Chapitre 10 : Une momie et un vélo

8 minutes de lecture

Brrr. Brrr.

« Gabrielle, tu es bien rentrée ? Réponds-moi. Papa. »

« Oui, bien rentrée. Désolée pour… tout ? »

Quelle cata… Bon, honnêtement, s’il n’y avait pas eu Greg, ça serait passé crème. Disons, pas pire que les autres Noël. Mais il a fallu qu’il se pointe, cet emmerdeur !

En plus, il n’a pas pu louper ma tête de déterrée ; à moins qu’il n’ait eu d’yeux que pour John ? Dans tous les cas, c’est la honte, et je perds mon avantage dans cette séparation. Me voilà de retour à la case « pauvre fille cocue » ; et personne ne l’aime, cette case. C’est un peu l’équivalent « rue de la Paix, un hôtel » de la vraie vie. Elle te dépouille de tout, ta dignité, ta confiance, et même ton appétit.

— John, je vais me coucher. Ça va aller ? Tu peux rester ici tout seul ?

— …

— John, ça va ?

— Manger.

— Ta peau est toute bizarre.

— Gaby, manger.

— Euh, oui, oui, bien sûr. Je te fais chauffer un truc ! Assieds-toi près du feu, je m’occupe de tout.

La vache, il a encore plus mauvaise mine que moi ! J’enfourne une nouvelle barquette dans le micro-ondes avec la pénible impression de passer ma vie à jouer à la bonniche pour ma poupée…

Lui, est sur le canapé, droit comme un piquet, les yeux dans le vague. Lorsque je m’approche, je m’aperçois que la situation est bien pire que ce que la pénombre du salon me laissait deviner. Sa peau, parfaite hier, se rapproche désormais de celle de l’oncle Germain. Bon, disons de ma mère, plutôt.

— Mon pauvre pépère… Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est… un vieillissement express ?

Ses traits se crispent en un morne sourire qui me fend le cœur.

— John, de quoi as-tu besoin ? Essaie de… t’analyser ? Qu’est-ce qui te manque ? Il faut que je te recharge ? Où ? Comment ?

— … manger.

Le micro-ondes a fait son œuvre, et je m’emploie à donner la becquée à mon grand malade — la dînette, maintenant...

— Non, pas manger !

— Mais tu viens de me dire…

— Manger, mais pas.

— Pas quoi ? Pas ça ? Quoi alors ?

Il ne répond pas et se contente de repousser l’assiette, son regard brumeux arrêté sur le mur d’en face.

— Je ne peux pas deviner… Tu veux une bougie ?

— …

L’adrénaline du fiasco de Noël s’est épuisée ; la lassitude s’abat sur moi comme la vérole sur le bas-clergé.

— Bon, écoute… Tu manges, tu ne manges pas, tu fais ta vie. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu te sers ou tu cries ; mais moi, je vais me coucher. Bonne nuit.

Non mais c’est vrai : merde à la fin ! Je fais déjà tout ce que je peux, et monsieur je-me-balade-cul-nu n’est pas satisfait ! Y a pas à dire, je suis gâtée avec les hommes ; même avec ceux qui n’en sont pas.

J’ai peiné à m’endormir, les souvenirs cuisants du réveillon, ma colère — que dis-je ? ma rage ! — envers Greg et ma mère, et une vicieuse appréhension quant à l’état de santé de John…

Mais les miracles de Noël existent, et le sommeil a fini par me trouver dans toute cette agitation.

Il paraît que la nuit porte conseil, mais à mon avis, elle est de la famille du Père Noël, et elle oublie les vilains enfants : je suis encore plus paumée qu’hier. En plus, une toute nouvelle émotion a fait son apparition dans mon esprit déjà bien amoché par les jours passés : la trouille ! Qu'est-ce qui m'attend aujourd'hui ?

Je cherche mon courage au fond du lit, mais impossible de mettre la main dessus. Résignée, je repousse ma couette, et tente un timide :

— John ? T’es toujours vivant ? Enfin… Conscient ? Ou quelque chose du genre ?

Pas de réponse.

— John ?

Bon, il est où, ce foutu courage ? Pas dans mes chaussons, en tous cas.

