2 — Aigle B5

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 La neige tombe à présent en flocons humides qui gèlent au contact du sol. Cette pellicule de givre sombre scintille sous l’éclat des projecteurs et ce verglas nécessite une prudence extrême lors de chaque déplacement. Le consortium ne compte plus les morts accidentelles de gratteurs. Intervenir sur du matériel pris dans la glace complique aussi l’entretien. Des pièces en apparence robustes peuvent vous péter à la figure. Sans compter que le port de gants gêne les manipulations délicates, mais les retirer vous assure de perdre ses doigts. À toutes ces contraintes, s’ajoute le risque que des pillards vous attaquent pendant que vous faites vos besoins ou que vous dormiez à poings fermés. Les mineurs se signalent donc régulièrement auprès d’un superviseur. Dra9on a rendez-vous le sien, mais il doit d’abord dissimuler les traces de l’intrusion. Il ne tient pas à attirer l’attention des cadres de la guilde. Quelqu’un veut sa peau, inutile de mêler les sbires du consortium à ça.

 Il tire une cantine de sous son lit. Planquées sous des fringues en désordre se trouvent différentes armes de poing ainsi qu’une carabine compacte. Il choisit un flingue d’aspect rectangulaire qui protège sa main. Une fois dans sa paume, le Vorpal M-96 s’ajoute aux options de son envirosim. Dra9on range le désintégrateur dans son holster qui vient se loger sous son aisselle droite. De retour dans le sas, le poncho et l’AR-41 retrouvent leurs places sur son dos et il sort dans le petit matin toujours aussi sombre.

 Les cadavres ont déjà gelé et il doit briser leurs membres pour les déshabiller. Il braque ensuite son Vorpal M-96 sur les corps bleuis et scintillant de givre. Un rayon pourpre jaillit du canon. À son contact, les chairs se dissolvent, comme rongées par la vermine. En quelques minutes à peine, Dra9on efface purement et simplement toutes traces des tueurs. C’est ce qui rend l’usage des désintégrateurs si prisé par les assassins. Difficile de prouver un meurtre en l’absence de cadavre. C’est aussi ce qui restreint leur emploi sur la plupart des planètes sous contrôle renforcé de l’Interplan. Il jette ensuite le matériel des intrus dans son recycleur. Le gaspillage de ressources s’avère juste impensable sur un monde low-tech comme Naos. Dra9on accomplit sa sale besogne sans sourciller.

 Il déniche deux motos anti-grav pas très loin du site où son drone a été abattu. Les bécanes trouvent leur place entre les machines qui encombrent son garage. Il décidera plus tard de leur sort, car Wally va bientôt appeler. Il tapote ses pieds sur le seuil pour les débarrasser de la neige cendrée qui colle à ses semelles souples. Dans le sas, l’AR-41 et le poncho réintègrent leurs emplacements. La chaleur qui règne dans l’habitat lui met le feu aux joues.

 — J’ai localisé leur véhicule.

 Et1Cell se tient les bras croisés et une épaule appuyée contre la cloison découpée en carrés asymétriques.

 — Très bien. Wally va appeler. On en reparle après.

 — Une nouvelle équipe va venir, insiste la Radiante.

 — Je sais, mais nous aurons besoin de plus de fluigiciel pour quitter Naos et je n’abandonnerai pas le fric qui dort dans les containers, rétorque-t-il en passant à travers Et1Cell pour entrer dans le module.

 Il dégrafe sa combinaison et il noue les manches autour de sa taille. Une fringale le pousse vers la cuisine pour se préparer un sandwich. C’est la bouche remplie d’un ersatz de volaille assaisonné avec une sauce piquante, du fromage et un soupçon de crudités en guise de bonne conscience qu’il s’installe devant son bureau. Le haut de son corps se reflète dans la dalle de projection holographique en veille. Un buste d’haltérophile dopé aux hormones de croissance habillé d’un marcel kaki distendu par cette musculature. L’écran plat lui retourne son regard en finition permafrost. Dra9on possède un visage à la mâchoire volontaire. Des traits carrés qui conservent un air juvénile en dépit d’un reliquat de brosse réglementaire et d’une holo-ID, le marqueur ADN que porte tous les citoyens de l’Interplan, qui flotte à quelques millimètres de sa tempe droite. Après son ultime augmentation, sa peau a adopté un hâle cuivré sous laquelle coure un curieux maillage hexagonal plus clair, comme une vieille cicatrice qui recouvre tout son corps. Une modification qui confère à son épiderme un aspect variant entre le plastique et le métallique.

