Waltz

7 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Rickie (générique de fin) - philippe rombi

https://www.youtube.com/watch?v=ejlE5_rSZr8

*

Samedi 18 juillet 1981.

C’est samedi soir. La perspective de voir mon père sortir se saouler me fiche le bourdon. Je n’ai pas le courage de l’en dissuader. Je n’essaye même plus. La lettre du divorce ne risque pas d'arranger la situation. La quiche et la salade que je nous ai préparées sont avalées en moins de deux. Mon père a l’air de bonne humeur, contrairement à moi. Il le voit dans mes yeux. Il tente une approche.

— Tu vas voir tes copains ce soir ?

— Ils sont tous partis en vacances, dis-je,, d’un air buté. Je crois que je vais rester à regarder la télévision.

Je lui demande où il va passer la sienne. Il me rappelle qu'Aurélien Picard, le fils d’un de ses collègues de travail, enterre sa vie de garçon ce week-end. Il est invité. J'avais complètement oublié. Comme le futur marié est un jeune gendarme, j’ai le vague espoir qu’ils soient raisonnables.

— Promis, je ne rentre pas tard.

— Des promesses, toujours des promesses, dis-je, en n’y croyant pas un instant.

Bon ça, j’étais pas obligé de le rajouter. Mais c’est plus fort que moi. Il ne relève pas et nous fait couler un café.

Vers 21h, mon père considère qu’il peut partir, sans trop culpabiliser de me laisser tout seul. Pour tenter de calmer ma mauvaise humeur, j’allume la télévision, change plusieurs fois de chaîne. Je tombe sur un vieux film policier. Mais il a déjà commencé et au bout de dix minutes, je m’ennuie fermement. Si mes prochains week-end ressemblent à celui-ci, je crois bien que je vais me pendre. Je soupire, réfléchis, et puis merde, après tout !

Je sors avec mon vélo dans la chaleur de la nuit. Les lampadaires sont allumés, les insectes papillonnnent autour des lumières jaunes. Je traverse la rue principale, la place de l’église puis sort du village, sans même un regard sur les rares passants. Quittant ma mauvaise humeur, je pédale avec entrain. J'apprécie la fraîcheur du vent de la nuit sur mon visage, l’odeur des herbes folles le long de la voie ferrée. Le chemin qui mène à la rue des Cascades est devant moi. Je sais que je vais me couvrir de ridicule ou de honte en arrivant chez les Dumont à cette heure-ci. Peu importe, je n'aime pas les regrets.

Leur portail n’est pas fermé. Je pose mon vélo contre le mur de pierre recouvert de lierre. Je vois de la lumière seulement dans le salon. Devant la porte d’entrée, je m’apprête à sonner, puis me ravise. Est-ce bien du piano que j’entends ? Oui, pas de doute. Je fais le tour de la maison par la gauche. Je me cache derrière la cuve de fioul. J’ai une vue directe sur la terrasse. Les portes-fenêtres sont grandes ouvertes. Alexandre est de dos, en train de jouer sur un piano. Je ne vois pas ses parents. Sont-ils avec lui dans le salon ? Il est habillé d’une chemise bleu ciel. Ses mains flottent sur les touches avec aisance et naturel.

La musique que j’entends m’émerveille totalement.

*

La valse n°2 en si mineur de Frédéric Chopin. Écrite à l’âge de 19 ans, elle ne sera publiée qu’après sa mort. Mais ce soir-là, je l’ignorais complètement. Je ne savais pas non plus que le morceau de ce compositeur était l’un des préférés d’Alexandre. Je l’ai appris bien plus tard. Je finis de verser toutes les larmes amères de mon corps, sur l’oreiller de mon lit, à me refaire le film. Le film de cet été, où tout a basculé pour lui et pour moi. Pour nous. À tout jamais.

*

Je reste à l’écouter. Il est concentré. Il se trompe parfois, recommence certains passages. Encore et encore. Jusqu’à trouver la bonne vitesse, le bon doigté pour faire passer toutes les émotions voulues. Un frisson me parcourt l’échine. Je suis ému, comme il doit l’être, lui aussi. Cela ne peut en être autrement. Je le vois refermer la partition et le couvercle du piano. Il est droit, noir et brillant. Il ferme les porte-fenêtres, la lumière s’éteint. Je me retrouve aussitôt dans le noir complet. La lune prend le relais. Mes yeux s'habituent à l’obscurité jusqu’à ce que je puisse discerner le jardin. Je décide de rester encore un peu. La fenêtre de la chambre d’Alexandre vient de s’allumer. Je prends le risque de m’éloigner pour vérifier si d’où je suis, je peux l’apercevoir. Ce qui est le cas. J’ai une idée. J’approche de l’angle de la maison où se trouve la gouttière. Je sors de ma poche mon appeau. Je siffle une première fois, puis une autre plus fortement, à quatre secondes d’intervalle. J’attends une dizaine de secondes avant de recommencer. Les “hou-hou” suivis d’un “houu” plus long s’enchaînent. Comme je l’espérais, je vois la fenêtre s’ouvrir. Je me cache aussitôt derrière le mur, de façon à le voir de profil, sur le balcon. Il porte seulement son bas de pyjama. Torse-nu, il reste à écouter ce qu’il croit être le hululement d’une chouette. Je ne fais pas durer le suspens plus longtemps. Je me mets à découvert et siffle une nouvelle fois. Je le vois écarquiller les yeux en m'apercevant. Il met la main sur son torse, comme surpris d’apparaître dans cette tenue.

