Chapitre 18 : Manipulations et grandes questions

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Le conducteur est le seul à descendre. Il hésite, jette des regards furtifs autour de lui sur le chemin désert, puis décide de s’avancer jusqu’à mon portail. J’approche aussi, histoire que tout le monde le voie bien.

— Avant de passer la porte, l’ami, je dois t’informer que tu es filmé et diffusé en direct à mes quatre cents abonnés.

Je sais, c’est moche de mentir, mais il faut ce qu’il faut. Le but, c’est de faire peur ! D’ailleurs, le gars s’est figé aussitôt.

— Vous me filmez, là ?

Bon, il n’a pas l’air vif, ce bougre. Ça ne devrait pas être trop difficile d’en tirer ce que je veux.

— Oui, je vous filme, toi et tes copains. Et j’ai pris le temps de faire le topo à mes chers spectateurs, sur Eterni’tech… Votre business complètement tordu et les menaces sur ma vie. Alors, si tu veux donner ta version, c’est le moment.

Je regarde le compteur qui n’affiche que sept personnes en ligne et je grimace une moue satisfaite que j’espère impressionnante, le menton en avant comme Brando.

— Quatre cent cinquante-sept, on progresse. Ça fait beaucoup de témoins si vous tentez de me zigouiller.

— Vous zigouiller ? Il ne… Il n’en a jamais été question. On v-vient simplement récupérer notre bien. Et vous… Vous n’avez pas le droit de me filmer sans mon autorisation.

Le gars bredouille, il détourne le regard pour échapper à la caméra, cherche du soutien auprès de ses potes qui s’enfoncent de plus en plus dans leur banquette.

— Votre bien ? Ce n’est pas un bien, mais une personne. Je sais que la nuance n’est pas toujours évidente…

— Jouez pas à la plus maligne, vous savez de quoi je veux parler !

— Oui, d’Alan. Une personne, dans un corps artificiel, certes, mais une personne quand même.

— Coupez cette caméra !

Il tend le bras par-dessus le portail mais je me tiens à bonne distance. Je ris, plus pour me donner contenance que par réelle envie… Surtout que les vertiges commencent à me reprendre. Le gars s’agace :

— Klein ? Tu m’entends ?! Sors de là ! Carlin veut te causer, vieux. Il est pas fâché, tout va s’arranger.

J’éclate d’un rire tonitruant qui me fait presque peur.

— Tout va s’arranger ? Comment ça ? Vous allez réanimer son cadavre, soigner son cancer ou la saloperie quelconque qu’il se traîne, le transférer dans son corps réparé et manger tous ensemble des chamallows au coin du feu ? Avec du vin chaud, et tout ? En fait, ça a l’air plutôt cool… J’peux venir ?

— KLEIN ? Sors de là tout de suite ! J’ai pas toute la journée !

— Non, mais non, sois pas con, enfin ! Tu crois vraiment qu’il va t’accompagner sagement ?

Et vous, les gens ? Vous pensez qu’Alan va sortir de la maison, et suivre ce sympathique monsieur dans sa camionnette pour qu’il lui montre sa collection de cartes Pokémon ? N’hésitez pas à donner vos pronostics dans le chat.

Le gars se racle la gorge, crache dans la boue avec un bruit de balle de tennis, me jette un regard plein de hargne, bascule son poids d’une jambe sur l’autre comme un boxeur prêt à cogner, avant de finalement se tourner vers ses potes. J’entrevois une tête secouée, un téléphone sorti, j’entends une voix étouffée ; et j’ai la flemme d’attendre. En plus, la fièvre commence à me faire trembloter, ce qui casse totalement l’effet ma fausse désinvolture.

— Bon, mec, c’était bien sympa, mais de toute évidence vous n’allez pas pouvoir mener à bien votre petite excursion, donc… Je vais rentrer. En repartant, faites attention aux bas côtés, ils sont un peu traîtres !

À pas vifs, je m’éloigne sans lui laisser le temps de réagir.

— Et puis, si vous avez votre boss en ligne, dites-lui de m’appeler, sur le téléphone de Klein. Pour… Vous savez… La négociation. Je donnerai mes conditions, quoi.

J’ai atteint la terrasse. Fière de cet improbable bagou et certaine de son effet, je me tourne vers le gars, incline la tête, et lance, avec mon plus beau sourire :

— Et, messieurs, n’oubliez pas : joyeux Noël !

La porte claque sur ces mots. Mes jambes me lâchent, les garces. Les poils du paillasson en coco me piquent les fesses à travers mon jean.

— Gabrielle !

— Ah ben finalement, je me sens pas très bien… Tiens, prends ça, filme-les ! Et tu ne coupes pas avant qu’ils soient partis !

Je lui tends le téléphone avant de m’agripper à son poignet pour me relever. Le canapé n’est qu’à quelques pas, courage. Oh oui ! Il grince salement quand je me laisse tomber : sûrement le poids du petit déjeuner.

— Ils font quoi ?

— Eh bien, Drouet remonte dans le véhicule. Il discute avec les autres.

— Parle à la caméra, Alan !

— Comment ? Non, je… Je ne sais pas quoi dire. Ah ! Ils s’en vont, ils font marche arrière et… Oh le chemin est tellement boueux qu’ils ont du mal à manœuvrer.

