Les Enels
Le navire tanguait brutalement sur la mer calme. Les cordages semblaient usés et prêts a rompre à tout instant. Les quelques matelots réquisitionnés semblaient mal connaître leur mission et Ozanne, en six mois sur le navire d’Holi Hop maîtrisait mieux le poste de la vigie que n’importe qui sur le navire. Elle criait de toute ses forces pour maintenir l’ordre et le calme alors que l’océan infini s’étendait de toute part.
Peio étudiait attentivement les objets de l’acheteuse : quelques verreries, des vases, un tableau peu réaliste. De tous les objets que Cyrille avait achetés aucun ne sortait vraiment du lot. Cette dernière était allongée sur un large canapé et marquée quelques prix sur un carnet de voyage. Avec l'anti-poison, sa blessure guerrissait doucement. Au bout de quelques heures de silence, la pluie vint s’abattre contre les fenêtres brisées. Cyrille regarda, pensivement les vagues se frottaient contre la coque. Elle se décida à parler :
- Qui êtes-vous ?
D’esclaves à respectivement capitaine de navire et professionnel historien, la question faisait sens.
- C’est difficile à expliquer, commença Peio. Nous avons mal été embarqués.
- J’avais plus ou moins compris, reprit Cyrille. Mais d’où venez-vous ?
- De loin…
Peio se gratta mystérieusement sa barbe bouclée qui prenait de plus en plus les airs de celle de son père. Cyrille le dévisagea, un instant.
- Vous comptez m’amener des ennuis ?
- Sûrement, s’interposa le jeune homme. Mais ce ne serait pas intentionnel.
L’acheteuse grimaça un instant en tentant de se redresser. La voix d’Ozanne résonnait à travers les gouttes qui assenaient de violents coups sur le pont du navire.
- Je ne suis qu’une simple vendeuse, continua Cyrille. Vous me parlez des Louse, comme-ci j’étais leurs premières concurrentes, mais je n’ai pas grand-chose pour me payer un véritable commerce. Je dois faire des sacrifices même si cela m’entraîne dans des situations compliquées. Je vous éloigne de l’archipel, mais je ne pourrais rien faire face à des conflits plus importants.
- Nous comprenons. Nous aimerions, tout de même, savoir ce que sont les Enels ?
- Les Enels ? Tout le monde en parle depuis quelques années. Ils sont apparus dans la jungle et étendent leurs territoires. Certains se glissent dans les navires et accèdent aux rues des honnêtes villes. Ce sont de sombre spectre entouré de nombreuses lucioles. Des ondes étranges les accompagnent et exercent sur notre psyché des tortures effrayantes. Leur faire face, c’est devenir fou. Ils se cachent dans la jungle mais celle-ci s'étend d'année en année. De la mousse apparaît sur les maisons, les arbres recouvrent les villages et leur racine serpente dans les rues. Ce que j’ai craint dans la forêt, ce sont les espions des Enels : les errants.
- Les errants ? s’étonna Peio.
- Oui, ce sont des hommes et des femmes qui subissent les jougs des Enels. Ils errent dans la jungle et les attirent. Mais tout le mondeest au courant de cela...
- C’est inquiétant, intervint l’historien.
Cyrille hocha la tête en étudiant de plus prés une fourchette en argent. Elle annota une petite imperfection sur son carnet. Elle reprit sans pour autant se soucier de la douleur qui envahissait sa jambe, ni de l’inquiétante expansion des Enels.
- Vous êtes historien, Monsieur Peio ?
- J’aurais pu l’être ! répondit l’intéressé.
- Je compte rejoindre l’un de mes vieux amis, plutôt un membre éloigné de ma famille, reprit l’antiquaire. C’est un vieux croûton, mais il s’y connaît assez bien en objets.
Peio hocha la tête en regardant la pluie battre violemment sur l’eau.
- Ces derniers temps, le vieux croûton baigne dans la soupe de poisson, si vous voyez ce que je veux dire.
- Non, l’interrompit le jeune homme.
Cyrille leva la tête étonnée.
- C’est une expression courante… Je ne sais pas d’où vous venez, mais les étrangers sont mal vus par ici ! Je vous conseille de faire un peu d’effort si vous souhaiter qu'on vous fasse meilleur acceuil, fit Cyrille sèchement. Je veux dire par là qu’il est soit devenu fou, soit qu’il me mène par le bout du nez. L’année dernière, j’ai perdu face à la concurrence pour une mauvaise gestion des prix. Vous me seriez utile pour superviser la marchandise.
- Je ne suis qu’expert en objet de pouvoir tel que les couronnes, sceptres, les armes de grand guerrier, intervint Peio. En fait, j’ai davantage de connaissance en l’Histoire, qu’en objets, mais ce sont eux qui portent les faits marquants.
La vendeuse ne fut guère contrariée. Elle leva ses yeux bleus inexpressifs de son carnet, un sourire en coin des lèvres.
- Vous ne douterais pas ce qu’une fourchette peut porter comme histoire.
Les dents du couvert se retrouvaient pointées vers Peio qui prit ce changement d’atmosphère pour une menace. Il acquiesça discrètement et sortit sous la pluie battante.
Le temps ne lui convenait guère. Le bateau tanguait de toute part alors que les matelots s’adonnaient à vider l’eau des cales. Les cris d’Ozanne se firent retentir à l’autre bout du navire. Le jeune homme alla la rejoindre en se protégeant comme il le pouvait du vent.
- Capitaine Ozanne, survivrons-nous à cette tempête ?
Les cheveux anarchiques de la jeune femme se plaquaient sur sa tête. Ses yeux clairs traduisaient de sa force d’esprit.
- Le navire aura besoin de quelques réparations, mais les côtes ne sont pas si éloignées.
Elle pointa une ligne sombre à l’horizon. Peio fut rassuré. La pluie diluvienne ne leur laissera pas le temps de les noyer. Ozanne l’interrogea du regard. Ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis leurs disputes sur la terre ferme.
- Que faisons-nous, maintenant ? reprit-elle d’une faible voix.
La lourdeur de leurs dilemmes semblait être soudainement posée sur leurs frêles épaules. Peio lui fit parvenir les nouvelles.
- Cyrille compte mouillé son encre chez un antiquaire. Elle le juge peu apte à exercer ses fonctions et veut que j’apporte mon avis sur le sujet.
- Une incompétente, répéta Ozanne en colère. Nous n’irons nulle part en l’accompagnant.
La jeune femme cria des ordres aux marins qui se la coulaient douce.
- Que comptes-tu faire ? demanda Peio.
- Aller rencontrer la générale Ana en personne. Ecraser la concurrence en quelques années, c’est exactement ce que Liosan a fait. Les Horla en sont l’exemple parfait.
Peio se gratta doucement sa barbe qui dégoulinait de pluie.
- Je suis pressé de retrouver Baltazar pour retourner dans nos dimensions respectives. Neanmoins, j’ai tout de même l’impression que si les Louse sont reliés à Liosan, ils ne nous feront guère de cadeau. Allons chez cet antiquaire. Nous aviserons pour la suite.
Ozanne savait que Peio avait raison. Elle tourna ses yeux vers la rive broussailleuse. Elle espérait qu’elle n’aurait plus à voir la dense forêt encore pour longtemps. La neige, le froid, l’exploration, Sig... Tout cela lui manquait.
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