupir de résignation s’échappant de ses lèvres.
— Allez. Ça m’évitera de ruminer.
Ils gravissent l'escalier en colimaçon qui sinue au cœur du pilier. L'ascension semble sans fin, les marches creusées directement dans la roche, suffisamment larges pour laisser passer une vingtaine de personnes, leurs balustrades polies par le passage incessant des générations. À intervalles réguliers, d'immenses croix ajourées percent les murs, laissant filtrer une lumière blafarde et irréelle venant de l’extérieur. Dans ces entrailles de pierre, il ne règne ni la nuit complète, ni la clarté du jour.
Organisée en « niveaux », l'architecture intérieure de la forteresse abrite des boutiques sommaires qui s'entassent, leurs lanternes chancelantes accrochées à des cordes effilochées, exhalant un mélange d'odeurs alléchantes de viande fumée et d'épices exotiques. Des enfants reposent sereinement à même le sol, bercés par l'éternel murmure des allées et venues dans ces marches d'escalier. Ils croisent un tricératops robuste, harnaché à une charrette chargée, dont les pas lourds font vibrer la pierre sous leurs pieds. L'animal, d'une docilité surprenante, s'immobilise lorsqu'un petit garçon portant un seau d’eau traverse le passage. Loan attend que le dinosaure et son jeune conducteur disparaissent dans les méandres de l’escalier, puis se tourne vers Aléanna :
— Dis-moi, comment imaginais-tu qu'on acheminait l'eau jusqu'au sommet du plateau, là où résident les riches et les nobles ?
— Par ces charrettes tirées par nos bêtes de somme, sans doute ? répond-elle d'un air faussement ingénu.
— Pas du tout ! Ce serait bien trop pénible. Un sourcil arqué, Aléanna feint une candeur attendrissante face à ce jeu de devinettes :
— Alors, quelle est leur astuce ? demande-t-elle, un sourire énigmatique flottant sur ses lèvres.
Loan esquisse un sourire, puis se laisse glisser le long du mur glacé, les bras croisés dans le dos et les yeux emplis d'une lueur énigmatique. Il entame alors son exposé avec une assurance professorale :
— Ils utilisent du métal noir en forme de cuve qu’ils plongent à moitié dans le fleuve. La cuve est fermée et reliée à un réseau souterrain qui monte jusqu’au plateau, tout en haut. Les jours ensoleillés, les gardes déploient des miroirs autour de la cuve pour faire refléter et concentrer la lumière du soleil. Elle monte en température et provoque l’évaporation de l’eau. La pression générée par le changement d’état de l’eau liquide en eau gazeuse la conduit à monter au plus haut niveau de la citadelle. En passant à chaque étage, elle refroidit et se condense en eau liquide qui alimente les fontaines. L’eau potable est prête pour toute la citadelle !
Aléanna enroule une mèche de ses cheveux autour de son index. Elle réfléchit, puis répond d’une voix calme, mais déstabilisante :
— Est-ce que tu me prends pour une idiote ? Qu’est-ce que c’est que cette explication ! Je n’ai jamais entendu parler de ça !
Le visage de Loan se décompose, révélant une profonde désillusion. Un filet de voix, à peine audible, s'échappe de ses lèvres :
— Très bien… suis-moi. Je vais te le prouver.
Leurs talons frappent les dalles usées, leurs murmures et leurs pas fusionnent avec le brouhaha citadin à chaque palier gravi. Loan se fige brusquement en plein milieu de l'escalier, une jambe sur la marche supérieure.
— Nous y voilà, déclare-t-il.
Quelques marches en contrebas, Aléanna arquez un sourcil inquisiteur.
— Quoi ? Tu veux faire une pause ?
Il hoche la tête, l'air absorbé, presque grave.
— Approche, murmure-t-il. Applique ton oreille contre cette paroi, du côté du fleuve.
Intriguée mais méfiante, elle s'avance et se penche.
— Tu es sérieux ? demande-t-elle en fronçant les sourcils.
Un sourire bienveillant aux lèvres, il acquiesce avec insistance.
— Fais-le !
Elle pose sa main contre la pierre froide, puis y appuie délicatement l'oreille. Des rides se forment son front, trahissant l'inconfort provoqué par le froid mordant. Les paupières fermées, elle tend davantage l'ouïe.
— Tu entends ? souffle Loan.
Un souffle grave, profond. Un ronronnement contenu. Quelque chose bouge derrière la pierre. De l’eau, des bulles, le clapotement discret d’un courant contenu. Parfois, un grondement sourd, comme un soupir immense.
— On dirait… une rivière dans le mur, dit-elle en se redressant.
