Chapitre 19 : Décadence man

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Son appartement est toujours aussi impeccable. De toute évidence, les gars d’Eterni’tech ne sont pas encore venus mettre leurs sales pattes sur ses affaires.

— Tu penses qu’on est en sécurité, ici ? Ils ne risquent pas de rappliquer ?

— Eh bien, s’ils se montrent, je compte sur vous pour les faire fuir. Jusqu’ici, vous y êtes parvenue sans peine. Passez-moi le carton qui est derrière vous, Gabrielle.

Dans la boîte, noyés parmi des rouleaux de câbles, je reconnais les deux étranges casques de la fameuse « machine à transfert ». Pendant qu’il fouille et déroule, je tire un fauteuil jusqu’au bureau et m’y laisse tomber dans l’espoir d’échapper aux vertiges qui reprennent.

— Vous allez tenir le coup ? Vous êtes blanche à faire peur…

— Oui, oui, t’occupe. Ton téléphone capte bien, ici ? Si le boss d’Eterni’tech nous appelle.

Il me tend son portable en acquiesçant. Sa main est ferme alors que la mienne danse une gigue infernale, et je commence à cerner l’intérêt du corps artificiel. Pouvoir se balader à poil sous la neige sans risquer de choper une pneumonie, quel pied !

— Bien. Cela va me demander un peu de temps… Je vous avoue que je ne sais pas très bien ce que je recherche. Une erreur, probablement. Un défaut d’intégration. En temps normal, les sujets subissent de nombreux tests post-transfert, mais… étant donné le contexte…

Je ne l’écoute que d’une oreille. Une seule chose m’intéresse : mon plan est-il réalisable ? Il s’équipe du casque, branche, allume, clique, débranche, tapote, pendant que la fièvre et la fatigue me plongent dans une somnolence agitée où la folie des jours passés se mêle à l’angoisse de ceux à venir. Et si Eterni’tech refusait ? Ils pourraient décider de rendre leurs activités publiques, après tout. Ils ont peut-être des soutiens politiques, des clients dans les médias ou la justice. Non, Alan m’a parlé d’une vingtaine de transferts si je me souviens bien, ce n’est pas assez pour dominer le monde. Quoique…

J’ai dormi. Dehors, les vitres des immeubles reflètent l’éclat doré d’une fin d’après-midi. Dans le silence du salon, mon ventre gargouille sévère. Le portable d’Alan m’apprend qu’il est près de seize heures et que personne n’a tenté de nous joindre.

— Ça avance ?

— Non. Pour l’instant, je ne parviens même pas à isoler les personnalités pour les identifier. Tout est imbriqué : vous voyez, là – il pointe sur l’écran une ligne de charabia – c’est une partie de l’IA, enfin, en théorie, mais je ne peux même pas le vérifier. Et juste en dessous, j’ai l’impression que c’est une partie de données générées lors du trans…

Je perds le fil ; tout ce que je comprends, c’est que c’est un vrai sac de nœuds. Pendant qu’il poursuit son monologue, je profite de mon éveil pour contacter Markus et recueillir ses doléances. Ce mec est si raisonnable que j’en suis rendue à le motiver d’exiger plus, beaucoup plus ! Après tout, on a usurpé son image, on lui a créé un clone. Et si le client qui a commandé John avait commis un crime, s’il était devenu célèbre en tournant des pornos gonzo ou pire, des émissions de téléréalité ! Comment aurait-il pu prouver que ce n’était pas lui ?

> Un million, minimum.

> C’est beaucoup trop, je n’ai subi aucun dommage.

> Un million, la cession définitive du corps et un engagement à ne plus jamais employer votre image. Sur le million, je prendrai cent mille, pour… les papiers.

Je n’ai aucune idée du coût d’une nouvelle identité, sans doute bien moins, mais je préfère me laisser un peu de marge.

> Ça me semble toujours excessif, mais… je suppose que vous avez raison. Je dois rédiger une demande ? Je peux la faire en anglais ?

> Laissez-moi m’en occuper. Je la rédige et vous n’aurez qu’à signer.

Mes jambes, recroquevillées sous mes fesses, commencent à fourmiller. Je me lève, sautille – oh la vache, ça tourne ! – et arpente la pièce pour les dégourdir.

— Dis, t’avais prévu quoi pour tes papiers d’identité ?

— Pas maintenant, Gabrielle. Alors… Non, là ça ne va pas du tout, morbleu, ça devrait être…

— T’as pas faim ?

Je m’accroupis aux pieds du bureau sur lequel Alan souffle en s’arrachant les cheveux. J’espère pour lui qu’ils repoussent.

— Pourquoi ils respirent ?

— Pourquoi… ? Vous respirez bien, vous. En tout cas, assez pour me casser les pieds.

— Ça va, on discute…

— Mais vous voyez bien que je suis occupé ! En plus, pour qui je fais tout ça, à votre avis ?

— Ben pour toi.

Il secoue la tête d’un air agacé.

— Ah oui, c’est vrai : tu aurais pu te barrer avec ton corps à moitié connecté, ne plus jamais avoir de plaisir à manger ou à caresser quelqu’un. Non mais je comprends, quelle vie de rêve !

