Nouveau départ

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Un chapitre / Une musique

A life that is your own - Daniel Avery

https://www.youtube.com/watch?v=m62Q-d_XVUA

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Samedi 11 juillet 1981.

Il est tout juste midi et vous écoutez RTL. Sans plus tarder les informations principales à la mi-journée. Aujourd’hui, grand départ de vacances pour des millions de Français et déjà des centaines de kilomètres de bouchons, dans les grandes villes de France, à commencer par Paris dans le sens des départs. Alors chers auditeurs, pensez à faire une pause toutes les deux heures. Sans transition, Formule 1. Revivez dans notre rubrique sportive la victoire spectaculaire d’Alain Prost au Grand Prix automobile de France.

— Vous avez envie que l’on s’arrête déjeuner ? demande ma mère en éteignant la radio.

— Oui, si vous voulez ! dis-je sans même réfléchir. Assis sur la banquette arrière de la voiture, j’observe mon père dans le rétroviseur, qui ne prend pas la peine de répondre. Il est concentré sur la route. Je suis content que maman ait éteint la radio. J’ai une aversion pour la Formule 1, surtout depuis une semaine.

— Passe-moi la bouteille d’eau. Et rallume cette fichue radio bon sang ! dit mon père.

— Oh, tu nous énerves avec tes voitures. Tiens, la voilà ton eau. Il faudra penser à s’arrêter pour acheter une autre bouteille, celle-ci est presque vide. Et fais attention à la vitesse ! dit ma mère.

Je regarde mon père lui arracher la bouteille des mains et la finir d’un trait. Il ne ralentit pas pour autant. Il a l’air épuisé. Et je ne pense pas que les kilomètres parcourus soient l’unique raison de sa fatigue. Hier soir, alors que je passais devant leur chambre, en revenant de la salle de bain, je les ai encore entendus se disputer. Cela fait déjà un mois qu’ils rejouent la scène presque chaque soir. Comment peuvent-ils croire que je ne les entends pas ? Le pire a eu lieu, il y a à peine une semaine. Je ne risque pas d’oublier.

C’était dimanche dernier exactement, le jour de la victoire d’Alain Prost justement. J’ai encore la scène bien en mémoire. J’entends mon père hurler de joie devant le poste de télévision depuis ma chambre alors que j’essaye de me concentrer sur mon roman. Je n’ai jamais aimé les courses de voiture et encore moins l’exaltation de mon père. Quand il est dans cet état, il m’insupporte. Tout le monde profite de ses commentaires grossiers et de ses éructations viriles et machos, peu importe si moi ou ma mère faisons autre chose dans la pièce d’à côté. Quelques heures plus tard, à l’heure du coucher, c'est à mon tour de hurler. Mais dans ma tête. Et surtout pas pour les mêmes raisons. J’ai à peine fermé l'œil de la nuit. Je ne peux pas croire qu’ils attendent le dernier moment pour m’annoncer la nouvelle.

Le lendemain matin, ils ne remarquent même pas mes deux gros cernes sous les yeux. J’attends qu’ils prennent leur courage à deux mains. Mais non, rien. Finalement, j’espère que ce sera pour le soir.

Lorsque je rentre à la maison en fin d'après-midi, je suis étonné de les voir. Que font-ils ici si tôt ? C’est une heure où d’habitude, je suis seul à occuper notre grand appartement parisien et à profiter de son silence. Ils sont assis à la table du salon, bien droits. Le visage grave, face à leur fils qui profitait, une heure auparavant, des derniers jours avec ses copains de lycée, avant deux longs mois de vacances.

— Nous avons à te parler Alexandre, viens t’asseoir, je te prie, énonce mon père, sans même un bonjour préalable, avec toute la solennité qu’il utilise sûrement aussi avec les patients de son cabinet, pour annoncer les mauvaises nouvelles.

Je m'assois, docile, feignant la surprise du mieux possible. Puis j’écoute ce que je sais déjà. Pourtant, j’avais espéré jusqu’à la nuit dernière, avoir mal interprété leurs discussions qui résonnent en boucle dans ma tête depuis des semaines. Comme si la cloison qui sépare leur chambre du couloir avait le pouvoir de travestir la vérité.