— C’est le système. Les eaux évaporées montent et les eaux sales descendent par gravité. — C'est le système. Les eaux évaporées montent et les eaux usées descendent par gravité. Ces canaux sont tenus secrets pour que personne ne les empoisonne. Tu ne peux pas les voir, mais tu peux les entendre. Ce que tu entends, c’est les égouts.
Elle le regarde, cette fois sans ironie :
— Loan, tu as vraiment écouté les murs pour savoir ça ?
Il rougit légèrement.
— Il n’y a pas grand-chose à faire dans le pilier, il faut bien s’occuper…
Le jeune homme fait signe à son amie de le suivre. Ensemble, ils poursuivent leur ascension. À peut-être soixante ou soixante-dix mètres – soit environ trois ou quatre étages –, ce dernier s’immobilise brusquement. Son oreille se colle contre la paroi froide et rugueuse. Ce n'est plus le murmure apaisant de l'eau qui caresse la pierre, mais un son étrange qui perce le silence. Léger d'abord, puis plus pressant, des claquements multiples résonnent contre le pilier. Comme si une pluie de petits cailloux martelait sa surface. Des centaines d'abord, puis des milliers, une nuée grouillante se déchaîne sur la structure.
Loan se fige, chaque muscle de son corps se contracte sous l'effet de l’angoisse.
— Que se passe-t-il ? Sa gorge s'assèche. Les mots lui échappent, pourtant il en est certain : ce son émane d'un être vivant. D'une chose qui ne devrait pas se trouver ici...
— Loan ! Ça va ? Tu es tout pâle !
Le jeune homme sursaute, ramené de force à la réalité. Il s'efforce d'esquisser un sourire tandis que son cœur s'emballe et que sa respiration devient courte, saccadée, irrégulière.
— Épuisé par la marche ? En tout cas, merci pour cette petite leçon sur la « filtration hydraulique ». Ça me fait du bien d'entendre parler d'autre chose.
Elle se fige devant une embrasure, contemplant les vallées qui s'étendent à perte de vue, baignées d'une faible lueur nocturne. Une profonde inspiration soulève sa poitrine avant qu'elle ne reprenne la parole, d'une voix étouffée.
— Qui connaît les secrets des montages interdits ? Quelle est la destination du fleuve Olaus dont il est interdit de naviguer... ? Quelle vérité se dissimule derrière « l’événement » ? Pourquoi nos ancêtres ont-ils écrit cette histoire ?
Elle s'interrompt, le regard perdu dans le vide.
— J’ai l'impression de vivre en marge de mes véritables aspirations, de ce qui fait vibrer mon âme au plus profond.
Ses yeux se tournent vers Loan, y mêlant reconnaissance et désespoir sans fond.
— Mon rêve, c'est d'explorer des horizons vierges, de percer les mystères du vivant. Et ici... je me sens prisonnière. Comme un oiseau aux ailes immobilisées dans une cage dorée.
— Immobilisées ? Prisonnière ? Loan frémit sous le coup de ces mots.
Aléanna serre les lèvres, son esprit vagabondant un instant dans la nuit. Les mots peinent à sortir.
— Ce que je veux dire... c'est que j'aimerais rester. Vous comptez pour moi. Mais quelque chose m'appelle ailleurs. Je veux un jour quitter Arianna et à m'aventurer sur des terres inconnues.
À ces paroles, Loan sent une angoisse aiguë lui broyer le cœur. L'idée de son départ glace son sang.
— Que dis-tu là, Aléanna ? Notre existence est déjà suffisamment rude ! La citadelle est un refuge sécurisant, non une prison ! S'aventurer au-dehors, c'est jouer sa peau !
Aléanna le dévisage, surprise par l'amertume et la violence de ses propos.
— Loan, ce n'est pas une "utopie". Ce rêve est mon souffle vital. Il guide mes pas. C'est une part essentielle de moi-même.
— Et nous ? Ton père ? L'équipe ? Tu vas tout abandonner pour ça ?
— Abandonner ? rétorque-t-elle, ses yeux s'embrasant d'une colère glacée. Ce n'est pas un abandon ! affirme Aléanna, la détermination flamboyant dans son regard.
Elle avance d'un pas, l'amertume perçant dans sa voix.
— C’est suivre ma véritable nature. Tu ne peux pas comprendre la souffrance qui m'étreint à rester ici, à me raidir, en sachant que j'ai le pouvoir de tout transformer...
Loan, submergé par le désespoir, renonce à argumenter. La peur et la douleur ont obscurci son jugement.
— Et si tu y laissais ta vie ? Et si tu ne revenais jamais ? Sa voix se brise sur ces mots.
Aléanna prend une inspiration tremblante, luttant pour maîtriser ses émotions déchaînées.
