L'Invisible
La mère d’Aloïs Horla se tenait droite, ses cheveux blancs en tresse serrée sur sa tête, et ses yeux rivaient sur les intrus. Léontine baissa les yeux, se sentant presque fautive du sort de son fils. Elle était là quand il avait été arrêté. Elle revoyait l’ennemi de son père à genou, conseillant à Peio de se méfier de Liosan. Alida s’exprima d’une voix claire et déterminée :
- Madame Horla, il nous paraissait important de venir vous saluer en ces temps compliqués. Nous avons tous perdu des êtres chers. Nous aurions tous voulu que la campagne soit faite de mariage et de paroles et non pas de folie et de sang. J’ai perdu mon frère. Léontine a perdu son fiancé, le père de son enfant. Nous sommes tous démunis face à cette situation.
Les yeux assombris de colère de la vieille femme se posèrent sur la veuve. Léontine ne parvint pas à la regarder en face. Elles entretènement le silence de mort qui régnait devant la riche bâtisse pendant un moment. La mère Horla reprit la parole :
- Je ne peux blâmer Mademoiselle Léontine. Mais je sais ce que son père a fait ! Mettre en prison un homme innocent. Pousser au suicide un autre. Et qu’avaient-ils en commun ? Leur esprit d’opposition. Liosan Ferl est un monstre.
Léontine releva la tête et s’exprima d’une voix rauque pour étouffer ses larmes :
- Vous ne savez pas de quoi vous parler !
La vieille femme ria jaune :
- Où est votre père, seulement quelques jours après l’enterrement de son futur beau-fils ?
- En voyage d’affaires, la coupa Léontine emplie de rage.
- Comme à son habitude…, répondit la vigneronne, laissant planer quelques doutes. Jeune fille, vous n’êtes pas la bienvenue, mais je vous laisse entrer. Vous serez bientôt mère à votre tour. Voyez ce qu’ils ont fait de mon fils. Mettez-vous à ma place.
La vieille femme entra en laissant la porte ouverte. Le calme que Léontine avait ressenti à son arrivée s’était volatilisé en quelques échanges. Alida posa ses mains sur ses épaules :
- Tout se passera bien, la rassura-t-elle.
Ils pénétrèrent dans la villa de la Kiolasse.
Sous le haut plafond, une cheminée réchauffait la bâtisse. L’intérieur de la villa se décoré de nombreux statues et tableaux. Encore une fois, le luxe ne manquait pas dans les environs. Les trois amis avancèrent décidés dans la villa, traversant de salle en salle jusqu’à se retrouver dans le petit jardin floral des Horla. Des enfants joyeux jouaient un peu plus loin dans le verger, sous les pruniers taillés et nus de leurs feuilles. Un serviteur leur indiqua de la main la rotombe où quelques adultes prenaient du bon temps. Sur le banc, un seul homme voûté fixait inlassablement le paysage. Léontine sentit son cœur se serra. Elle resta à l’écart observant les cheveux devenus blancs d’Aloïs. Il n’était pourtant pas si vieux. La jeune femme informa Alida qu’elle ne voulait pas s’en approcher. Celle-ci comprit et se dirigea vers le banc sous les regards venimeux de la famille Horla réuni en ces sombres temps. La mère d’Aloïs profita que la veuve se soit éloignée de ses amis pour échanger un peu plus avec elle. Elle s’alluma une cigarette et rompu le silence :
- Je vois que mes paroles vous ont chamboulée, Mademoiselle Léontine. Vous viendriez à douter de vos certitudes ?
Léontine s’exprima d’une faible voix :
- Lorsque Peio pensait que mon père était une menace, tout le monde le prenait pour un fou. Maintenant que je suis la seule à le défendre, c’est moi qui suis naïve. Vous ne me duperez pas de vos belles paroles.
- Alors approchez-vous de mon fils. Croyez-moi, ce qui sort de sa bouche ne sont pas de beaux mots…
Léontine perdit son regard dans les plaines infinies du vignoble.
- N’avez-vous pas commis des cruautés pour maintenir votre commerce ?
- Jamais à en venir jusqu'au sang. Votre père finance la défense du Royaume, désormais.
- Et la situation semble être des plus stables, commenta Léontine.
- Certes, mais si elle venait à dégénérer, inutile de se tourner vers notre famille. Les Horla ont assez sacrifié pour empêcher que le père de votre époux n'arrive au poste de conseiller. Et croyez-moi une seconde fois, je n’ai pas de fiole de poison dans mes caves. Je vous laisse fouiller à votre guise !
Léontine porta son regard vers Alida qui agenouillée au côté d’Aloïs plissait les sourcils face à la difficulté qu'elle rencontré pour noter ses dires dans son carnet.
- Récupéra-t-il une part de sa raison ? finit par demander Léontine.