— Ça me rappelle un petit gars au volant d’une 206 cabossée…

— C’est très drôle, ça, vraiment. Ils sont partis ! Gabrielle, ils sont partis ! C’est le moment de quitter la maison !

— Hein ? À quoi bon ? On les tient ! On va sagement attendre que le chef appelle et profiter de ce temps pour définir nos exigences. Tu peux couper le direct… Ah non, attends, passe-moi le téléphone.

Hey les gens ! Oui, c’est la première fois que vous voyez ma tête… J’imagine d’ici votre déception, mais pour ma défense, c’est pas la grande forme aujourd’hui.

Je sais que c’était un live très particulier, mais vous avez joué votre rôle à la perfection ! D’ailleurs, je dois encore vous demander un tout petit service. Comme vous l’avez compris, l’histoire ne s’arrête pas là, et il y a de grandes chances qu’on ait de nouveau besoin de vous. Donc, si vous pouviez… vous savez… rester dans les parages, et pourquoi pas, rameuter quelques potes, ça serait hyper cool.

Ah, et une dernière chose : n’oubliez jamais que sur YouTube, tout est possible. Gardez l’esprit critique ! À très bientôt !

Je coupe sur un clin d’œil final. Une rapide analyse du chat me confirme ce que je soupçonnais et espérais : tout le monde pense à une blague. C’est parfait ! Pourvu que les gars d’Eterni’tech ne mettent pas la main sur la vidéo. Ils pourraient compter les spectateurs de mon petit cinéma et comprendraient que je suis aussi menaçante qu’une mouche à merde. En attendant, la balle est dans notre camp, et je compte bien lui faire voir du terrain.

— Alan, faut qu’on parle.

Il a l’air terrorisé, le pauvre. Faut dire que les deux derniers jours n’ont pas été de tout repos. Et ce n’est, hélas, pas encore fini. Il s’assied à mes côtés, me fixe avec inquiétude, pose sa main sur mon front et grimace.

— C’est chaud ?

— Non. Enfin, je ne sais pas… Je ne sens rien. Je ne sens pas la température, parbleu ! Mais pourquoi ? Pourquoi ?! C’est incompréhensible…

Là, tout de suite, je n’ai plus l’énergie de lutter contre la pitié qu’il m’inspire.

— Pas tellement, en fait. Écoute, Alan, je suis vraiment désolée, mais je ne t’ai pas dit toute la vérité. Je sais pourquoi tu as tant de difficultés à te connecter à ce corps. Et à voir ta tête, je pense que tu le soupçonnes, non ?

Il soupire longuement. Quand on aura le temps, il faudra que je pense à lui demander pourquoi ces trucs respirent, mais pour l’instant, j’ai d’autres priorités. Il me regarde avec des yeux de chien battu et demande, d’une petite voix :

— Il est encore là, c’est ça ? Et il était là avant que je me réveille, c’est pour cette raison que j’étais installé à table ?

— Oui, c’est ça. Mais on a la solution au bout de doigts. La solution parfaite, pour nous trois ! Nous quatre, si on inclut Markus ! Il faut juste se mettre d’accord sur ce que nous allons leur réclamer.

— Gabrielle, vous jouez un jeu dangereux. Si vous comptez les faire chanter, vous prenez de très gros risques. Ces types ne plaisantent pas !

— Oh, je t’en prie ! Ils sont aussi bras-cassés que nous ! Tu te rends compte que tu as réussi à leur piquer un truc à quinze millions ? Toi ! Tout seul ! Et on a même réussi à le voler une seconde fois, avec le plan le plus pété du monde ! C’est une équipe de branquignols !

— Nous avons eu de la chance…

Je secoue la tête avec lassitude et m’enfonce un peu plus dans les coussins. Lui se lève, prépare une tasse de thé après avoir vérifié par la fenêtre que tout danger était écarté. Une envie de tousser remonte ma gorge comme une boule de poils de chat, mais il est hors de question que mon corps me lâche maintenant ! Il me tend la tasse avec un timide sourire d’encouragement, s’assied dans le fauteuil face à moi, triture ses mains un moment, puis ose :

— Vous lui avez parlé ?

— À John ? Oui, un peu. Il n’avait pas changé.

Les secondes s’égrainent en silence. Le thé apaise le feu dans ma gorge et éteint mes frissons.

— Qu’avez-vous en tête, Gabrielle ?

— Je dois le sauver. Je veux le retrouver, lui seul. Ce n’est pas contre vous, Alan, mais vous me l’avez volé, et je ne supporte pas de le savoir bloqué dans ce corps, condamné au silence tant que vous êtes aux manettes.

— Je comprends. Dites-moi : vous avez bien conscience qu’il n’est pas humain ?

— Évidemment, mais ça ne change rien. Il existe, et d’une certaine façon, il est aussi vivant que vous. Ou du moins, vous ne l’êtes pas plus que lui. Il est comme… un chien ? Non, plutôt un enfant, un tout petit enfant. Vous en prenez soin non pour l’adulte qu’il va devenir, mais pour l’individu qu’il est déjà. Même si cet individu ne fait que manger, baver et hurler, vous savez qu’il veut vivre. Il existe. Je veux retrouver John, et j’aimerais savoir si c’est possible. Vous seul pouvez m’aider.

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