— Loan, je sais que c'est risqué. Et je sais que ça te terrifie. Mais c'est ma vie. C'est un choix que je dois faire pour moi seule. Je ne peux plus vivre avec le poids de ce regret.
Un silence lourd pèse entre eux, annonciateur d'une séparation imminente. Loan est déchiré entre son amour et la terreur absolue de la perdre. Finalement, il parvient à articuler, sa voix réduite à un murmure rauque :
— Aléanna… attends ! dit-il en lui saisissant le bras.
Elle sent ses yeux la brûler, envahis par les larmes, touchée jusqu'à l'âme par sa sincérité et le sacrifice contenu dans ces mots.
— Merci, Loan. Murmure-t-elle d'une voix étranglée. Merci infiniment pour ton soutien. Mais je dois y aller.
D'un geste vif, elle libère son bras, le cœur transpercé. Sans lui accorder un autre regard, de peur de craquer, elle s'éloigne à grands pas, presque en fuite, laissant derrière elle le silence écrasant et le visage dévasté de Loan. Loan la regarde partir, incapable de prononcer un seul mot. Sa gorge est nouée par l'émotion, et les mots restent prisonniers dans son cœur brisé.
Après une longue errance dans les rues, elle secoue la tête pour chasser ses pensées intrusives. La vie est impitoyable, tel est son cours naturel. Je refuse de m'enfermer éternellement entre ces murs. Une autre sensation, plus urgente, l'arrache à sa léthargie : un malaise diffus, une angoisse sourde qui lui hérisse le poil. Sans un mot, elle reprend sa course, slalomant entre les boutiques fermées et les montures attachées aux poteaux. L'air nocturne est imprégné des senteurs habituelles de poussière, de la cendre et d'épices, mais une odeur métallique subtile, inédite et inquiétante, lui pique les narines. Elle presse le pas, attirée par une lueur étrange perçant l’obscurité au bout de la ruelle.
Devant la source mystérieuse de lumière, Aléanna s'immobilise le souffle coupé, elle reste pétrifiée devant ce spectacle inattendu. En suspension au milieu de la venelle étroite, elle distingue une pierre aux couleurs vives, mariant un orangé éclatant à une touche marron. Elle irradie d'une lueur puissante et douce, jetant des reflets célestes sur les murs de la petite rue.
Une émotion nouvelle s'empare d'elle, balayant toute trace d'inquiétude. L’objet déploie son éclat, et son reflet dans ses yeux la saisit. C’est magnifique... Cette pierre flotte-t-elle réellement dans les airs ? Aléanna tend délicatement la main sous l’éclatante gemme, comme pour constater son existence tangible. Les rayons lumineux chatoyants se reflètent sur sa peau, créant une danse de couleurs sur sa paume. Son cœur bat à tout rompre, un mélange d'excitation et d'appréhension.
La jeune femme se tient immobile, absorbée par une profonde réflexion, indifférente à la pluie de cendres qui tombe du plafond sur elle et souille ses cheveux. Seule l'envie de saisir cet objet, de le faire glisser entre ses doigts, l'obsède. La scène est figée, suspendue dans le temps, tandis qu’elle pèse le pour et les contre de son choix imminent. Le silence de la nuit enveloppe la ruelle, ne laissant que le murmure de ses pensées résonner dans son esprit. Alors qu'Aléanna frôle la pierre, une luminescence éclatante et multicolore l'enveloppe. La venelle se pare de cette clarté vibrante qui se déploie tel un jaillissement muet dans l'obscurité. Un éclair fulgurant la frappe de face, provoquant en elle un bref tressaillement d’appréhension.
Réouvrant les yeux, elle distingue à son poignet un bracelet, aux reflets sombres et profonds, où une pierre ressemblante à une Topaze brille avec intensité. Une tornade d'émotions l'envahit : peur, surprise, anxiété,... Aléanna éprouve un profond trouble face à cette singulière transformation. Comment ce caillou a-t-il pu devenir un bracelet ? Son imagination s'emballe même jusqu'à envisager qu'elle n'est pas éveillée. Pourtant, le bijou est bel et bien là, emprisonné autour de son poignet, resplendissant d'une grâce certaine. Aléanna effleure délicatement la ce bracelet du bout des doigts, perçant sa lissitée parfaite. Si je ne rêve pas, ce phénomène doit pouvoir s’expliquer... En tout cas, il vaut assurément quelques pièces d'or.
