Gaspard

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Un chapitre / Une musique

Beethoven : Piano Sonata No.19 in G minor, Op.49 No.1

https://www.youtube.com/watch?v=Z8Go3NogslQ&list=PLIGTe-rIqEZekWLDnKBBHt-WruKmI-Z5f&index=29

*

Lundi 13 juillet 1981.

Vol dans une bijouterie dans le huitième arrondissement de Paris. Le butin s’élève à un million de francs.

C’est la une du journal du jour. Mon père nous lit à voix haute l’article, peut-être une manière pour lui de rester encore un peu à Paris.

— Et bien, il y en a qui n’ont peur de rien !

— C’est la somme qui nous faudrait pour remettre en état la maison, lui répond ma mère.

Elle n’a pas décoléré du week-end. Mon père lève la tête de son journal. L’exaspération se lit dans ses yeux. Je les observe, attendant la prochaine joute verbale. Je plonge ma cuillère dans mon bol de céréales. Devant moi, ma mère pose le courrier du jour. Je suis surpris que nous en ayons déjà. Deux enveloppes exactement. Elle délaisse celle d’EDF et s’attarde sur l’autre. Je remarque un léger tremblement dans sa main.

— C’est une lettre de Gaspard ! dit-elle, en ouvrant l’enveloppe. Elle parcourt la lettre. Ça y est, c’est officiel, il a son diplôme de notaire ! Je suis si contente d’avoir de ses nouvelles.

— Je suis fier de lui, il le mérite, dit mon père.

— Et ce n’est pas tout. Ça alors ! Il arrive le 25 juillet, le jour de ton anniversaire Alexandre ! Mais comment a-t-il eu notre adresse ?

— C’est moi qui lui ai donnée. Je l’ai invité à venir passer quelques jours à la maison. Nous avons à discuter de l’avenir de l’étude d’Henri. Il est temps de remettre de l’ordre dans tout ça. Ce sera l’occasion qu’il nous donne un coup de main pour les travaux. Tu pourras passer tes nerfs sur lui.

— Parce que tu l’as eu au téléphone ? Tu comptais m’en parler quand ? risposte ma mère, qui visiblement n’est pas ravie de sa venue.

— Moi qui croyais te faire plaisir. J’aurais mieux fait de m’abstenir. Et puis, tu le connais, toujours à droite et à gauche. Il n’était pas vraiment certain de pouvoir se libérer.

— Il pourra prendre la chambre d’invité à côté de la mienne ! dis-je, ravi de revoir mon cousin.

Ma mère quitte la pièce contrariée.

— Elle l’aime bien pourtant, Gaspard ! dis-je, en regardant mon père.

— Mais oui, bien sûr. C’est juste une nouvelle excuse pour que nous puissions encore nous disputer.

Je le regarde. Et toi un prétexte pour surveiller ta femme. Voilà ce que je me dis. Car mon père adore tout contrôler. Mais peu importe, voici enfin une très bonne nouvelle.

Quinze petits jours à attendre et je vais enfin revoir mon cher cousin ! Il a dix ans de plus que moi. Je le considère comme le grand frère que je n’ai jamais eu. Il m’a toujours pris en considération, défendu et couvert d’attention. Le vélo de mes parents ne remplacera jamais le manque de marques d’affection de mon père.

Gaspard est le fils du frère de mon père, Henri et de sa femme Jeanine. Je ne peux m’empêcher d’être triste à l’évocation de leurs prénoms. Ma tante est décédée d’un long cancer peu après la majorité de Gaspard. Du haut de mes huit ans, j’en ai gardé très peu de souvenirs, seulement quelques images d’une femme fragile et discrète. Les années passèrent, mon oncle se réfugia dans son travail, enfermé dans son cabinet notarial. C’est à cette époque que Gaspard commença lui aussi ses études de notaire. La fatalité le rattrapa il y a un an. Un matin, il nous appela en pleurs. La domestique venait de retrouver Henri, mort dans son bureau. Le suicide ne fit aucun doute. L’enquête révéla que son étude connaissait de gros problèmes financiers, personne n’était au courant, même pas mon père.

Mon cousin a été anéanti. Mais contre toute attente, il ne se laissa pas abattre pour autant et s’accrocha à sa dernière année d’étude. Il est souvent venu chez nous pour réviser, trouvant dans le bureau de mon père une ambiance studieuse. La semaine, ma mère était très présente pour lui, alors que j’étais au lycée et mon père à son cabinet médical. Et puis au début de cette année, il est venu nous souhaiter ses vœux. Il nous a remerciés pour tout ce que nous avions fait pour lui et nous a annoncés qu’il était temps pour lui de reprendre sa vie en main. Du jour au lendemain, il ne vint plus. Mon père a compris, tandis que ma mère en a beaucoup souffert. J’ai regretté moi aussi son départ. C’est aussi à partir de cette époque-là que mes parents ont recommencé à se disputer. L’absence de Gaspard avait créé un vide évident dans notre famille.

