Depuis l’accouchement de Katarina, les villageois, sans mot dire, accordent une place à part à Elerrina. Mais la guerrière sait qu’elle ne peut rester ici indéfiniment. Chaque jour, elle refoule l’impatience de reprendre la route. Les enfants l’ont adoptée et cherchent sa compagnie, mais respectent aussi son besoin de solitude.

Malgré la gentillesse ambiante, Elerrina s’inquiète : pour Bree, et pour sa quête. L’inaction lui pèse. Si les paysans acceptent sa présence, cela ne signifie pas qu’ils sont prêts à tout lui révéler. Une semaine après son arrivée, elle décide donc de tenter sa chance auprès de la famille de la jeune damoiselle.

Elle se dirige à pas sûrs vers leur demeure, une chaumière simple mais coquette, plus spacieuse que les autres. Le père de Bree, Toryx, est un riche propriétaire. Ses terres prospèrent, ses troupeaux aussi. C’est un homme droit, peu bavard, mais juste et généreux envers les siens. Elerrina espère pouvoir lui parler.

Elle frappe à la porte. Une femme encore jeune, au visage fatigué, vient lui ouvrir.

• Bonjour, que désirez-vous ?
• Bonjour, madame. J’aimerais m’entretenir avec maître Toryx.
• Bien. Entrez, je vous prie. Mon époux ne tardera pas.

Elle installe Elerrina sur un banc de chêne, lui sert un verre et quelques biscuits. La guerrière, rompue aux usages, s’assoit sans gêne, mais avec respect.

Le maître de maison apparaît. Il s’incline légèrement. Elerrina se lève et l’imite. D’un geste, il l’invite à s’exprimer.

• Maître Toryx, je viens au sujet de votre fille.

Il ne laisse paraître aucune émotion.

Il recule légèrement, observe plus attentivement l’étrangère. Sa femme, elle, semble déjà avoir compris.

• Moi aussi, murmure-t-elle.
• Je serai directe. J’espère pouvoir compter sur votre discrétion.

Toryx acquiesce d’un signe de tête.

• Je m’appelle Elerrina d’Aebraryon, fille de Miriel, princesse d’Aebraryon et elfe de Glemirynn. Je connais mes origines. Je pratique la magie, et je crois que votre fille est différente. J’aimerais comprendre, et peut-être l’aider.

Aussitôt, l’esprit de l’homme se referme. Il se crispe.

• Je ne vois pas de quoi vous parlez.
• Vous mentez.

La femme se lève brusquement.

• Je ne vous permets pas !
• Calme-toi ma chérie. Oui, madame, j’ai menti, reconnaît Toryx. Mais ce secret n’est pas le mien.
• Père…

Bree apparaît, pâle, tremblante. Elle se tient derrière la porte. Elle a entendu.

• Père, je t’en prie.

Dans un geste vif, elle retire son foulard, dévoilant ses cheveux blancs. La mère fond en larmes. Toryx reste figé.

• Père, tu dois me dire la vérité. Je partirai si tu refuses.
• Bree, je ne peux…
• Ce sera la seule fois où je t’implore.

Elle tend sa main. Une lumière blanche y jaillit, vive et pure. Un silence de plomb tombe sur la pièce. Elerrina lève sa propre main. Une lueur bleue y danse.

• Maintenant, expliquez. Dites la vérité. Qui êtes-vous ?

Une voix douce, féminine, s’élève. Une silhouette floue se dessine, intangible mais présente.

• Tu es la première à m’entendre.
• Qui êtes-vous ? répète Elerrina.
• Je suis celle qui veille sur elle. Je suis sa mère. Elle ne le sait pas, mais je suis là depuis toujours.
• Vous habitez son esprit ?
• Non. Je la protège.
• De quoi ? De qui ?
• Bree.

La voix murmure son prénom avec tendresse.

• Tu es belle, talentueuse, intelligente.
• Ce n’est pas une réponse ! réplique la jeune fille, les yeux brillants.

La silhouette se tourne alors vers Elerrina, solennelle.

• Jeune femme, j’ai confiance en toi. En toi vivent deux puissances : la loyauté… et la lumière. Je te confie Bree. Protège-la.
• Je le promets.

— Alors… va.

Et la voix se tait.

Le silence qui suit est dense. Toryx se racle la gorge, puis tourne son regard vers la guerrière qui, calmement, attend encore.

• Jeune femme… vous êtes celle qu’il fallait. J’ai vu votre détermination, et je devine un grand destin. Quand Bree partira, vous partirez avec elle. Je vous la confie.
• Je veillerai sur elle. De tout cœur.
• Bien.

Notre histoire commence le sixième jour de la Lune brune.

NdA : Lune brune : dernier mois du printemps ; temps du renouveau.