— Bah alors Mozart, on s'exhibe en pleine nuit ? dis-je, en parlant à voix basse.

Même si je ne le vois pas très bien, malgré la lumière de la chambre qui éclaire son visage, je ne serais pas surpris qu’il rougisse.

— Qu’est-ce que tu fais là, sale curieux ? C’est une manie chez toi de te cacher en imitant les oiseaux ! chuchote-t-il avec amusement.

— Je passais par le plus grand des hasards devant chez toi, quand soudain, j’ai entendu la magnifique musique d’un piano.

Je vois à son visage qu’il est troublé.

— Le hasard fait bien les choses ! Tu m’as entendu, alors ?

— C’est la première fois que j’assiste à un concert de musique classique de ma vie. Je suis impressionné, tu joues super bien.

— Merci Lucas. Ce midi, mes parents m’ont fait la surprise de faire livrer mon piano de Paris !

Soudain, il se retourne et entre dans la pièce. Je me cache aussitôt. J’entends faiblement une voix féminine. J’attends à peine une minute avant de le voir revenir.

— Psss, psss, Lucas, c’est bon, tu peux revenir.

Je réapparais.

— Qu’est-ce que t’attends pour venir me rejoindre ! On va faire un tour en vélo ?

— T’es fou ! dit-il en rigolant. Je peux pas.

— Et pourquoi tu peux pas ? Ne me dis pas que t’as jamais fait le mur de ta vie !

— Je vais te décevoir. Au fait, je suis vraiment désolé pour jeudi. Mais ma mère a dû te dire, pour mon père. Il voulait absolument que je l’aide pour son cabinet.

— Ouais, ta mère m'a dit. Alors c’était bien avec Juliette ?

Je le vois qui grimace, en levant les yeux au ciel. Ça me fait plaisir.

— Elle va pas te lâcher comme ça, mon beau ! T’es sa nouvelle proie !

— Rentre chez toi, au lieu de raconter des bêtises.

— Ok, je vois, tu me chasses ?

Il a l’air embêté.

— On se voit bientôt, si tu veux ? me fait-il.

— Quand tu veux. Demain ?

— Ah non, demain, je ne peux pas. Tu vas te moquer, on m'oblige à aller à la messe. Et demain après-midi, je reste avec mes parents. Dernière après-midi en famille, avant que mon père n'ouvre son cabinet.

— Tu en as de la chance, dis-moi. T'as le téléphone, ça serait plus simple ?

— Non, il n’est pas encore installé.

— Merde. Comment fait-on, alors ?

Je le vois se retourner une nouvelle fois et entrer précipitamment. Fais chier, il vient de fermer les volets. J’attends encore un peu, des fois qu’il revienne. Mais je n’y crois pas trop. Au bout de dix minutes, je me fais une raison. Je reprends mon vélo.

*

Finalement, ce samedi soir aura eu son lot de surprises. Voici ce que je me dis une fois couché dans mon lit, les mains derrière la tête. Je commence à somnoler. Je repense au morceau de piano qu’a joué Alexandre. Je serais presque envieux de savoir jouer, moi aussi. Je repense aussi à lui, sur le balcon, torse-nu. Je comprends pourquoi Juliette lui a sauté dessus. C’est un beau mec. Il doit avoir du succès auprès des filles, le Parisien ! Je me marre tout seul, quand j’entends du vacarme en bas. Mon père vient de rentrer. Je n’ai pas envie de descendre.

— Lucas, t’es là ? crie-t-il, avec sa voix avinée que je reconnais aussitôt.

— Mais oui, je suis là ! Je dormais, figure-toi ! crie-je, en soupirant.

— Descends ton cul !

Je réalise que ce soir, ça va être plus compliqué pour qu’il aille se coucher sans faire d’histoires. À moitié endormi, je descends péniblement l’escalier, en caleçon. À peine suis-je arrivé en bas, que deux grosses mains m’agrippent par les épaules et me plaquent contre le mur.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? Lâche-moi ! je hurle, surpris par sa violence.

— Regarde-moi ! Regarde-moi, putain ! Et dis-moi que tu vas passer ton bac ! T’es un bon gars, hein ?!

Son haleine pue le vin comme pas possible. Ça finit de me réveiller. Je tente de me dégager. Mais c’est qu’il est rudement fort, ce con.

— Papa, lâche-moi, tu me fais mal ! Je vais pas passer mon bac pour te faire plaisir, mets-toi bien ça dans le crâne.

— T’as intérêt à changer d'avis, tête d’abruti ! dit-il en me postillonnant dessus. Mais il ne relâche pas la pression pour autant. Cette fois-ci, j’essaye de lui agripper les bras. Il lutte de toutes ses forces pour me maintenir plaqué au mur. Je commence à avoir peur. Je me mets à gueuler.

— Mais, lâche moi !

— Tu me fais chier ! Ta mère me fait chier. Vous me faites tous chier !! Tu m’entends ?? crie-t-il, en me donnant un grand coup de poing dans les côtes.

Je crie de douleur. J’ai l’impression que le sol se dérobe sous mes pieds. Tout devient trouble autour de moi. Je sens un poids très lourd sur mon torse, sur mes jambes. Une nouvelle douleur fulgurante arrive dans mon ventre. J’ai de la peine à respirer et la tête qui tourne. Je suis incapable de réagir. Je me sens partir dans les vapes.

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