Plus j’y repense, plus je crois que le décès de mon oncle Henri n’a pas particulièrement affecté mon père. À l’enterrement, il m’a paru détaché, et il n’a rien laissé paraître les mois qui ont suivi. Il a préféré épauler son neveu. Ce n’était un secret pour personne, il ne s’entendait pas avec son frère. Tous les deux ne se fréquentaient guère. Ils étaient si différents. Je conserve l’image d’un oncle taciturne, toujours en retrait face à un frère aîné autoritaire. Une rivalité fraternelle que j’ai toujours connue sans jamais vraiment la comprendre.

Surtout cet horrible repas de Noël, le dernier où j’ai vu ma tante vivante. J’avais sept ans. Ce soir-là, dans une fureur que je ne lui connaissais pas, mon cousin explosa et se mit à vociférer contre son père. Je revois mon père avec cette lueur de satisfaction dans les yeux, remerciant implicitement l’emportement de son neveu. Je réalise que Gaspard avait l’âge que j’ai aujourd’hui. À cette époque, il ne pouvait plus supporter son père, j’imagine. Comme moi, le mien, aujourd’hui. Mais cette dispute aurait dû s'arrêter là. Mon père en profita, au contraire, pour donner raison à son neveu, au lieu de le calmer. Mon oncle essaya de se défendre, mais mon père le rabaissa une fois de plus et le menaça. Menaces qui à l’époque n’avaient aucun sens pour moi. Pour seule réponse, mon oncle se leva en annonçant qu’ils prenaient congé avec ma tante, silencieuse et fatiguée, laissant leur fils à notre table. Ma mère, quant à elle, se réfugia dans la cuisine. Moi, je restai de marbre, retenant mes larmes. Le regard de mon père ce soir-là me hanta durant des semaines. Je me suis senti abandonné et trahi. Je ne savais pas en expliquer la raison. Était-ce la main posée sur l’épaule de mon cousin, affirmant le soutien et la fierté qu’il avait à son encontre ? Ou bien le regard plein de reproches qu’il m’a lancé lorsqu’il s’est tourné vers moi ?

À partir de ce jour, j’aurais dû détester mon cousin, être jaloux, le considérer comme un rival. Pourtant, il se produit l’inverse. Les années qui ont suivi, Gaspard a toujours été un modèle pour moi. À chacune de ses visites, j’avais à cœur de copier ses attitudes, ses gestes. Seul dans ma chambre, face à mon grand miroir, il m’arrivait de m’amuser à imiter le ton de sa voix grave. À mon entrée au collège, j’ai voulu m'affranchir de cette figure tutélaire pour tenter de regagner l'estime de mon père. Mais en vain. Il était bien trop occupé par son neveu, au point de s'immiscer dans le choix de ses études ou de ses premières petites amies. Entre moi et mon père, j’ai vite compris que ce qui n’avait pas été vécu ne pourrait jamais se rattraper. Mon père s’en fichait éperdument. Car ces moments précieux entre un père et son fils, il avait préféré les vivre avec Gaspard.

Mon cousin a toujours eu un profond respect pour mon père. Face à moi, il a toujours été gentil et protecteur. Un cousin exemplaire. Il nous arrive souvent que les gens nous prennent encore aujourd’hui pour des frères La ressemblance physique est frappante. À part qu’il est brun et moi blond. Je me suis même demandé, lorsque j’avais douze ans, si Gaspard n’était pas réellement mon frère de sang. Ce qui était, bien sûr, impossible, car lorsque je suis né, mon père avait 25 ans et ma mère 23.

Je ne sais pas pourquoi je repense à tout cela, si ce n’est pour me rappeler une fois de plus que Gaspard compte beaucoup pour moi et qu’il sera présent le jour de mon anniversaire. Cela me réchauffe le cœur. Contrairement à mon père, pas une seule fois, il n’a oublié. Depuis que mon père m’a annoncé notre déménagement, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il se force à faire des efforts avec moi. Que ma mère est au bord de la crise de nerf. Que les grilles en fer de la propriété que nous avons franchies il y a seulement deux jours, telle la porte d’un enfer que nous n’avons pas su voir, vont se refermer sur nous pour toujours.

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