Réticences

6 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Habits - Mischa Blanos

https://www.youtube.com/watch?v=iNHRo6y3_ZA

*

Lundi 20 juillet 1981.

Aujourd'hui, j'ai fait la grasse matinée. Je prends mon petit-déjeuner tranquillement sur la terrasse. Le soleil joue avec les branches du tilleul qui me font un peu d’ombre. J’aperçois ma mère dans le verger, un panier à la main. Je vais l'aider à ramasser des abricots. Sachant que j’en raffole, elle en fera une tarte pour ce soir. Je débarrasse mon plateau et m’installe pour jouer du piano. J’ai décidé de réviser l'impromptu n° 3 en si bémol majeur de Schubert, un morceau que j’avais travaillé avec mon professeur, en début d’année. Le redécouvrir dans ce salon, à la campagne, la fenêtre ouverte, me change tellement de Paris ! Je me sens inspiré et suis étonné de ne pas m’énerver sur les passages plus difficiles, où j’avais l’habitude de pester.

Seulement dix jours que nous sommes arrivés et j’ai définitivement adopté ma chambre dans laquelle je suis à présent. Elle me plaît beaucoup. À l'inverse de celle de l'appartement de Paris, le haut plafond de cette pièce me donne l'impression de mieux respirer. La tapisserie fleurie désuète ne me dérange pas. Je lui trouve même du charme. Ma mère souhaite que nous la changions. Je ne suis pas pressé.

Je suis allongé sur mon lit, ma tête calée avec un oreiller contre le mur, un livre à la main. Je relis un roman que j’aime beaucoup, même si je ne saisis pas tout son sens. L’étranger d’Albert Camus. Je n’arrive toujours pas à cerner ce Meursault, le personnage principal. Il a l'air indifférent, détaché de ce qui lui arrive. Qui est-il vraiment ? Trouve-t-il un sens à sa vie, aux personnes qui l'entourent ? Comme lui, je me demande où est ma place. L’absurdité du monde résonne en moi. Je regarde le plafond, réfléchis à tout ça. Mon esprit s'évade, tant et si bien que je ne sais plus depuis combien de temps je suis dans mes pensées, avant de revenir à ma page.

Quand mon père rentre du cabinet, il est déjà l’heure de dîner. Ma mère apporte une salade composée et moi une corbeille de pain.

— Tu as l’air fatigué, commence ma mère.

— Tu trouves ? Une première journée bien remplie. À croire que j’étais attendu comme le messie. Ça n'a pas arrêté de téléphoner pour prendre rendez-vous.

— C’est une bonne nouvelle, non ?

— Oui, oui…dit-il.

Je vois qu’il a la tête ailleurs. Machinalement, il s’adresse à moi, en se servant de la salade.

— J’ai vu le père de ce Lucas Mercier.

— Ah bon ? dis-je, vraiment étonné. Qu’est-ce qu’il a ?

— Ce Mercier a un goût prononcé pour la bouteille, mais il essaye soi-disant de faire des efforts pour son fils, c’est ce qu’il m’a fait comprendre par allusions. Ce matin, il se sentait encore patraque. Tu m’étonnes, avec la gueule de bois qu’il se paye.

Je déglutis difficilement. Ma mère me regarde inquiète.

— C’était l’enterrement de vie de garçon du gendarme Aurélien Picard. À croire que la moitié du village y était. Il se marie en août avec la fille de la boulangère, Marine Langlois.

— Tu m’en diras tant, réplique la mère, soudain amusée.

— N’est-ce pas ? Quoi qu'il en soit, j’ai dû lui faire un arrêt de travail pour aujourd'hui. Et ce n’est pas le seul à ne pas y être allé travailler ce matin, ça, je peux vous le garantir. Je me trouve déjà bien conciliant avec mes patients. Il ne va pas falloir que je leur donne de mauvaises habitudes ! Voilà comment j’ai commencé ma matinée ! Vous vous rendez compte ?

Avec ma mère, nous nous taisons.

— Quand je suis passé à la pharmacie pour régler une facture, madame Leduc n’a pas été étonnée de constater que j’avais eu une journée bien remplie ! Le baptême du feu, m’a-t-elle dit en riant.

— On a bien fait de déménager ! dit ma mère, sarcastique.

— T’es contente, j’imagine ! réplique mon père, agacé.

Je sens qu’ils vont de nouveau se disputer.

— Vous auriez pu me dire que ce Lucas Mercier était venu vous aider pour monter la bibliothèque.

Nous nous regardons avec ma mère, complices.

