INTERLUDE 1.1
INTERLUDE 1
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Rain Alluedol
Elle avait si peur de mourir dans la douleur qu’elle n’arrivait plus à vivre. Elle ne parvenait pas à reprendre pied. Chaque matin, elle se levait et la peur la prenait aussitôt aux tripes. La seule idée de sortir chez elle, et de prendre un bus, lui donnaient des maux de tête et l’empêchait de se concentrer sur l’essentiel. Cela n’avait pourtant jamais été compliqué de faire sa toilette, de se maquiller avant de prendre son petit déjeuner.
C’était avant.
Elle évitait, autant que possible d’entrer dans les magasins, quels qu’ils soient, depuis ce fameux jour. Elle avait renoncé au métro. Il y avait tellement de gens et tout allait trop vite. La foule l’étourdissait, l’étouffait, l’effrayait, l’énervait…
Prendre un taxi, matin et soir, six jours sur sept lui revenait trop cher. Elle avait un salaire correct, mais une bonne partie passait dans la sécurité de son appartement et, plus récemment, les voyages pour aller voir sa famille et ses amis. Elle avait dû faire ces visites de courtoisie par respect pour eux. Ils s’étaient tous montrés si attentionnés durant sa convalescence.
Elle aurait pu s’acheter une voiture personnelle, mais elle n’avait pas pris le temps de faire les démarches, ou n’avait pas voulu. Celle du travail lui suffisait. En plus, elle avait déjà eu son lot d’accidents. Elle s’en était toujours sortie indemne, mais l’idée de tuer quelqu’un…
Elle se contentait d’aller travailler six jours par semaine à l’agence en se demandant si elle ne serait pas mieux dans celle d’à côté à rédiger des guides touristiques. Au lieu de cela, elle s’occupait de la paperasserie : ranger des dossiers, vérifier des notes de frais, rappeler des rendez-vous, trouver des maisons à vendre, vérifier leur voisinage, créer de nouvelles identités et inventer des passés pour des présents dans lesquels des hommes, des femmes et des adolescents ou des enfants pourront vivre sans avoir à se retourner toutes les dix secondes, ou à craindre pour leurs familles. Elle ne s’épanouissait pas vraiment dans ce travail, mais au moins il lui permettait de ne pas penser à d’autres choses. Au risque de se faire tuer dans une librairie, par exemple …
Ce n’était pas son véritable métier. À l’université, elle avait étudié l’histoire, l’ethnologie, la sociologie, la biologie et l’anthropologie, et s’était spécialisée en exobiologie, et elle s’était aussi passionnée pour la photographie. Après son doctorat, ne trouvant pas plus de travail en exobiologie qu’en anthropologie, faute d’intérêt financier de la part des institutions, et surtout d’une frilosité religieuse qui s’étendait sur divers domaines scientifiques, et se faisait de plus en plus ressentir à l’approche des élections présidentielles, elle avait passé plusieurs concours. L’un d’entre eux lui permit d’entrer dans l’armée, plus exactement dans la Marine. Elle y avait travaillé durant cinq ans comme analyste. Son travail consistait à analyser l’actualité, et toutes sortes d’informations, à rédiger des fiches concernant la situation politique, économique, sociale et surtout sécuritaire des pays ou des régions qu’elle avait en charge d’étudier, et à prévoir des scénarios prospectivistes à l’échelle d’une nation. Dans son service, il y avait une vingtaine d’autres personnes comme elle, mais elle n’avait jamais eu de lien particulier avec l’une d’entre elles. Après cinq années, à remplir ses fiches, elle avait quitté l’armée pour travailler dans le privé. Elle avait opté pour de petites sociétés de conseil qui s’occupaient essentiellement d’infrastructures nationales et transfrontalières.
Elle avait souvent eu affaire à des chasseurs de têtes qui souhaitaient la recruter mais elle avait toujours refusé leurs propositions, jusqu’à ce que ceux d’une entreprise américaine, l’ATIDC, Aerospace & Terraforming Industrial Development Corporation s’intéressent à elle et lui proposent un poste de consultante pour un changement d’orientation de leur implantation en Europe. Leur slogan "Building better worlds for building better civilisations" : "Bâtir de meilleurs mondes pour construire de meilleurs civilisations" l’avait séduite. Ils arrivaient au moment où elle sentait qu’il fallait qu’elle bouge, d’un point de vue professionnel. Pour le reste, elle avait une vie bien rangée, et un avenir tout tracé l'attendait.
Le destin en avait décidé autrement. Elle n'avait jamais pu bosser comme consultante pour l'ATIDC, et sa vie était devenue un désastre innommable.
Le lundi, après son travail à l’agence, elle se rendait à un cours de boxe thaïlandaise, le mercredi, c'était un cours d'aïkido, et le vendredi, elle s'exerçait au tir. Elle sortait toujours de ces cours avec un mal de chien au bras gauche, et à la tête, et à la main parfois. Elle avait appris à aimer cette douleur. En voyant ses cicatrices, ses adversaires essayaient de la ménager, mais elle leur faisait passer cette idée rapidement.
