Le Pouvoir des Mots
Ozanne tituba violemment pour rejoindre l’homme d’affaires qui la regarda étrangement. L’aventurière en profita pour balayait nerveusement le jardin à la recherche de son frère. Elle le trouva dans un coin, la regardant soucieux. Il était costaud, cheveux et yeux sombres et sa main était posée solidement sur son arme. Pour qu’elle le lui prenne, il fallait qu’il la dégaine. Ozanne réfléchit à toute vitesse avant qu’une idée ne vienne la conforter. Blessée comme elle l’était, elle ne pouvait déclencher une bataille sans y perdre rapidement la vie. Elle pensa à Peio et son habilité avec les mots, les gestes, la comédie. Elle s’avança vers Liosan et commença à s’exprimer d’une voix claire :
- Agatha est folle !
- Que veut-elle ? lui demanda, perplexe, le banquier.
- Changer de dimension, menta courageusement Ozanne.
Tous furent un peu déroutés. Le maître Onur s’exprima surpris :
- Comment est-elle au courant ?
- Par les racines, continua la jeune fille. Elle m’a confié avoir planté le prunier, or celui-ci existe aussi dans les autres dimensions. Elle a senti des communications venant des autres mondes et veut étendre son pouvoir.
- Pourquoi a-t-elle besoin de vous, mademoiselle Ozanne ? l’interrogea le banquier.
La jeune femme ne savait ce qu’elle allait provoquer par ses paroles. Elle espérait diviser les deux camps, mais elle n’était pas sûre que cela fonctionnerait.
- Elle veut faire de moi, sa servante. Elle veut que je lui vende Baltazar pour qu’elle puisse à sa guise se promener dans les dimensions. Agatha sait que je suis en communication avec lui et je n’ai d’ailleurs que peu de sympathie pour ce démon.
- Que fera-t-elle des autres dimensions ? commenta Onur.
- Étendre son pouvoir ! La démone veut redonner au Dédale des terres fertiles pour les cultures, fleurir les maisons, faire de cette dimension un éden… Néanmoins les autres pourraient en subir des dommages.
- Malin…
- Effrayant, reprit le banquier. Ne lui laissons pas trop de pouvoir. Agatha reste une démone, elle pourrait ne pas tenir parole.
Maître Onur afficha une mine sombre. Ozanne avait-elle touché à une corde qui lui était sensible ? Le vieil herboriste avait passé sa vie à vouloir changer le désert de givre. L’aventurière leur vendait un rêve sur un plateau de fleur. Elle le vit se reculer de quelques pas et avec discrétion, sortir une lame de sa cane qu’il pointa sur Liosan Ferl.
- Je suis désolée de servir mes propres intérêts, mais je ne crains pas les pactes avec les démons. Rendre la beauté d’antan à ce lieu est la volonté de tout être dans notre monde. Je vous conseillerai de me dire où se cache Baltazar. Je sais qu’il n’est pas loin, car vous avez besoin de lui pour vous dorer sous le soleil de vos belles plaines.
Le banquier se montra embarrassé. Les apprentis sortirent un à un des armes cachées dans leurs capes émeraude. Ozanne fut satisfaite d’avoir retourné la situation. Pourtant les miliciens restèrent fermes et discrets. Pourquoi étaient-ils là, d’ailleurs ? Est-ce que son frère se méfiait d’elle au point d’être venu superviser l’échange ? Edgar gardait l’épée au chaud dans son fourreau, seul le pommeau en dépassé.
- Où est Baltazar ? reprit calmement Onur.
- Je ne peux vous dire, fit Liosan en haussant les épaules.
- Vous ne lui feriez pas confiance au point de le laisser repartir dans une autre dimension. Les apprentis quadrillent la zone. Nous finirons par le trouver et le livrer. Et si cela nous est impossible, je n’hésiterai pas à vous enfoncer ma lame dans votre estomac.
Le banquier resta blême. Le viel homme ordonna à ses hommes de fouiller les environs. Ozanne se proposa d’ajouter :
- Je suis venu avec lui. Il nous a laissés un peu plus loin dans les hauteurs.
Au bout d'une demi heure où la démone faisait part d'une extrème patience, maître Onur fut informé que Baltazar avait été trouvé. Ozanne cacha son léger sourire. Liosan avait dû lui donner l’ordre de rester dans la dimension alors celui-ci n’avait pas bougé ni lutté lorsqu’on était venu le chercher. Les apprentis attachèrent le banquier dans un coin du verger. La jeune ingénue reprit :
- Agatha m’a informé que Baltazar devait venir avec une offrande…
- Une offrande ? s’étonna maître Onur.
- Oui, une…preuve que les autres dimensions existent. Cette démone a plus de raison que l’on ne le croit. Elle voudrait que Baltazar lui rapporte une fleur de prunier, identique à celle qu’elle a plantée avant la division des mondes. Cela sera une preuve garante que ses espoirs ne sont pas vains.
- Hum…, je vais envoyer une dizaine d’apprentis pour superviser cette simple demande.
L’un deux lui annoncèrent qu’il avait ligoté le démon et que celui-ci attendait devant les ruines. Maître Onur invita Ozanne, toujours enchaîné, à le suivre et ils sortirent de l’autre côté de la Kiolasse. Baltazar la regarda d’un air interrogateur. L’aventurière s’annonça :
- Je dois lui dire les consignes précises d’Agatha.
Ozanne s’agenouilla près de lui. La voix enroué de celui-ci tonna :
- Ozanne, je n’aime pas cela…
- Faites-moi confiance, lui chuchota-t-elle.
Ses yeux sombres se rivèrent sur elle.
- J’ai besoin que vous semiez le chaos. Les demandes d’Agatha ont divisé les intérêts de Liosan et Onur. Pour que votre petit maître soit libre à nouveau, je vous demande de rapporter un prédateur de n’importe quelle dimension et de le faire apparaître dans le jardin des Horla. Vous profiterez de cette cohue pour libérer Liosan Ferl et vous enfuir.
- Et vous ? se méfia-t-il
- Je me débrouille, comme toujours, faible démon ! sourit-elle. Je ne suis pas pour que des personnes meurent aujourd’hui. J’ai vu ce qui se passait dans la dimension des océans et je sais que Liosan y a rapporté la paix. Je n’aime pas ses pratiques, mais si ça peut calmer les pulsions meurtrières de vos congénères, je ne lui en veux pas. Agatha veut des graines de prunier, vous avez compris ce que vous devez faire ?
Il hocha la tête. Maître Onur reprit la parole :
- Je n’aime guère ses cachotteries…
- Je n’ai fait que lui glisser quelques insultes à l’oreille, se contenta de répondre Ozanne.
- Ni vous ni Baltazar ne deviez faire un pas de travers. J’envoie une dizaine d’hommes avec vous, démon !
Baltazar garda un air neutre. Ses yeux bruts fixèrent ceux d’Ozanne avant que lui et les apprentis ne disparaissent du paysage de glace.
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