— Arrêtez…

— C’est bien pour toi qu’on est là.

— Oh, je vous en prie ! Ne me prenez pas pour un imbécile, la seule raison de votre présence ici est votre espoir délirant de retrouver cette stupide machine !

— Sympa… Mais toi, alors ? Pourquoi tu fais tout ça ? Ce n’est pas par culpabilité : tu ne cesses de répéter qu’il n’est rien. Qui plus est, tu me supportes à peine et, de toute évidence, tu es persuadé que c’est réciproque. Puis… Imagine que ça foire : tu risques de mourir pour de bon ! Alors, je te le demande : pourquoi es-tu là ?

Ma question laisse place à un silence tendu, rompu seulement par le cliquètement de la souris et de mes ongles sur le bureau. Alan, toujours coiffé de son casque, fait défiler les lignes de code à toute vitesse, le regard fuyant. Finalement, il lâche un discret « Peu importe » et moi, je lâche l’affaire. Penchée sur l’écran, j’essaie de comprendre, de suivre son cheminement, mais ces fichiers ne ressemblent à rien de connu pour moi. À pas traînants, je regagne mon fauteuil.

— Bon, réfléchissons… Si un corps tombe en panne, qu’est-ce qui est prévu ? Pour récupérer la personnalité, je veux dire.

— Ils ne peuvent pas tomber en panne.

— Tu déconnes ? Ce sont des machines.

— Oui et non. Croyez-moi, ils ne peuvent pas tomber en panne. Sauf s’ils oublient de s’alimenter ou de s’hydrater. Mais même dans ce cas, c’est réversible.

— Oh oui, je m’en souviens bien… Mon pauvre John. Et si… Et si les gens veulent changer de corps après quelques années ?

— Ce n’est pas prévu. Pour moi, c’est impossible. De toute façon, tant que je ne parviens pas à isoler mes données, nous-nous-nous…

— Alan ?

Entre deux « nous », il secoue la tête dans un mouvement qui me rappelle nettement mon grand-père sur sa fin de vie.

— Alan ? Tout va bien ?

J’agrippe son bras, de plus en plus inquiète. Sa litanie s’interrompt aussi soudainement qu’elle est apparue. Il s’ébroue, avant de se tourner vers moi, le visage décomposé par la peur.

— Que s’est-il passé ?

— On aurait dit un… bug ? Tu es resté bloqué, tu… Tu n’en as pas le souvenir ?

— Non… Enfin, j’ai eu comme un blanc. Oh mon Dieu, c’est très mauvais signe, oh oui ! Très mauvais signe ! Ça n’est pas supposé se produire. Il faut… Oui, je dois absolument trouver ses données. Les trouver et les suppr…

Surpris par mon violent sursaut, il laisse sa phrase en suspens. Mais le mal est fait.

— PARDON ? Comment ça, les supprimer ? Tu te payes ma tronche ?

— Je-je ne… Gabrielle, il est hors de question que je me laisse tuer par cette machine.

— C’est toi qui as envahi son corps ! Il ne fait que se défendre ! Enfin, je crois… On ne sait même pas si c’est lui qui a causé le plantage.

— Qui d’autre ? Ces corps ne peuvent pas tomber en panne.

— La preuve que si. Et puis, c’est peut-être tout simplement la faim, le problème. Il réclamait sans arrêt à manger, et tu n’as rien ingurgité depuis… des heures !

Je tiens toujours son bras en main et n’ai aucunement l’intention de céder. Il se redresse, moi aussi.

— Gabrielle, lâchez-moi !

— Certainement pas. Tu ne le tueras pas, tu m’entends ? Le plan, c’était de vous sauver tous les deux !

— Pas s’il essaie de m’éliminer !

D’un geste ample, il se dégage et me repousse dans le fauteuil. Quelle force, l’enfoiré ! S’il décidait de me ligoter et bâillonner, je ne vois pas bien comment je pourrais résister. Mon corps grippé ne ferait jamais le poids face au sien. À moins que je ne parvienne à le faire complètement planter ? Non, quelle idée ! Je serais bien avancée avec un robot bugué sur les bras et Eterni’tech à mes trousses.

— Je pourrais lui parler.

— Quoi ?

— Laisse-moi parler à John, lui expliquer la situation. Il ne doit rien y comprendre… Si je lui demande de se tenir sage, il le fera, je le sais.

— Vous délirez complète-te-te-te…

— De mieux en mieux !

Je me rue vers la cuisine, ouvre à la volée le frigo et les placards et en sors tout ce qui me semble comestible, à savoir un sachet de carottes et un paquet de biscottes.

— Tiens, avale ça ! dis-je en lui fourrant une carotte rincée dans le bec.

Il s’étrangle à moitié, mais au moins, le caquètement a pris fin. La première carotte rongée et avalée, j’en enfourne une deuxième, puis une troisième.

— Ça va mieux ?

— Gab…

— Ouais, ça va. Respire. Tu vois, ce n’est rien, simplement la faim…

— Gaby…

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