En dehors des leçons et du travail, elle évitait le contact avec l'extérieur à chaque fois qu'elle le pouvait, refusait les invitations de ses collègues avec lesquels elle ne voulait pas entretenir plus de liens que nécessaire. Il en allait de même pour les personnes qu'elle rencontrait dans ses clubs de sport. À leurs yeux, elle était devenue la "Mystérieuse Solitaire qui ne souriait jamais". Après le sport ou le travail, elle attrapait son bus et rentrait chez elle où elle passait ses soirées à lire ou à regarder la télévision.
Ce soir, elle avait changé ses habitudes. Au lieu de prendre le bus, après la boxe, elle avait décidé de flâner en direction du pont. Elle voulait voir le canal sous la neige. Elle avait emmené son appareil photos. La neige tombait à gros flocons lorsqu’elle était sortie du club. Elle avait encore les cheveux humides, mais pas assez pour attraper froid, même si cela n’avait aucune importance. Les rues n’étaient pas désertes. Elles n’étaient pas bondées non plus. Noël et le jour de l’an étaient encore proches, et les lumières de la fête étaient toujours accrochées aux arbres, et à tout ce que l’architecture de la ville permettait. Une nouvelle année commençait. Une autre année qu’elle ne voulait pas vivre comme un fantôme.
Elle s’arrêta sur le pont. Le canal était encore éclairé, et les reflets des lumières colorées ondulaient sur l’eau. Même les flocons se paraient de couleurs scintillantes. L’atmosphère semblait irréelle. Quelques mètres en dessous de ses pieds, passait une eau plus sombre et glacée. Il ne faisait pas particulièrement froid pour un soir de janvier, sauf pour une européenne. Montréal avait connu des hivers plus rigoureux, et le plus difficile n’était sans doute pas encore passé. Elle trouva que l’air sentait encore les parfums de Noël : la résine de sapin, l’orange, la cannelle, la neige en bombe.
Rien d’étonnant. Les jours qui suivaient les fêtes de fin d’année, les gens se débarrassaient des sapins de Noël. Il y en avait un tas important en haut de l’escalier de pierre qui descendait au canal, et un groupe d’hommes, et de rares femmes en brûlaient pour se réchauffer, en contrebas du pont. Des sans domiciles fixes qui n’avaient pas trouvé de refuge pour la nuit, ou n’en avaient pas voulu pour diverses raisons. Il y en avait de plus en plus ces dernières années.
Les vies de plusieurs millions de personnes avaient changé depuis l'effondrement des Twin Towers. L’Amérique n’était plus toute puissante et le monde en ressentait les nombreuses conséquences. Le siècle précédent avait attendu presque vingt ans pour véritablement commencer. Celui-ci n’avait eu qu’un an et trois mois avant l’heure officielle. Si seulement les autorités avaient pris au sérieux les menaces d'attentat lorsque, quelques jours plus tôt, les terroristes avaient annoncé leurs intentions sur les réseaux Internet et dans la presse et fait part de leurs exigences... La Sécurité Nationale n'avait commencé à vraiment paniquer que quelques heures plus tôt, lorsque le Japon avait requis l'aide de spécialistes en nucléaire. À la suite de plusieurs explosions, trois de leurs centrales avaient échappé au contrôle de leurs techniciens. Les Japonais n'avaient jamais admis qu'il s'agissait d'attentats, mais les américains en étaient persuadés. Il y avait ensuite eu une défaillance dans le système de contrôle aérien de l'aéroport de New Delhi qui avait conduit deux avions à s'écraser, dont l'un au cœur ville. La rumeur disait même que l’avion avait été détourné pour s’écraser… Des bombes avaient explosé dans plusieurs grandes villes américaines : Los Angeles, Dallas, Miami, Détroit, mais c'était à New York qu'elles avaient été les plus destructrices... les plus meurtrières, et la ville en conserverait à jamais le souvenir. Les terroristes avaient même infiltré la Maison Blanche Cette bombe là, contrairement à celle qui se trouvait au Pentagone, avait pu être découverte et désamorcée à temps. Entre l’Asie et l’Amérique, l'Europe avait subi cette vague de bugs informatiques qu’elle n’attendait pas avant trois mois, la nuit du réveillon... Mais aucun lien avec les terroristes n’avait pu être établi. Elle ne dénombrait aucune victime. Sauf celles qui se trouvaient alors aux États-Unis, dans les Tours Jumelles et dans les avions qui s'étaient écrasés lorsque les bombes avaient explosé. Tous les attentats avaient été revendiqués par le même groupe qui prétendait répandre la parole d'Allah. La réponse ne s’était pas fait attendre de la part des gouvernements de tous les pays touchés. Un vent anti musulmans avait aussi soufflé sur l'Asie, l'Europe et surtout les États-Unis et avaient fait presqu'autant de morts que les attentats eux-mêmes. Tellement de choses avaient changé depuis cet an 2000 que l’on imaginait "science-fictionnaire". Il n’y avait pas d’extraterrestres, pas de soucoupes volantes, juste des rumeurs propagées par quelques hallucinés.

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