 Lorsque Dra9on se penche pour allumer la console, son orthochaise gémit sous son poids. Les mâchoires occupées à broyer son sandwich, il observe le triple losange imbriqué qui se met à tournoyer au-dessus du bureau. Il loue de la bande passante sur un satellite de Comtek® — Sublimer le réel !. L’engin doit se trouver à la verticale de la mine pour que la connexion s’établisse. Il tourne la tête vers Et1Cell. La Radiante a posé une fesse sur le rebord de la console. Elle jongle avec un couteau de lancer qui voltige entre ses doigts fins en suivant des trajectoires d’une complexité inhumaine. Une activité qu’elle exerce en le dévisageant de ses yeux sombres avec leurs iris en forme de cible. Il reporte son attention sur l’écran afin d’éviter une autre confrontation. Et1Cell lui reproche leur exil sur ce monde dépourvu d’un réseau efficace. Le babillage des machines présentes sur le site exaspère la Radiante. Depuis quelque temps, elle guette l’apparition du satellite avec l’avidité d’une camée en manque. Ses dernières incursions dans l’infosphère ont perduré pendant tout le survol de la région. Avec pour conséquence que la mémop de Dra9on tourne au ralenti. Puce corticale saturée par les ressources consommées. Ses pensées gèlent sur place. Il devient incapable de raisonner de manière cohérente. Comme si la mécanique savante de son cerveau se grippait avec la disparition d’une pièce essentielle. Mais le pire, c’est qu’il craint qu’Et1Cell l’abandonne. Une perspective terrifiante qui lui troue l’estomac.


 Des bâtonnets lumineux circulaient de façon aléatoire entre un assemblage cylindrique et une superposition de trois disques asymétriques positionnée en orbite géostationnaire. Les extrémités d’une étoile à huit branches émergeaient du plus grand d’entre eux. Plus bas vers la surface brunie, une construction identique, mais de taille inférieure et vide en son centre, concentrait des faisceaux vers quatre anneaux en enfilade qui les fusionnaient en une liaison unique de données vers un dôme. Cette colonne blanche pulsait au rythme effréné des pulsations lumineuses produites par la circulation des Q-bits. On plongea dans ce flux avec délectation. Sous la coupole, des cubes bleutés, des tétraèdres englués dans de la gelée anti-intrusion et des sphères dorées de routage s’imbriquaient dans une version épurée de cité-puits.


 — … Ianos, t’es là ?

 Il sursaute. Et1Cell a disparu et la tête massive de Wally flotte devant lui. Le Naosien appartient à la seconde génération de colons nés sur place. Adapté à la forte gravité, le contrôleur de la guilde possède une musculature charpentée. Son facies à la peau café-crème déborde sur le bureau. Dra9on se frotte le visage.

 — Suis là, Wally, confirme-t-il d’une bouche pâteuse en activant son holocam.

 — T’es enfin décidé ?

 — Affirmatif. Je transmets mon inventaire en ce moment même…

 Wally lâche un sifflement admiratif.

 — Plutôt pas mal pour un bleu !

 — Quand est-ce que tu peux m’avoir un transport ?

 La tête du Naosien ondule alors que la connexion lague.

 — J’peux t’envoyer un Aigle d’ici deux ou trois heures.

 Les lèvres de Wally bougent tandis que le son lui parvient avec un décalage.

 — Super !

 — Tout va bien ? T’as une sale gueule ?

 Le Naosien s’est penché en avant. Son front touche le sien et ses yeux marron épient ses réactions. Wally surveille les gratteurs pour le compte de la guilde. Entre la solitude et le climat, certains mineurs dégoupillent. Son rôle consiste à prévenir les dérapages.

 — C’est mon excavatrice. Son pilote automatique déconne.

 — T’as une de ces putains de série sept, si je me souviens bien ?

 — Ouais !

 Wally se renverse dans son orthochaise et sa tête recule vers la dalle de projection. Dra9on peut respirer.

