Hors du temps

6 minutes de lecture

Un chapitre / Une musique

Melancholy Impression · Mladen Franko

https://www.youtube.com/watch?v=WCtCxeZTtKo

*

Mardi 11 août 1981.

Mon père retrousse ses manches, il n’est que huit heures et demie et il fait déjà plus de vingt degrés. Une nouvelle journée de canicule s’annonce. Nous fumons tous les deux notre clope, avant qu’il ne parte travailler. La lumière crue du soleil m'éblouit les yeux. J’écrase ma cigarette et reprends mon café, assis sur le vieux banc pourri de la cour.

— Bon, aller, j’y vais, dit mon père, hésitant.

Il a quelque chose à me dire, mais je vois qu'il ne sait pas comment s'y prendre.

— Le fils Dumont…

— Quoi le fils Dumont ?

— Il est plutôt sympa, en fin de compte.

Je manque de recracher mon café.

— Ouais, il est cool.

— Tant mieux, tant mieux…Bon allez, cette fois-ci, j'y vais ! Bonne journée. Et surtout ne t’inquiète pas pour Juliette. Elle va s’en remettre.

Je marmonne dans ma barbe en guise de salut. Ouf, j'ai cru un instant qu'il nous avait vu nous rouler une pelle.

J’ai passé une nuit assez bizarre. Ça n’a pas arrêté de se bousculer dans ma tête. Entre ma journée de rêve avec Alex et ce qui est arrivé à Juliette, c’est le grand écart. Ils l’ont retrouvée le long de la voie ferrée, couverte d'égratignures, complètement aphasique. Impossible de la faire parler. En ce moment, elle est aux urgences en observation. Hier soir, sans nous concerter avec Alex, nous avons discuté avec mon père de ce que nous pensions du comportement de Juliette ces dernières semaines. Je me suis senti obligé de leur avouer ce que j’avais vu dans la forêt avec les frères Desbois. Alex a juste évoqué le fait que Juliette lui semblait perdue, en quête d’affection et qu’elle était prête à tout pour y parvenir. Mon père n’arrêtait pas de secouer la tête, en signe d’impuissance.

Je vais prendre une douche pour me réveiller et m’enlever Juliette de la tête. Je suis encore à poil, une serviette autour de la taille quand on sonne à la porte. Ça doit être Alex. Je décide d’aller ouvrir dans cette tenue. Ce qui ne manque pas de lui plaire. Il s’empresse de refermer la porte pour me virer la serviette.

— On ne va peut-être pas commencer dès ce matin, sinon, on ne décollera jamais d’ici ! dis-je.

Alex me traite d’allumeur. Il n’a pas complètement tort. Et comme je suis entièrement nu, je ne résiste pas longtemps à ses assauts. J'essaye de m'habiller, en vain. Dès que je mets mon caleçon, il me chatouille ; si je mets un short, il le déboutonne, et quand j’ajoute un t-shirt, il me baisse mon short aux chevilles. Ce petit jeu bien sympathique se termine à poil, lui compris. Nous nous glissons sous la couette, chahutons beaucoup. Il est déjà presque onze heures, quand nous décidons de nous lever. Je regarde en vitesse de quoi nous faire un sandwich, mais Alex a déjà largement prévu ce qu'il faut. Nous filons à vélo pour retourner une fois de plus à la rivière.

J’ai l’impression que cette journée passe encore plus vite que celles d’hier et des jours précédents. Depuis le soir où nous avons échangé notre premier baiser, je n’ai plus la même notion du temps. Pourtant, cela fait seulement une semaine que nous sommes ensemble. Je pense à lui quand il n’est pas avec moi, mais aussi quand je suis avec lui, tout le temps en réalité !

Aujourd’hui, encore, nous avons fait l’amour plusieurs fois, marquant notre territoire dans les endroits les plus insolites qu’il soit. Tout d’abord dans le vieux moulin au bord de l’eau, où je l’ai fait jouir en moins de deux minutes ! Il se sentait un peu honteux de n’avoir pas pu se retenir, mais je l’ai rassuré, je n’en étais pas moins frustré. Une deuxième fois, en grimpant à un arbre, où nous avons joué les équilibristes. Un défi puéril, alors que j’étais assis sur une branche, Alex est venu me faire jouir à mon tour, en me branlant.

Nous voilà de retour dans notre bassin, où nous apprécions de regarder paisiblement le ciel, flottant l’un à côté de l’autre.

— Alors, ton vœu ? Il s’est réalisé ?

— Oui, mais tu peux toujours courir pour savoir ce que c’est ! dit-il.

— J’ai comme une petite idée !

— N’insistez pas monsieur Mercier, je suis une tombe ! dit-il en rigolant.