— Nous allons déménager. L’occasion s’est enfin présentée pour ton père. Nous devons la saisir, enchaîne ma mère sur le même ton.

Comme avec ses patients, mon père lit dans mes yeux une incompréhension totale. Celle-ci se transforme en quelques secondes en un profond abattement. J’avais donc bien compris. Je n'écoute pas les détails qu’il me donne pour se justifier. Je me lève violemment pour m’enfermer dans ma chambre et pleurer le reste de larmes qui ne sont pas encore sorties la veille. J’entends les cris de ma mère puis ses pas derrière ma porte. De sa voix douce et conciliante, elle me convainc de descendre dîner avec eux.

— Il faut que nous parlions sérieusement Alexandre. Ne fais pas l’enfant mon chéri.

Cette fois-ci encore, je hurle dans ma tête. Et non tout fort. Parce que j’en suis incapable. Parce que j’ai toujours été un enfant sage, et pire, un adolescent obéissant. Je n’ai jamais contredit mes parents, rarement protesté contre leurs décisions parfois absurdes et infondées. Et encore moins osé crier à leur encontre. Je suis persuadé qu’entendre ma voix déverser ma colère sourde leur ferait l’effet d’une bombe. Trop de douleur, de non-dits enfouis depuis des années. Ceux d’un jeune homme de la petite bourgeoisie, sans histoire, qui va avoir 17 ans, dans 14 jours exactement. Non, je n’y arriverai pas. Même si j’en meurs d’envie. Surtout devant le très respecté docteur Charles Dumon, qui n'a jamais su être un père aimant, encore moins démonstratif avec son fils unique. Et depuis quelques mois, encore plus distant. Avec cette lueur d’incompréhension dans les yeux, lorsqu’il me regarde. De déception dans ce qu’il ressent à mon égard, sans pouvoir l’admettre et encore moins oser m’en faire part. Est-ce que j’exagère ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ressasse les idées noires dans mon esprit torturé. Comment mon père pourrait-il savoir ? Deviner ce qui se cache dans mon cœur. Ce sentiment d’interdit qui me traverse, qui me remplit à la fois de joie et de honte. D’envie et de peur. Sûrement pas lui.

Et encore moins ma mère, qui me considère encore comme sa chère petite tête blonde, polie et souriante. Et non pas comme un jeune homme d’un mètre quatre-vingts, avec la carrure sportive de son mari, qui a envie de dévorer la vie, mais qui se l’interdit. Mais tout cela va changer. Oui, changer. C’est ce dont je me persuade chaque soir, allongé dans mon lit. Et dire qu’ils n’ont même pas eu la présence d’esprit d’écouter ce que j’avais à leur dire, comme si ce déménagement ne me concernait pas. Adieu mon club de tennis et surtout mes leçons de piano avec mon professeur particulier, monsieur Neveu. Mais ça, ils n’y ont pas pensé une seconde. Je me demande encore pourquoi ils m'ont poussé à participer à tous ces concours de piano qui me rendaient malade, où pourtant, je remportais toujours les premiers prix, si c'est pour tout arrêter du jour au lendemain. Moi qui demandais juste à jouer pour le plaisir, pour m'échapper à leur froideur et leur rigidité.

Ce nouveau départ est une grande opportunité, me répète ma mère depuis une semaine. Malheureusement pour elle, je ne la crois pas. Elle fait bloc avec mon père, mais pourtant, elle aussi a du mal à cacher sa colère, malgré toute la force qu’elle emploie pour me montrer le contraire. Elle non plus n’a pas envie de quitter ses amies du club de lecture, de changer ses habitudes de vie. Une vie bien lisse et bien propre. Si prévisible et sans surprise. Comme moi, elle n’a pas envie de tout laisser derrière elle et de partir. Dans ce petit village qui résonne comme un conte de fée : Saint-Amant-La-Rivière. Mais elle a peut-être raison finalement. Il est temps pour moi de repartir à zéro. Entre mon envie d’exploser et celle de vivre mes rêves, il y a un fossé, que dis-je, un gouffre immense. Voici ce qui tourne en boucle dans ma tête, posée contre la vitre, les paysages défilant devant moi.

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