 — Si t’as besoin, t’hésites surtout pas.

 — Je sais, Wally. À plus.

 Il met fin à la communication. Une notification clignote dans son envirosim. Sa banque l’informe d’un virement en provenance du consortium. Il touchera le solde de la transaction après l’enlèvement des containers. Il aurait bénéficié d’un meilleur prix dans quelques cycles, mais il doit bouger avant que d’autres tueurs se pointent.

 Le hangar baigne dans la lumière crue des rampes biolums. Les lampes projettent des ombres dures sur le sol en plastacier jaune. Une odeur métallique flotte dans la pièce. Mélange de graisse, de fluide hydraulique et de mécanique désossée qui encombre l’endroit. Et1Cell s’est assise en tailleurs sur l’établi qui occupe toute une cloison. La Radiante se cure les ongles avec la pointe de son couteau tandis qu’il charge ses affaires sur une grav-bike. La bécane ressemble à un chopper dont les roues sont remplacées par des propulseurs à effet de sol.

 — Il arrive.

 Et1Cell a levé les yeux vers le plafond.

 Il attrape son AR-41. Des rumeurs circulent au sujet de pillards qui espionnent les coms du consortium afin de se substituer aux convoyeurs officiels. Quand il actionne la porte basculante, une bourrasque s’engouffre dans le hangar en charriant une neige sale et collante. Dehors, le ciel et le sol se confondent dans un blizzard épais. Il fouille la zone qu’Et1Cell pointe du doigt avec son fusil. Les feux de position de l’appareil trouent enfin la purée de poix. Dans son viseur, la silhouette squelettique de l’engin se dessine, auréolée d’informations tactiques. L’Aigle B5 se compose d’un axe au bout duquel pend un poste de pilotage qui rappelle la cabine d’une grue de chantier. À chaque extrémité de cette colonne vertébrale, deux paires d’ailes trapues supportent de gros propulseurs orientables. Un treuil glisse sous ce portique volant afin de remonter les containers entre les pinces destinées à les arrimer. Ce modèle peut en accueillir huit et deux emplacements sont déjà occupés.

 L’AR-41 accroche une tête casquée derrière la verrière.

 — Moskin, Ianos Moskin ? s’enquiert une voix féminine dans son oreille.

 Quand sa mémop confirme l’identité du transport, Dra9on bascule le Goliath sur son dos.

 — Affirmatif, j’enclenche les traceurs.

 Il avance courbé contre le vent tandis que l’Aigle lutte pour conserver une assiette stable. Il neige beaucoup plus fort que ce matin et, bien que le soleil se trouve à son zénith, sa lueur se délite dans la couche nuageuse.

 Il grimpe sur le premier container. Armer le transpondeur nécessite de basculer une poignée. Il tape dessus pour briser la glace qui l’empêche de bouger. Puis, il s’arc-boute sur le levier qu’il tient à deux mains. L’interrupteur s’enclenche et une lumière rouge se met à clignoter. La balise transmet à présent sa position ainsi que la nature du chargement et les coordonnées de son propriétaire. Il saute sur la seconde benne. De son côté, la pilote stabilise l’aéroptère à la verticale de la première.

 — J’ai deux caissons vides, vous les voulez ? interroge une autre voix féminine à l’accent traînant.

 Il lève la tête vers l’appareil. Des halos bleutés s’échappent des moteurs cylindriques. Leurs souffles génèrent des turbulences qui dispersent les flocons. Le grappin descend vers le container armé. Il admire la maîtrise de l’équipage.

 — Négatif, transport. Mon excavatrice déconne et j’ai programmé une révision.

 — Reçu, Moskin.

 Il termine d’allumer les autres transpondeurs. Quand l’Aigle B5 prend de l’altitude, il salue l’engin avant de retourner dans le hangar. Et1Cell l’y attend, un sourire radieux sur les lèvres. Il aimerait partager son enthousiasme, mais il sait mieux que personne qu’ils vont au-devant des problèmes. Une notification s’invite dans son envirosim alors qu’il enfourche la grav-bike. La lecture de son solde bancaire lui met un peu de baume au cœur. Il a de quoi se payer un billet pour se tirer loin d’ici.

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