Prologue
PROLOGUE
« Tu sais que sur certaines planètes, je suis considéré comme un dieu ? »
La petite fille aux longues nattes rousses acheva de relacer sa bottine, et lissa sa jolie robe du dimanche avant de le regarder attentivement. Sa petite bouche rose se tortilla un court moment mais aucun son n'en sortit. Ses pupilles noires qui semblaient déjà déborder sur un iris marron se dilatèrent encore plus tandis que ses paupières se refermaient légèrement. Elle le jaugeait comme elle l'avait souvent fait ces derniers jours. Il lui avait raconté tellement d'histoires toutes plus invraisemblables les unes que les autres sur les différents dieux qu'il disait avoir bien connus. Il lui avait aussi raconté l'histoire de quelques héros, mais il prétendait en avoir moins rencontré que des dieux, et c'était il y avait très longtemps. Elle savait déjà que tout n'était pas possible. À commencer par l'existence des dieux. Ce n'était que des histoires pour effrayer les vieilles bigotes et les enfants qui risquaient de mal tourner, disait l'oncle Charles. À chaque fois, la tante Emma le reprenait doucement. Mais elle, du haut de ses quatre ans, bientôt cinq, elle savait ce qu'il en était : de dieux, seul ou multiples, il n'y en avait point.
Même si les dieux existaient, quelque part dans l'univers, lui, n'en était pas un. Les dieux ne pouvaient pas mourir. Ni souffrir comme il souffrait. Elle avait vu les blessures sur son dos qui commençaient à cicatriser. C’était comme s’il avait reçu des coups de fouet, mais un fouet dont les lanières auraient été de braises. Il en résultait d'horribles blessures rougeoyantes et purulentes, profondes comme des tranchées, qui ne voulaient pas guérir et qui inquiétaient l'oncle Charles bien plus encore que le fait qu'elle n'avait pas parlé depuis la mort de ses "parents".
Évidemment, personne n'était au courant qu'elle savait. Elle avait entendu l'oncle Charles en parler avec des policiers, un après midi, quelques jours avant leur retour en Angleterre. C'était des hommes de l'ambassade, avec des costumes sombres. Chacun avait une énorme moustache qui lui barrait une figure rougie par le soleil et la chaleur syriens. Ils transpiraient à grosses gouttes. On aurait dit que toute l'eau que contenait leur corps essayait de s'en échapper. Pour eux, elle était censée croire qu'ils étaient partis en voyage quelque part. Il n’y avait pas un seul endroit sur la Terre où ils seraient allés sans elle, mais elle n'avait aucune raison de les détromper. Elle ne leur avait pas raconté, non plus, qu’elle était morte dans le même accident qu’eux. On l’avait juste retrouvée endormie à l’hôtel où logeaient ses parents. Un sommeil dont son petit corps n’aurait jamais dû se réveiller. Elle ne savait plus comment cela était possible. Bientôt, elle oublierait tout. Jusqu’au moment où il lui faudrait accomplir sa mission. Pour l’instant, elle était trop faible, pas encore assez habituée à son corps et à ses nouvelles fonctions. La parole était l’une d’entre elles.
Ce n'était pas qu'elle ne voulait pas parler. Elle ne le pouvait pas tout simplement. Elle avait essayé, pourtant, mais sa gorge ne voulait pas lui obéir. Les mots restaient coincés à mi-chemin entre son cerveau et ses cordes vocales. Dans ces conditions, difficile de s’exprimer avec les autres enfants de son âge. On ne l’avait pas renvoyée au pensionnat. Cela ne lui manquait. Pour ce qu’elle en retirait... L’oncle Charles et la tante Emma refusaient de la placer dans une institution spécialisée comme l’avait préconisé le médecin. Et si elle ne savait plus parler, elle savait fort bien écouter. Depuis que l’étranger avait élu domicile chez les Darwin, elle allait de sa chambre au laboratoire de l’oncle Charles, ou à son orangerie, selon son humeur. Tantôt pour écouter les histoires de l’étranger sur les dieux et les mondes qu’il avait visités, tantôt pour apprendre auprès de l’oncle Charles comment l’Homme était arrivé au sommet de la chaîne alimentaire et à un degré tel d’intelligence qu’il avait créé des civilisations, en avait détruit tout autant, et pouvait aujourd’hui quitter le sol de sa planète natale grâce à des dirigeables. Il était même sur le point de construire de gigantesques croiseurs pour aller dans les étoiles. Tout cela l’intéressait beaucoup plus que ce que les bonnes sœurs avaient à lui apprendre.