- Les médecins disent que non, ma chère.
La vieille femme semblait épuisée. Au contraire de la mère de Peio, elle était crue et acceptée le sort de son fils par la colère. Comment devait-elle faire son deuil à elle ? Alida revint vers la veuve, peu rassurée. La mère d’Aloïs s’éloigna vers sa famille et échangea quelques brides de chuchotements.
- Partons le plus vite possible, s’impatienta Léontine.
Alida se pinça une mèche de cheveux.
- Je suis perplexe, lui répondit-t-elle, concentrée.
Aslan vint à leurs côtés :
- Qui a-t-il ?
- Aloïs est fou, se découragea-t-elle en se tapant la main sur son front.
- On s’en doutait ! bougonna la veuve.
- Oui, mais… il n’a pas cessé de parler de l’invisible.
- L’invisible ?
- « Il y avait une invitée, ce soir-là. », commença à lire Alida. « Une invitée qui n’était pas dans la liste. Pourtant, elle était là. Je ne l’ai pas vu. Pourtant, elle était là. Je ne l’ai pas cru. Pourtant, elle était là. Je ne me souviens plus de son nom, pourtant elle en a un. L’invisible a un nom et je l’ai donné alors qu’elle n’était pas là ».
Léontine resta perplexe.
- Je ne vois pas en quoi les paroles d’un homme fou pourraient nous avancer en quelques choses, s’énerva-t-elle à cran.
Alida fut consternée.
- Je ne veux pas m’avancer, mais vous ne trouvez pas que cela ressemble à de la torture ? « Je l’ai donné ». Je sais qu’il a été malmené dans la prison, mais cela s'apparente plus à un aveu dans la contrainte, plutôt que d'un passage au tabac.
Aslan hocha la tête septique alors que Léontine réfléchissait activement.
- Une invitée qui est là sans être là… Je ne sais pas s’il est bon de s’attarder sur les mots d'Aloïs, répéta-t-elle.
- Tu as peut-être raison, mais… nous pouvons peut-être rattacher les morceaux. S’il parle d’invitée, ce ne peut être que les dégustations des vendanges. C’est la seule liste qu’il aurait pu avoir entre les mains. Tout a peut-être commencé le jour où Peio est tombé dans les pommes. Les éléments se recoupent étrangement.
- Non ! l’interrompit Léontine. Il n’y a aucune coïncidence.
Elle retenait ses larmes avec une grande difficulté. Alida continua dans son analyse :
- « Je ne l’ai pas cru ». Aloïs a torturé Peio pour comprendre pourquoi il tournait autour des vignes après l’incendie. Ghazi n’a pourtant pas nourris les accusations. Mon frère n’avait rien à faire à la Kiolasse. Pourtant, il y était ! Pendant l’interrogatoire, Peio a parlé, mais Aloïs ne l’a pas cru. « Je ne l’ai pas cru », répéta-t-elle.
- Arrête ! l’ordonna la veuve.
- Léontine, je veux bien croire que l’histoire de l’invisible est étrange, mais les éléments se recoupent de façon bien trop anormale. Peio était historien et serait en droit de dire que deux éléments se déroulant au même endroit en même temps sont bien souvent corrélés.
- Peio est mort…
Léontine avait lâché ses larmes. Ses paupières lui brûlaient à force d’avoir versé des sanglots. Alida, étonnée, la réconforta dans ses bras. Ils laissèrent passer quelques instants de silence jusqu’à ce que la jeune femme se calme. Aslan reprit avec douceur :
- Mademoiselle Léontine, Peio vous aimait de tout son cœur. Mais je peux vous assurer qu’il n’est pas impossible qu’il y ait eu quelqu’un d’autre. À la capitale, il profitait du moindre moment libre pour s’absenter. Alida a raison et je craignais votre réaction, mais je voulais que vous le compreniez. Sur le chemin, Aloïs a répété qu’il fallait protéger cette invisible, qu’il l’avait mise en danger, que les démons allaient s’emparer d’elle.
- Les démons ? s’étonna Léontine.
- Oui, le mot démon est récurrent dans ses folies. J’ai tenu au courant les Horla mais il est fort à parier que cette femme ait invisiblement parcouru la campagne. De la Kiolasse, dans les montagnes, peut-être même sur le navire, mais surtout à la capitale.
La veuve brûlait maintenant de colère. Cela lui crever les yeux. Il y avait une autre femme. Elle savait exactement quand et où elle était apparue à Peio : l’île. Son amant était assez froussard. Qui l’aurait poussé à franchir le mur de vague en pleine nuit et seul si ça n’avait été pour la retrouver. Il y avait une autre femme et il était prêt à mourir pour elle. Léontine avait en elle une nouvelle rage et une nouvelle mission : retrouver celle qui avait poussé Peio dans la folie pour ses yeux.
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