Aléanna poursuit sa route, examinant avec attention le bracelet scintillant autour de son poignet. L'inquiétude la tenaille : comment cet objet a-t-il pu se fixer à moi ? Aucun mécanisme de fermeture ne semble exister... Et étrange coïncidence, il s'adapte parfaitement à mon poignet... Son esprit bouillonne, s'efforçant désespérément d'interpréter cet événement singulier. Si j’en parle à mon père, il va me prendre pour une folle... Et si j’en parle à d’autres, je vais passer pour une sorcière et finir au bûcher...
Parvenue devant sa porte, Aléanna prend une profonde inspiration avant de l'entrouvrir avec délicatesse. Malgré cela, le battant s'ouvre dans un grincement plaintif, révélant son père assis sur une chaise. Ouf, je ne l’ai pas réveillé. Des cicatrices strient la moitié de son visage aux cheveux courts et gris. Il dégage un charisme indéniable, accentué par sa puissante musculature, témoignage certain d'une profession physique exigeante.
Elle s'approche avec précaution, craignant de rompre le calme de son sommeil. À côté de la porte, elle saisit une veste suspendue au porte-manteau et l'enfile doucement sur les épaules de son père, cherchant à le réchauffer. Nos rencontres sont devenues rares avec nos heures décalées. On ne se voit que pour dormir, murmure-t-elle pour elle-même. S’avançant dans ce qui semble être le bureau de son père, et ses yeux se posent avec nostalgie sur les objets qui peuplent la pièce. Une vieille bibliothèque, dont les étagères croulent sous le poids de livres éculés, s'élève contre le mur. Une table en bois, patinée par le temps, est couverte d’une multitude de croquis d’animaux. Elle y pose une sacoche contenant les échantillons récoltés durant son expédition. Prenant un instant pour absorber l'ensemble, laissant des souvenirs la submerger. Son regard se fixe sur une petite commode où repose un cadre délicatement posé. S'approchant avec prudence, elle prend le cadre entre ses mains. La peinture à l'intérieur capture le visage de sa mère : une femme d’une beauté saisissante. Elle lui ressemble, partageant les mêmes traits délicats. Les yeux bleus de sa mère brillent d'une tendresse infinie.
Sa mère arbore une tenue noble, évoquant son héritage et son rang. Maman, cela fait déjà onze ans que tu nous as quittés. Les yeux embués, Aléanna s'apprête à reposer délicatement le cadre sur la commode. Mais au moment où ses doigts effleurent le verre, une étrange sensation l'envahit. Une perturbation soudaine altère sa vision, comme si les contours de la pièce se liquéfiaient et ondoyaient.
Interloquée, elle ferme les paupières un instant, espérant voir cette anomalie s'estomper. Mais en les rouvrant, la sensation persiste. Les teintes semblent se fondre les unes dans les autres, valsent devant ses yeux de manière irréelle. Chaque objet de la pièce se métamorphose et paraît se mouvoir, tissant une illusion déconcertante. Inquiète, Aléanna se passe une main sur le front, désemparée. La réalité semble s’estomper. Elle cligne des yeux, vainement, face à cette perturbation persistante.
La pièce vacille autour d'elle, prise dans un tourbillon visuel. Elle s'agrippe à la commode pour garder l'équilibre tandis que la désorientation grandit. Des images fugaces défilent : créatures étranges, paysages lointains et mystérieux. Une porte semble s’être ouverte dans son esprit, lui offrant un aperçu d'un monde inconnu. Puis viennent les sons : murmures lointains, chuchotements inintelligibles, comme des voix venues d'ailleurs qui s'amplifient sans qu'elle puisse en saisir l'origine.
Prise de panique, Aléanna secoue la tête, cherchant à chasser ces visions et ces sons irréels. Submergée par un tourbillon sensoriel, elle perd pied entre réalité et illusion. Elle prend des respirations profondes pour calmer son esprit en ébullition. Ses sens semblent s'intensifier, lui révélant une perception au-delà de l'humain. Lentement, la perturbation visuelle et auditive s’estompe. La pièce retrouve sa stabilité, les sons étranges se dissolvant dans le silence nocturne. Perdue dans ses pensées, elle peine à interpréter cette expérience troublante. Je pense avoir abusé de mes forces... Une nuit de repos me sera bénéfique. Un bâillement lui échappe, et elle part vers sa chambre. À peine arrivée, elle n'a même pas la force de se déshabiller complètement. Elle sombre sur le matelas, ramenant d'un mouvement automatique les draps contre elle. L'extérieur s'efface peu à peu de son champ de conscience. Seule sa respiration, lentement apaisée, rompt la quiétude des lieux. Dans cette pénombre rafraîchissante, l'assoupissement l'enveloppe telle une vieille connaissance, emportant avec lui interrogations persistantes ainsi qu'une fatigue accumulée au fil du temps.
Les mystères de la journée demeurent en suspens, patientant jusqu’au lever du soleil.

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