Chapitre 5.1 : L'ordre des précurseurs
Le fonctionnaire déplie le document, mains tremblantes.
— Mon roi. Tenebra a subi un coup d'État.
Un murmure parcourt l'assemblée. Sa majesté lève la main pour réclamer le silence.
— La sorcière Helgia a renversé le gouvernement royal.
— Une sorcière ? s'exclame un noble. Au pouvoir ?
— Oui. Et elle a rompu nos accords commerciaux.
Le souverain se penche en avant.
— Nos importations alimentaires sont compromises ?
Le fonctionnaire hésite, déglutit.
— Oui, mon roi. Mais ce n'est pas tout. Elle a... instauré l'esclavage.
Silence de mort. Puis quelques nobles ricanent nerveusement.
— L'esclavage ? En l'an cinq cent soixante ? Quelle barbarie...
— L'esclavage des hommes, précise le fonctionnaire. Uniquement.
Flostia, qui est en bout de table, sourit Voilà une bonne idée, je devrai peut-être faire pareil avec les précurseurs. Tandis qu'une partie de l'assemblée commence à ricaner nerveusement, une autre se met à discuter avec son voisin. Le chef de réunion fait un commentaire :
— Du calme, c'est trop bruyant !
Crie-t-il en martelant la table de son poing. Trois coups résonnent à travers la salle, permettant de rétablir le silence. Il dit :
— Quelle importance pour nous, les problèmes de cette nation ne concerne qu'eux !
Le haut fonctionnaire hésite sur sa réponse avant de dire :
— Mon roi, Tenebra étend ses revendications anti-hommes à l'ensemble des autres nations. Helgia demande qu'un gouvernement composé exclusivement de femmes soit élu à la tête d'Arianna.
Un fou rire général résonne dans la pièce. Mais il est de courte durée en entendant la suite :
— Ce n'est pas tout. Tant que cette demande n'est pas respectée, elle multiplie la taxe d'exportation par dix pour les denrées alimentaires sur son territoire.
Le souverain dit sur un ton agacé :
— Et puis quoi encore ! Maudite sorcière ! Dans ce cas, il n'y aura tout simplement plus aucun commerce avec Tenebra.
Un noble demande :
— Comment allons-nous faire pour nous approvisionner en ressources avec cette perte ? C'est bien Tenebra qui représentait notre principal fournisseur de denrées alimentaires ?
Le prince répond :
— Nous irons chercher ces ressources de gré ou de force. Et nous rétablirons l'ancien gouvern...
Avant qu'il ne puisse terminer sa phrase, le roi l'interrompt :
— Non, faisons profil bas. Nous allons rester dans nos terres en sécurité. Il suffira d'augmenter la production agricole. Je préfère plus d'agriculteurs que des soldats morts. Nous avons pour projet l'autonomie totale, et cette situation est l'opportunité d'accélérer ce projet.
Les nobles et fonctionnaires chuchotent des contestations par rapport à l'ordre. Ce dernier ne peut pas entendre et, par ailleurs, cela ne l'intéresse pas. Un noble dit :
— Mon roi, je crains que nous n'ayons pas les moyens de nous dispenser des importations. Nos techniques agricoles ne permettent pas un tel objectif... Il faut un agriculteur pour nourrir deux personnes. Où allons-nous trouver la main-d'œuvre ? Sur quelles terres allons-nous nous établir ?
— Je sais très bien où vous voulez en venir, Baron, mais je ne monterai pas Arianna au conflit armé. Nous trouverons une solution. Les stocks de nourriture sont abondants pour nous laisser du temps. Notant sa réponse, le haut fonctionnaire relance :
— Mon roi, nos stocks ont été dégradés suite à l'attaque d'Artrhoplaura hier.
Le souverain, sortant de ses gonds, ne peut s'empêcher de hurler :
— Et c'est maintenant que vous en parlez ? Qui sont les responsables de la sécurisation de nos stocks alimentaires ?
— Désolé mon roi... Nous n'avons pas encore les résultats de l'enquête..
Golpe se lève et prend la parole :
— Mon roi, mes hommes ont aperçu un groupe suspect non loin du fleuve Olaus. Il s'agissait de militaires de Bellum.
Le souverain inspire bruyamment avant d'agiter le bras avec une exaspération mal dissimulée. Son ton claque dans l'air tendu de la salle du conseil :
— Stop ! Je fais cesser ce débat. Voici mes ordres.
Un silence pesant s'abat dans la pièce tandis que les conseillers et officiers attendent la sentence royale. Le souverain balaye la salle du regard, jaugeant les visages crispés de ses sujets. Il poursuit d'une voix impérieuse :
— Rétablissez immédiatement les stocks de nourriture perdus. Je ne veux pas entendre parler de famine !
Il fait une pause, scrutant les réactions. Certains hochent la tête avec obéissance, d'autres évitent de croiser son regard.
— Recrutez davantage d'agriculteurs. Peu importe qui vous trouvez, utilisez les enfants si nécessaire.
Un murmure court dans l'assemblée, mais personne n'ose contester la décision royale.
— La production doit augmenter pour compenser les pertes ainsi que la taxe de Tenebra.
Le haut fonctionnaire désigné par cette tâche ne dit pas un mot. Il préfère noter tous les ordres du roi.
— Enfin, capturez tous les citoyens de Bellum présent sur nos terres. Une fois fait, vous enverrez une lettre à Bellum pour exiger qu'il cesse immédiatement ses attaques contre nous.
