Nouvelle 2: Les lunettes en papier

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_« Demande à ton père !!! »

Je retiens ma respiration le temps d'une réaction possible venant du salon. Rien ou presque, les bruits des dés lancés sur la piste sont amortis par la feutrine. Ils jouent au Yam's.

Je suis dans notre chambre, au quatrième étage sur cinq d'un des bâtiments militaires qui en font notre « cité ». La fenêtre ouverte, les cris et rires des autres enfants pénètrent autant que la chaleur en ce mercredi après-midi. Nous ne les envions plus je crois. Nous espérons de temps à autres. Nous avons surtout su nous habituer à vivre et passer du temps à deux dans la même pièce mais seule finalement.

Elle est assez grande pour deux, simple aussi. D'un regard extérieur, rien n'aurait laissé deviner que ce puisse être une chambre de filles. On y trouvait deux lits espacés de soixante centimètres, un bureau, un orgue, un rideau occultant cachant une autre petite pièce. Je l'appelais « la grotte », ou mon jardin secret, ou mon bureau aussi . J'avais posé une planche sur le lavabo qui s'y trouvait, rajouté un tabouret. Ça ressemblait plus à un placard sans porte, mais la présence de ce lavabo signifiait un coin d'intimité pour une chambre d'amis. Pas de fenêtre, une ampoule tenue par de fils dénudés, j'y passais beaucoup de temps. Cette grotte avait le pouvoir de me faire perdre la notion du temps et m'offrait une solitude qui me conférait des libertés immenses.

« Je vais me fabriquer des lunettes en papier ! »

Je m'applique, surtout dans le découpage parce que ça tourne et il faut aussi réaliser les trous à l'intérieur des ronds. C'est pas évident et c'est long...L'après-midi va l'être aussi.

Je ne suis pas très douée pour le dessin. C'est plus dans les cordes de Céline, ma sœur. Elle dessine vraiment bien.

Les voilà posées sur mon nez. Aucun mal à passer les branches, mes cheveux sont rasés de près! Le « paysagiste » de l'autre a encore joué de la tondeuse sur mon crane. La boulangère confirmera mon nouveau look bidasse en m'appelant « jeune homme » le lendemain...

Il était celui que nous avions nommé « l'autre ». Un surnom qui lui allait bien. Juste un mot vide de forme, qui n'avait aucune valeur à nos yeux. Surtout nous devînmes incapables de l'appeler papa quand nous parlions de lui.

Elles claquent et je suis toute excitée de ma réussite.

L'autre et maman sont toujours dans le salon.

Je me précipite, mes nouveaux lorgnons sur le nez, fière de les porter. J'entends à peine les derniers mots de ma sœur « tu vas le regretter... » quand je suis déjà loin.

Trop tard.

La réaction de l'autre est aussi rapide et directe que la descente.

Son regard a cet effet comme un gros nuage qui assombrit soudain la partie la plus ensoleillée de la journée, le temps s’arrête et l'air manque. Les dés se sont tus. Ma mère est assise, dos à moi, figée comme une statue. Son regard la fixe aussi. Elle connaît plus ou moins la suite.

Sans m'en rendre compte c'est déjà tout chaud entre mes jambes.

Mon père recule sa chaise pour sortir de table. Ses genoux craquent sous les deux premiers pas. Ils ne m'alertent pas cette fois ci car je suis en face de lui. Il revêt son visage de bourreau pour moi, sa victime du moment. Mon enthousiasme est cassé.

Il arrive vers moi.

Il faut que je me sente coupable pour qu'il ne m'en veuille pas.

« Attends ! m'en vouloir de quoi ? » me murmurai-je en moi même.

_« Tu penses que c'est drôle de porter des lunettes de vue ? »

Les larmes coulent sur mes joues. Seule la voix hurlante de l'autre résonne dans l'appartement.

_« Tu crois que je suis content de porter tous les jours des lunettes pour y voir quelque chose? »

Je ne sais pas.

Je ne me suis jamais posée cette question ?

En même temps j'ai onze ans et ma vue se porte bien. C'est un monologue que je ne tente pas de couper ; je finirais par accélérer ma mise au rabais...

Je n'ai plus qu'un seul pied qui touche le sol. Il m’empoigne sous le bras et m’amène dans ma chambre. Ma sœur simule une occupation qui la fait se plonger volontairement dans autre chose que ce spectacle que lui offrait l'autre.

_« Celle là parce que tu ne dois pas jouer à ce genre de jeu et celle là parce que tu t'es encore pissée dessus ! »

La première me chauffa sérieusement les fesses, la deuxième engendrait des épines virtuelles mais plus douloureuses que jamais. Sa grosse main avait encore frappée...

J'avais « pissé » dans mon pantalon écossais !!! Dans mon malheur je repoussais de quelques jours la malchance de remettre ce pantalon que je détestais par dessus tout.

Ça pique.

Je n'allais sans doute pas m’asseoir de suite et de toutes façons ce n'était pas au programme. La sanction de l'autre n'avait pas l'air terminé.

Alors qu'il s'éloignait en direction de sa chambre, j'avais comme un mauvais pressentiment.

En short, chemise manches courtes avec poche sur le devant, très importante la poche, pantoufles qui claquent à chaque pas, il traversa le couloir. A n'importe quelle saison l'autre arborait toujours la même tenue quand il n'était pas en uniforme. La poche servait à mettre ses deux paquets de cigarettes et son briquet.

Il revint avec un rythme de marche identique, « le sûr de lui » dans toute sa splendeur.. Je pleurais toujours quand il passa devant moi avec une boite qui ressemblait à un étui à lunettes.

Il me fit signe de le suivre ce que je fis sans broncher.

Nous revoilà dans le salon.

Mes lunettes sont encore sur le sol. Ma mère n'a pas bougé. Mes fesses me brûlent toujours.

_« Tu vas porter ces lunettes de combat pendant un moment et on va voir si ça te fait rire !? »

Il me les positionne lui même. Les branches s'enroulent autour de mes oreilles. C'est douloureux...

Elles sont trop grandes et me tombent sur le nez. J'ai du mal à respirer et pleurer en même temps.

Je porte toujours mon pantalon trempé.

Je suis au coin avec cet objet de torture.

A onze ans tu ne comprends pas.

A trente huit ans tu cherches à comprendre.

Autobiographie
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Commentaires & Discussions

Nouvelle 2: Les lunettes en papierChapitre1 message | 8 ans

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