Le deuil, l'amour et la société
Malgré le fait que je le savais déjà, j’ai d’autant plus compris que la guérison ne ressemblait pas à ce qu’on nous raconte. Ce n’est pas linéaire. Ce n’est pas une ligne droite vers la lumière. C’est un chemin qui vacille, un pas après l’autre, souvent dans le noir. C’est accepter de ne pas aller bien, d’être bancale, de ne pas savoir. C’est faire la paix avec l’idée que certaines blessures ne se refermeront jamais complètement — mais qu’on peut apprendre à vivre avec, à les porter autrement. J’ai surtout compris que les autres ne pouvaient pas comprendre pleinement, ni qu’ils portaient le même amour que moi. Il n’y a pas de retour arrière possible, c’est un autre deuil, il faut apprendre à réinventer une autre version de soi, peut-être plus douce, plus vrai, pas meilleure, juste celle qui voudra bien naître.
La mort d’un proche est un traumatisme. Et chaque traumatisme est vécu différemment. C’est l’une des premières choses qu’on apprend en psychologie. Mais ce que peu disent, c’est combien le traumatisme et la dépression changent une personne en profondeur — jusqu’à son regard sur le monde.
C’était la première fois que j’étais confrontée à la mort et à tout ce qu’elle révèle — l’absence brutale, les papiers, les démarches, les condoléances mécaniques, les regards gênés. Les formules toutes faites, les injonctions à "tenir bon", à "passer à autre chose", j’ai même eu le droit à un “Quoi de neuf sinon ?” 2jours après, comme si aimer ne laissait pas de cicatrice, comme si la perte devait rester discrète, propre, polie. Et je trouve ça inquiétant que, dans notre société, le deuil soit aussi banalisé, aussi vite mis de côté. Cette façon qu’elle a d’éteindre la douleur au lieu de l’écouter. Comme si la douleur devait s’effacer pour ne pas gêner. Comme si continuer à vivre signifiait oublier. Comme si pleurer trop longtemps devenait indécent. Il paraît même qu’au-delà d’un certain temps, le deuil devient “pathologique”. C’est l’une des choses les plus absurdes que j’aie lues. Après un an, la vie est censée reprendre son cours normal. Comme si tout allait bien. Trois jours. C’est ce qu’on nous accorde pour « faire notre deuil ». Trois jours pour encaisser l’inacceptable, pour organiser la crémation, pour regarder un corps aimé partir en fumée et revenir dans une urne. Trois jours pour effleurer l’irréparable, pour pleurer en silence… puis retourner au travail comme si de rien n’était. Et ensuite ? Plus rien. Le monde continue de tourner. Les gens passent à autre chose. Personne ne demande vraiment comment tu tiens, ou alors juste pour la forme. Mais le deuil, ce n’est pas trois jours. Ce n’est pas une date sur un calendrier. C’est une présence fantôme qui te suit, jour après jour, nuit après nuit. C’est ton corps qui garde tout, même quand ta bouche ne dit plus rien. C’est une reconstruction lente, invisible, souvent incomprise. Nous ne sommes pas faits pour vivre ces choses seuls. Et pourtant, tout nous y pousse. Je crois que c’est ce que j’ai découvert malgré moi : une vérité que je ne voulais pas voir si tôt, sur le monde et sur les autres. Le deuil révèle l’indifférence des gens. Il y a ceux que ça touche vraiment. Ceux qui font semblant. Ceux qui oublient vite. Et ceux pour qui l’empathie est une langue étrangère. Le deuil est une épreuve profondément solitaire. Et j’ai compris une chose dure : les gens ne sont pas capables d’aimer si toi, tu n’es pas capable d’en donner. Tout est toujours le reflet narcissique d’eux-mêmes. Comment je t’aime si tu ne m’aimes pas ? Je ne sais pas comment j’ai pu à un moment être naïve et penser que tout le monde portait le même amour en eux. Plus jeune, j’avais compris que donner était important, mais je ne savais pas que fermer mon cœur, ma capacité à donner, finirait par me couper aussi de la capacité à recevoir. L’amour, c’est un fleuve qui coule à double sens. Quand tu tends la main pour donner, tu ouvres aussi la voie pour recevoir. Mais quand tu es épuisé, c’est comme si tes doigts se refermaient, serrant un trésor invisible qui, paradoxalement, t’empêche d’accueillir ce que la vie veut t’offrir.
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