— Je l’ai croisé qui partait à vélo quand je suis arrivé chez eux. Il était ravi de nous rendre service. J’espère qu’il n’est pas comme son père. Alexandre, je préfère te prévenir. Même si le maire a l’air de l’apprécier, je t’interdis de le fréquenter.

Je reste bouche bée. Ma mère n’en revient pas non plus.

— Charles, c’est ridicule, Lucas…

— Vous n’allez pas recommencer à vous liguer contre moi, vous deux. Je ne tiens pas à ce qu’on ait le moindre problème avec ces gens-là. Nous avons assez des nôtres. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

— Oui, Monsieur le Docteur ! je réponds du tac au tac, avec mépris.

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Mon père me regarde, interdit. Les yeux de ma mère s’affolent et en même temps, je lis une certaine admiration.

— Je te conseille de changer immédiatement de ton, Alexandre. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il m’arrive que je ne peux de moins en moins te supporter papa, voilà ce qui m’arrive. Mes deux mains, posées sur mes genoux, tremblent sous la table. Je ne dis plus rien.

— Hors de question que notre fils ait de mauvaises fréquentations, à peine arrivé.

Mes mains se transforment en poings. Je hurle dans ma tête.

Ma mère apporte la tarte aux pommes pour le dessert. Mais je n’ai plus faim. Mon père m’a coupé l’appétit. Je vois la déception de ma mère. Elle n'insiste pas. J'ai l'impression de la punir malgré tout. Après tout, elle n'avait qu'à essayer de me défendre.

— Tu ne veux pas une petite tisane, au moins, mon chéri ? me dit-elle.

Je ne prends même pas la peine de répondre, je me lève de table.

— Alexandre, nous n’avons pas fini de manger, dit mon père, en frappant du poing.

Décidé, je quitte la cuisine et monte les escaliers. Immédiatement, j’entends ma mère exploser.

— T’es content, j’espère ! Je te préviens, si tu continues avec lui comme ça, tu sais ce qui t’attend ! On verra si tu fais le malin, à ce moment-là.

Je suspends mon pas dans les marches de l’escalier.

— Ça suffit, Françoise ! Et parle moins fort, je te prie. Je commence sérieusement à en avoir marre. On s’était mis d’accord, non ?

— Parce que tu crois qu’un vélo et un piano peuvent régler les choses ?

— Vivement que Gaspard arrive. Il va pouvoir l’avoir à l'œil.

Je n’entends plus ma mère. J’attends quelques secondes avant de retourner dans ma chambre, sur la pointe des pieds. Je ferme à clef. Je m’allonge sur le lit, les mains derrière la tête, pensif. Cette fois-ci, j’en ai le cœur net. Mes parents me cachent quelque chose. Je pourrais décider d’en parler à ma mère. Mais j’ai peur de ce qu’elle va me dire, même si j’en ai strictement aucune idée.

*

Ce soir, il fait encore chaud dans ma chambre. J'éteins la lumière et vais sur le balcon, torse nu. Je m’accoude à la rambarde. Dans le jardin, tout est paisible. Pas le moindre vent. Il fait nuit noire. Je reste là, à écouter le silence. Soudain, je reconnais le hululement d’une chouette. Elle me rassure. Un bruissement de feuilles. Je vois une silhouette se découper.

— Alors on rêve ? me lance Lucas qui s’approche.

— Qu’est-ce que tu fais là ? je demande, surpris et trop content à la fois.

— À ton avis ?

Les paroles de mon père résonnent dans ma tête. Je lui en veux.

— Je ne peux pas. Vraiment.

— Vraiment ? Allez, c’est l’été !

Je brûle d’envie de descendre le rejoindre. Pourquoi n’ai-je pas ce courage ? Il suffirait que j'enjambe le balcon…

— Je vais commencer à croire que t’es une poule mouillée.

Je vois bien qu’il me provoque gentiment.

— Lucas, écoute, je te propose qu’on se donne rendez-vous demain après-midi à la rivière. Que penses-tu de se baigner ?

— La dernière fois que tu m’as dit ça, t’es jamais venu.

— Fais-moi confiance, s’il te plaît ! Cette fois-ci, je trouverai une solution.

— Ok, t’as plutôt intérêt ! me répond-il en souriant.

— Merci d’être passé Lucas ! Bonne nuit.

— Bon...Bah, salut Alexandre !

Je reste encore un peu sur le balcon. Ma décision est prise. Ça suffit de me laisser faire par mes parents. À partir de demain, les choses vont changer. Rien qu’à cette idée, je me mets à trembler et en même temps, un vrai sourire se dessine sur mes lèvres.

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