Mes mains tremblent quand je les pose sur la rambarde de l’escalier, encore très indécise quant-à l’éventualité d’une descente.

— John ? Putain... JOHN ! Réponds !

Quand faut y aller… J’avance à pas de loups — ce maudit courage est toujours aux abonnés absents — l’oreille aux aguets, pliée en deux vers l’avant dans l’espoir d’entrevoir l’objet de mon inquiétude.

— Bon sang ! John, qu’est-ce qui t’arrive ?!

Les ultimes marches sont dévalées à toute vitesse.

Il ne bouge pas quand je me jette à ses pieds, ne sourit pas lorsque j’intercepte son regard. Sa peau est comme… desséchée ? Elle a tout l’air d’une vieille éponge abandonnée sous l’évier : raidie, plissée, ratatinée. Momifiée ?

— Tu peux te lever ? Bouger ? John, réponds-moi, je t’en prie !

— …

Il respire encore ; du moins, sa poitrine se soulève. Mon oreille plaquée sur son torse perçoit le vrombissement habituel… Mais ma main se crispe d’horreur lorsqu’elle frôle sa joue parcheminée, et je ne peux retenir l’exclamation de dégoût qui emplit ma gorge.

— Mais quelle horreur !

Vite, les pompiers !

Euh…

...

Les pompiers ? Sérieusement ? Et qu’est-ce que tu espères qu’ils fassent, grande nouille ? Un massage cardiaque ? Une perfusion ?

Un mécano alors ? Un ingénieur quelconque ? Un barjot entouré de toute une collection de poupées sexuelles importées du Japon, avec de gros lolos et la bouche en cœur ? Isaac Asimov ?

— Putain de bordel de merde !

Il fallait que ça sorte : les insultes, c’est la vidange de la pensée.

— Bon, réfléchissons… Non-non-non, c’est la pire des idées ! Gaby, putain, ressaisis-toi !

Je saisis le petit papier, le combiné, numérote nerveusement, inspire un grand coup, jette un ultime regard à mon John, raccroche, refais le numéro, inspire.

— Allô ?

— M-Monsieur… Klein ? C’est Gab…

— Chut !

— Quoi ?

— Pas sur cette ligne !

— Mais je…

— Retrouvez-moi où vous m’avez vu la dernière fois !

— Devant chez moi ?

— … vous êtes idiote ou vous le faites exprès ?!

Ohlà ! Vénère la belette !

— J’ai besoin de votre aide, il…

— Taisez-vous ! Bon… Vous savez d’où il vient ?

— Oui, je crois.

— Alors rejoignez-moi là-bas, dans une heure. Avec lui. Et soyez discrète.

— Non, mais attendez ! I-Il est tout… sec ! Il va mourir !

— Hydratez-le, alors ! Dans une heure.

— Mais…

Tut.. Tut…

« Hydratez-le » ? Suis-je donc idiote au point de l’avoir laissé mourir de soif ?

— John, ouvre la bouche… Un peu plus, je t’en prie… Fais un effort ! Penche la tête en arrière.

À contrecœur, j’écarte ses mâchoires de mes doigts, et pousse son front vers l’arrière ; sa peau crisse à chaque mouvement, et j’aperçois de petites craquelures sous son menton. La moitié du verre s’écoule à côté, sur ses joues, ses épaules et son cou.

— Avale… Ne t’étrangle pas, fais attention.

J’enchaîne les allers-retours, mais mon canapé absorbe bien plus d’eau que John. Ceci-dit, ses lèvres ont repris un peu de volume, et ses joues un peu de moelleux.

— Est-ce que tu peux te lever ? John, tu m’entends ? Tu comprends ?

— Oui…

C’est faiblard, mais mieux que rien.

— Lève-toi mon bonhomme, courage…

Je tire ses bras vers moi, de toutes mes forces. Les crissements emplissent la pièce et me font grimper les larmes aux yeux.

— Pousse sur tes jambes. Je t’en supplie, aide-moi… Je ne pourrai pas te porter.

Il est enfin debout, tangue à chaque petit pas, les yeux perdus dans le lointain. Précautionneusement, je le guide jusqu’à la salle de bain, jusqu’à la douche.

