Ragots

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Un chapitre / Une musique

Monica Beale : Interface

https://www.youtube.com/watch?v=bdxiIvatEQc

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Jeudi 30 juillet 1981.

Le bar-café est rempli de monde. Je suis en train de griller une cigarette en disputant une partie de baby-foot avec un gamin de dix ans, dont les parents sont à la table d’à côté. Autour de moi, on fume, on s’embrasse, mais on parle à voix basse. La nouvelle de la présence potentielle du frère Colombani dans la région est dans toutes les conversations. J’aperçois mon voisin, le vieux Dufour, qui vient acheter son journal. Il ne perd pas une miette de ce qui se raconte ici.

Cette langue de vipère de mère Langlois a encore frappé. Certains ici ont des histoires pas très nettes à cacher, dit-elle à qui veut l’entendre. Il ne serait pas étonnant que le frère Colombani se soit réfugié dans les alentours de notre village. Une grange, ou une vieille cabane laissée à l’abandon. Pourquoi pas dans un des hameaux isolés où il ne reste que deux ou trois maisons ? Certaines sont inoccupées, la planque est parfaite. On réfléchit, on opine du menton, on doute. Elle en rajoute pour capter son auditoire. Elle adore ça. On chuchote, on se racle la gorge, on tousse. Elle voit plusieurs clients entrer dans son jeu, valider ses dires. Surtout les vieux, qui préfèrent murmurer dans leur barbe que de s’exprimer ouvertement. Décidément, elle me fait gerber. Elle raconte vraiment n’importe quoi. Mais j'en viens à m'interroger moi aussi. J’imagine la maison des Dumont. Le parc serait une planque idéale pour celui qui cherche à se faire discret. Il suffirait de rentrer par le trou du mur du fond et d'y rester bien sagement. Je ne suis pas sûr que les parents d’Alex aient l’habitude d’aller aussi loin. Mon cœur s’accélère. Je m’inquiète pour lui. Je me rends compte aussitôt que c’est ridicule de s’affoler pour rien. Je n’aurais pas dû accorder le moindre crédit à cette vieille chouette.

Je sors du café en saluant tout le monde de la main. Aujourd’hui, le soleil est de nouveau haut dans le ciel. Il semble faire plus humide, plus chaud encore, un orage est sur le point d’éclater. Ça semble nécessaire et inévitable. Mon père dit que l’on en a besoin. Je remonte la rue en direction de chez moi. Et qui je vois un peu plus loin dans sa robe blanche d’été ? Juliette. Je revois aussitôt l’image de son regard apeuré alors que les frères Desbois me tombent dessus dans la forêt. Je me sens honteux de ne pas être allé la voir plus tôt. Difficile de l’aborder alors que nous ne nous parlons plus depuis des mois. C’est l’occasion, autant en profiter.

— Juliette, attends-moi !

Elle se retourne, mais décide de continuer son chemin, en accélérant le pas. Je finis par courir pour la rejoindre.

— Juliette, attends, faut qu’on parle.

— Dégage, Mercier.

Je lui attrape le poignet.

— S’il te plaît Juliette, il le faut vraiment.

Elle me regarde, furieuse. En même temps, ses yeux semblent me supplier de l’aider.

— J’ai rien à te dire. Lâche-moi, tu me fais mal.

Je la lâche aussitôt.

— Tu vas bien ?

— Bien sûr que je vais bien.

— Écoute, tu veux pas aller quelque part pour qu’on discute ?

— Je n’ai rien à te dire.

— Arrête ton cinéma, Juliette. Je t’ai vu dans la forêt avec les frères Desbois.

Elle se fige, tremblante.

— Je sais que je ne suis sûrement pas la meilleure personne à qui tu pourrais te confier, mais…

— Mais quoi Lucas ? Qu’est-ce-que tu veux ? Eux au moins, ce sont des vrais mecs !

J’accuse le coup. Mais au lieu de me blesser, elle réussirait presque à me mettre en colère.

— T’es sûr ? Parce que moi, je suis pas certain que tu prenais ton pied, si tu veux mon avis.

Sans prévenir, elle me gifle.

— Occupe-toi de tes oignons. Et si j’ai un conseil à te donner, ne t'avise même pas d’en parler à qui que ce soit.

Je porte ma main à ma joue brûlante.

— Juliette, je n’ai jamais eu l’intention de…

— Il vaudrait mieux pour toi. Sinon, je raconte à tout le monde…

Je la fixe. Elle est prête à tout. Je vois la peur dans ses yeux dicter sa conduite.

— Comme tu veux Juliette. Je suis désolé si…

— Ouais, c’est ça, tu es dé-so-lé. Vous les mecs, vous êtes toujours désolés. C’est comme le fils Dumont. Vous devriez bien vous entendre tous les deux. Comme toi, incapable de quoi que ce soit avec une fille.

J’écarquille les yeux. Que dois-je comprendre ? Qu’est-ce qui s’est passé entre elle et lui ? Une étrange sensation s'empare de moi alors que l'image du visage d’Alex apparaît dans ma tête. La honte et l’envie de ce garçon s’emparent de moi. Malgré ce que vient de me balancer Juliette, je vois qu’elle est à deux doigts de craquer.

— Écoute Juliette, sache que si tu as besoin, je suis là.

Elle me regarde, hésite, mais préfère tourner les talons et cacher ses larmes. Elle s’enfuit en courant.

J’ai été trop con. Il faut que je vois Alex le plus vite possible.

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