Totalement dubitative, elle chercha chez cet étrange homme ce qui pouvait faire de lui un dieu. « Homme » n'était pas le terme approprié. Certes, il en avait l'apparence. Il n'était pas particulièrement grand, mais pouvait le paraître parfois, lorsqu'il se mettait en colère. Ce n'était pas vraiment des colères, à dire vrai. Juste des mises au point lorsqu'elle commençait à fouiller dans son esprit. Déjà, en ce sens, il était différent parce que les gens ne s'en apercevait pas, en général, mais lui, si. Il aurait pu être son père, ou au moins être ami avec celui-ci, ou bien son jeune frère. Pourtant, son esprit paraissait être infiniment plus vieux. Il avait de longs cheveux noirs bouclés, retenus sur sa nuque par deux tresses, une barbe fournie mais courte, la peau légèrement tannée par la chaleur du désert. Ses yeux d’un noir profond semblaient avoir vu beaucoup de choses. Ils étaient ceux d'un aigle, et son nez lui en donnait le profil. Mais, avec elle, son regard se faisait le plus souvent amical, et même espiègle. Il ne riait jamais et restait constamment sur le qui-vive.
Elle avait décidé. Non, il n'était pas un dieu. Les dieux étaient des imbéciles prétentieux, imbus d'eux-mêmes et de leurs pouvoirs. Il n'était pas cela. Pas totalement. Elle le sentait. Et lorsqu’un dieu était blessé alors il se guérissait lui-même grâce à ses pouvoirs magiques. Lui, il n'avait pas la force de marcher certains jours, et il dormait beaucoup trop. Les dieux ne dormaient pas. Ils ne rêvaient pas non plus, alors que ses sommeils à lui étaient profondément agités. Les dieux ne racontaient pas d'histoire aux enfants, et lui, il lui en avait déjà raconté beaucoup.
Mais que savait-elle vraiment des dieux ? En avait-elle déjà rencontré ?
Elle secoua la tête. Non, il n'était pas un dieu.
« Pardon, vous pouvez répéter, mademoiselle ? »
Elle secoua de nouveau la tête pour dire non.
« Qu'est-ce qui vous fait croire que je ne suis pas un dieu ? »
Elle aurait pu descendre de son fauteuil, aller poser son doigt sur l’une de ses blessures les plus douloureuses et appuyer suffisamment fort pour le faire pester comme à chaque fois que l’oncle Charles venait les nettoyer, mais il n'aurait pas plus apprécié que le vieux naturaliste qui lui avait strictement défendu d'approcher l'étranger. Charles et Emma l'appelaient Adad. Elle trouvait que c’était un prénom plutôt doux pour quelqu’un qui ne voulait précisément pas l’être. Elle ne savait pas d'où il venait, mais il était trop différent pour être de ce monde. Ou bien, venait-il d'un continent qu'elle ne connaissait pas ? Ou d’un autre univers ? Cela ne pouvait pas être possible, ni même concevable.
L'étranger soupira. Il savait que rien n'y ferait. Elle ne parlerait pas. Aucun son ne sortirait de sa petite gorge. Il se demandait si la créature qui était en lui pourrait la guérir.
Elle faillit sursauter. Il avait bien pensé cela. Clairement. Jamais une pensée aussi claire n'avait bruissé dans son esprit. C'était comme s'il la lui avait envoyée, ou plutôt comme s'il lui avait totalement ouvert son esprit, le temps d'une pensée, pour partager son secret. Oui, il était bien étranger à ce monde. Oui, il était bien quelqu'un de différent. Pas totalement humain. Elle évita de le regarder. Assise sur sa chaise près de l'une des deux fenêtres de la grande chambre d'ami, elle tourna la tête en direction du beau jardin anglais qui sortait tout juste de l'hiver. Elle le regarda comme si c'était la première fois qu'elle le voyait. D’une certaine manière, c’était le cas, mais cela ne durerait pas. Un. Elle le sentit sourire, intérieurement, derrière son épaule, sa nuque, son dos. C'était comme un frisson qui venait de la parcourir. Il était satisfait du tour qu'il venait de lui jouer, à elle, la "petite voleuse de pensées".
Elle sentit combien il pouvait être fort et dangereux, même s'il n'était pas un dieu. Pourtant, elle ne le craignait pas. Il ne lui ferait aucun mal parce qu'elle était plus forte que lui. Elle pouvait le détruire d'une simple pensée. Elle savait aussi que, d'une certaine manière, il avait besoin d'elle. Ce n'était pas un hasard s'il était venu se réfugier chez l'oncle Charles. Il souhaitait comprendre ce qui était en train de lui arriver, ce qu'il était devenu. Il voulait que le vieil homme trouve le moyen d'enrayer la propagation du mal dont il était atteint. Il convoitait aussi un objet que son... "père" avait découvert en Assyrie et qu'il avait confié à l'oncle Charles. Celui-ci l'avait relégué au grenier, parmi d'autres objets dont il ignorait la fonction et l'avait oublié depuis longtemps. Un objet dont l'Étranger lui avait déjà parlé dans plusieurs de ses histoires, et qu'il appelait L'Occulteur de Mondes. Bientôt, il lui demanderait de le prendre, presque de le voler, et de le lui remettre. Elle le ferait parce qu'elle savait que l'oncle Charles ne s'en apercevrait jamais, parce que ce ne serait pas tout à fait un vol, parce que cet objet appartenait à l'Étranger, et parce que c'était ce qu'elle devait faire. Soudain, elle ne sut plus, d'où cette idée lui était venue. Elle se disait simplement que ceux qui avaient tissé son destin avaient bien fait leur travail, et tout pensé, jusqu’à l’impensable.

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