— Lève les bras, on va retirer ton pull… Lève…

Fébrile, je retourne à la cuisine, trouve une paire de ciseaux dans le fouillis d’un tiroir, taillade le pull et le t-shirt jusqu’à dénuder suffisamment de surface de peau, et l’arrose, encore, et encore… Trempée moi aussi, je lui masse les bras, le torse, le dos, pour faire pénétrer l’eau dans cette étrange peau qui boit tout.

— Gaby ?

— John… Tu te sens mieux ?

— Mieux ?

— Baisse ton pantalon, on va, euh… Hydrater tout ça.

Il masse ses jambes avec moi et comme je suis heureuse de les sentir se gorger d’eau, retrouver leur souplesse et leur mobilité ! Je me relève, aussi émue qu’embarrassée, et le laisse s’occuper du reste.

— Mon dieu, John, je suis tellement désolée. J’ai failli te tuer, je suis désolée, désolée…

— Gaby, l’eau !

— Oui, l’eau… Pourquoi je t’ai fait subir ça…

— Non, l’eau !

— Ah, ça ? Ce sont des larmes, mon chou… Les larmes sortent quand on est triste, ou très heureux.

— Gaby est triste ?

— Oui, et heureuse, aussi.

— Pourquoi ?

— Parce que… Je ne sais pas ; tu es là, tu es vivant, tu souris ; et je suis soulagée.

Je l’aide à retirer ses fripes ; le haut part à la poubelle, je mets le bas à sécher devant le poêle. Il sort de la douche, dégoulinant et souriant ; et je suis si heureuse de le retrouver que je n’essaie même pas de le rhabiller.

— Tiens, bois ça ! Hors de question de refaire la même connerie. Désormais, ce sera un litre et demi par jour, et une douche.

— Oui.

Bon, il me faut régler la question de la belette. Il veut que je le retrouve dans la clairière, avec John, dans une heure. Enfin, une demi-heure, maintenant. Merde, même en partant immédiatement, je n’ai aucune chance d’y être à temps… et pour être honnête, je n’ai guère l’envie de me jeter dans la gueule du loup !

Que faire ?

Décidée à me décommander, je le rappelle.

— Vous êtes bien sur la messagerie Orange du…

— Chier !

Je raccroche et compose un autre numéro.

— Raph ? T’es toujours dans le coin ?

— Euh, oui, on a dormi chez les parents…

— Tu peux me rendre un service ?

— Dis toujours.

— Viens à la maison de mamie, seul. J’ai besoin de toi pour veiller sur John.

— C’est que… Tu tombes pas hyper bien. On allait partir, Gab.

— Je t’en supplie, c’est… une question de vie ou de mort.

— Ah ouais, carrément ? En tous cas, niveau dramatisation, je vois qu’tu fais de gros progrès…

— Rho, c’est pas le moment ! Aide-moi, c’est tout ce que je te demande.

— Ok. J’arrive dans quinze minutes. Et t’as intérêt à me préparer un bon café.

— Je ne serai plus là quand tu arriveras. La seule chose que tu auras à faire, c’est t’occuper de John, et appeler les flics si je ne suis pas revenue d’ici une heure. Je vais dans la clairière aux coulemelles, tu vois où ?

— Qu’est-ce que tu…

— Tu vois où ?

— Oui-oui.

— Je laisse la clé sous le pot de fleurs. Merci Raph, je te revaudrai ça.

J’habille John à tout vitesse et mets le numéro de téléphone de Klein bien en évidence au milieu de la table. Si jamais les choses tournent mal…

— John, je pars, mais mon frère va arriver très bientôt. Tu te souviens de Raphaël ?

— Oui, Papa Sacha et Lewis, me sourit-il.

— C’est ça. Alors, en attendant… tu finis ton verre d’eau, et… tiens, un paquet de biscuits. Tu peux manger ça.

— Manger !

— Je… Sois sage, mon John.

Je l’enferme, cache la clé, sors mon VTT du garage, donne un coup de pompe… Et c’est parti : à nous deux, fichue Belette !

Annotations

Vous aimez lire AudreyLD ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0