Ce dernier se carre dans son siège, un sourire de contentement aux lèvres après avoir réparti ses charges sans se soucier des détails. Le haut fonctionnaire désigné pour cette tâche ose demander davantage d'informations, mais le souverain balaye sa requête d'un geste dédaigneux.
Le prince, submergé par la colère, bondit de son siège et lance à son père des mots empreints de désapprobation :
— Vous nous couvrez de honte ! Envoyer une missive à Bellum pour quel dessein ? Leur quémander poliment d'interrompre leurs exactions envers nous ? Ils nous croient faibles ! Vous craignez l'affrontement avec ces barbares qui ne méritent que notre mépris ! Il faut leur déclarer la guerre !
Les nobles feignent l'attention, mais détournent les yeux en signe de désintérêt face aux propos du prince. Les hauts fonctionnaires, quant à eux, esquissent un hochement de tête discret pour approuver l'avis du prince. Le roi reprend la parole comme si son fils n'avait pas émis d'opinion :
— J'ai transmis mes ordres. Poursuivons avec le sujet suivant.
À l'extrémité de la table, Flostia somnole, ses paupières alourdies par la fatigue. Ce bref instant de quiétude est brutalement interrompu par une exclamation impérative provenant d'un convive voisin. L'ordre capte l'attention de tous, les regards se tournent vers son auteur :
— Un moment ! Roi d'Arianna, puis-je vous suggérer une alternative ?
L'intervenant n'est autre que l'Atlante, dont la voix résonne dans la salle. Le souverain affiche un air soumissif, comme s'il craignait de froisser son hôte. Il acquiesce silencieusement, l'invitant à poursuivre. Ce dernier se dresse, faisant ondoyer sa longue chevelure argentée. D'un ton supérieur, frisant l'arrogance, il déclare :
— En ce qui concerne Tenebra, je suggère d'y dépêcher les Précurseurs. Je suis convaincu de leurs aptitudes en matière de négociation nous fournirait des éclaircissements sur la situation locale.
L'Atlante, avec une assurance inébranlable, tend la main en direction de Flostia pour l'inviter à répondre ou à consentir à sa requête.
Le cœur de Flostia cogne contre sa poitrine. Pourquoi moi ? J'ai rien suivi. Rien anticipé. Je suis censée faire acte de présence, pas plus. Helgia... ils ont parlé de Helgia. Merde. Une goutte de sueur roule lentement sur son front. Tous les regards convergent vers elle. Ne pas demander de répéter. Surtout pas. Les Précurseurs ne peuvent pas se permettre un incident diplomatique.
Elle se force à se lever, chaque mouvement calculé pour masquer sa panique totale. D'accord. Trouve un commentaire vague mais réfléchi. Quelque chose qui ne t'engage à rien. Tu peux le faire. Elle ouvre la bouche. Le temps se fige. L'assemblée est suspendue à ses lèvres.
— Les Précurseurs que je représente ont besoin de temps pour... réfléchir à un plan.
Elle se laisse choir sur son siège, brutale, soulagée. Voilà. C'est sorti. Avec juste un léger bégaiement. Ça passe Quelques regards écarquillés. Un silence. Puis des hochements de tête approbateurs. Ils y ont cru. Par tous les dieux, ils y ont cru.
Le prince arque un sourcil vers Golpe. Ce dernier, yeux plongés dans ses mains, n'a pas réagi. Seul l'Atlante affiche une moue agacée. Il se redresse avec raideur, sourire crispé. D'un geste théâtral, il époussette sa veste d'un blanc immaculé.
— Une réponse... circonspecte, dit-il de sa voix caverneuse. Mais je crains qu'elle ne manque de transparence. Laissez-moi donc la reformuler afin que chacun ici saisisse pleinement votre posture.
Un murmure parcourt la salle. Oh non. Que va t-il dire ? L'estomac de Flostia se noue. Ses doigts se crispent sur la table. Il cherche à provoquer un conflit ? Pas question de laisser passer ça. Ce n'est pas cette méduse à peau bleue qui va salir mon honneur.
Elle bondit sur ses pieds. Trop vite. Son genou heurte le coin de la table. Elle grimace, se rattrape. Qu'aurait dit le vieux doyen à ma place ? Lui, il aurait sorti un discours magistral, avec toute sa sagesse ancestrale... Attends, non. Concentre-toi. Pas le moment de penser au doyen. Ni à sa canne. Pourquoi je pense à sa canne ?!
Elle balaye la salle du regard, cherchant l'inspiration. Rien ne vient. Alors elle replace sa mèche de cheveux d'un geste qu'elle espère digne, joint les mains sous son menton. Dis quelque chose. N'importe quoi. Mais dis-le bien.
— Vous avez raison, dit-elle d'une voix plus ferme. Le temps est précieux. Mais précipiter une décision sans toutes les informations serait encore plus dangereux.
Bien. Continue. Ça sonne intelligent.
— Les Précurseurs ne sont pas ici pour ralentir les décisions, mais pour apporter une perspective réfléchie, basée sur des faits et des discussions approfondies.
Parfait. Maintenant, plante le clou.
— Si certains ici préfèrent des décisions hâtives, qu'ils prennent la responsabilité des conséquences. Nous, nous n'agirons qu'après avoir établi un plan.
Elle se rassoit. Lentement cette fois. L'Atlante la fixe, sourire figé. Il ne dit rien pendant un long moment. Il sait. Il sait que j'ai improvisé. Mais il ne peut rien prouver.
L'Atlante incline légèrement la main.
— Soit. Nous attendrons donc... votre plan.
Merde. Maintenant je vais devoir en trouver un.

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