Pour me venger je lui saute dessus après l’avoir éclaboussé. Aussitôt, il réplique de plus belles. Je tente de résister mais il est plus fort que moi. Il me met la tête sous l’eau et j’en avale malgré moi. Nous arrêtons là notre petit jeu pour profiter du soleil, en nous faisant dorer la pilule chacun sur sa serviette. Soudain, nous entendons des rires au loin. Nous sursautons. Alex enfile son slip en vitesse.

— Laisse tomber, si quelqu'un nous a vu, ce n’est pas moi qui suis le plus gêné.

Alex hésite à se remettre en tenue d’Adam. Il me demande l’heure.

— Punaise, déjà 17h ! J’ai la dalle, il te reste des gâteaux dans ton sac ?

— Ouais, vas-y, sers-toi, dit-il.

Mais lorsque je cherche le paquet de BN, je tombe sur un livre. Curieux, je le sors. Je vois Alex rougir.

— Feuilles d’herbes ? Walt Whitman ? C’est quoi ?

Alex m’arrache le livre des mains.

— Tu vas te moquer.

— Bah, non, pourquoi ?

— C’est de la poésie…j’avais pensé…

Il est trop mignon quand il est comme ça, à hésiter et à rougir comme une tomate. Je deviens sérieux, en lâchant mon paquet de gâteaux, me rallonge sur le dos, les bras croisés derrière la tête.

— Vas-y, je t’écoute !

— Heu, c’est que, pas comme ça..

— Allez vas-y Rimbaud, charme-moi !

Je le vois cramoisis, mais tout à coup, il semble me prendre aux mots et cherche un passage en particulier.

Es-tu la nouvelle personne attirée vers moi ?

Pour commencer, écoute-moi bien, je suis certainement très dif-

férent de ce que tu supposes ;

Crois-tu que tu trouveras en moi ton idéal ?

T’imagines-tu qu’il soit si facile d’obtenir que je devienne ton

amant ?

Crois-tu que mon amitié te donnerait une satisfaction sans

mélange ?

Crois-tu que je sois sûr et fidèle ?

Ne vois-tu pas plus loin que cette façade, plus loin que mes

manières douces et tolérantes ,

Crois-tu que tu avances sur un terrain solide et réel vers un homme

héroïque et réel ?

N’as-tu pas songé, ô rêveur, que tout cela n’est peut-être que

maya et illusion ?

Je le vois bouleversé. Je viens m’asseoir à ses côtés. Un petit vent se lève, de quoi sécher la toute petite larme au coin de son œil. Je lui prends le livre des mains, relis le poème dans ma tête. Je suis moi-même très ému. Je me sens un peu con. Je ne pensais pas pouvoir être touché de cette manière par de la poésie, qui jusqu’à ce jour n’a jamais provoqué en moi quoi que ce soit de particulier. Je m’autorise à mon tour, après l’avoir lu une première fois pour moi-même, le poème suivant.

Le feu ne flambe et ne consume pas,

Les vagues ne se présente pas d’aller et venir,

L’air délicieux et sec, l’air de l’été mûr, n’entraîne pas légèrement

les blancs duvets de myriade de graines,

Qui flottent gracieusement à la dérive pour tomber où elles

peuvent ;

Davantage, oh, nul d’entre eux davantage, que le feu qui en moi

se consume et brûle pour obtenir l’amour de celui que j’aime,

Oh, nul d’entre eux plus que moi ne se presse d’aller et venir ;

La marée se hâte-t-elle, à la recherche de quelque chose et sans

jamais abandonner? Oh, moi de même,

Oh, ni duvets, ni parfums ni hauts nuage projeteurs de pluie ne

sont entraînés dans les airs,

Davantage que mon âme n’est entraînée dans les airs,

Emportée en tous sens, ô mon amour, en quête d’amitié, en quête

de toi.

Je referme le livre. Nous nous regardons. Cette fois-ci, j’en suis sûr, je sens que c’est le bon moment pour lui dire.

— Alexandre, je t’aime.

Une première larme coule sur sa joue, je viens la sécher de mon doigt.

— Moi aussi, je t’aime, Lucas.

Nous échangeons un baiser qui revêt un goût particulier, différent. Puis, comme gênés ou simplement trop émus par ce qui vient de se passer, nous réprimons chacun un petit rire. Un rire qui scelle notre sincérité, un regard qui grave notre complicité, un sourire qui marque notre envie de cheminer ensemble. L’image des yeux d’Alex me revient en mémoire, celle du premier jour où nous nous sommes rencontrés. Ses yeux sont toujours aussi expressifs et denses. Mais il ne renferment plus ce feu de bois qui crépite dans tous les sens. Aujourd’hui, c’est l’assurance de son regard qui me trouble et qui me charme aussi. Je suis déconcerté, comme au premier jour.

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