4 — Les Lames de Castell (1)

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Son travail de mercenarii au domaine Castellan commença le lendemain. Après une nuit réparatrice, elle quitta les tunnels sombres de la Jouvencelle après avoir fait ses adieux à la maquerelle et s'engouffra dans les rues tortueuses de Dalata aux premières lueurs d’Astal. Elle traversa sans soucis les portes sud de la cité et arriva dans les faubourgs. Arrivé au fameux pont de la Doline mentionné par son futur employeur, elle constata une certaine agitation.

Une foule de plébéiens s’étaient rassemblée devant les escaliers qui menaient au port fluvial. Alessia les dépassa mais ne put s’empêcher de regarder au-dessus de leurs épaules une fois sur le pont. Plusieurs membres de la garde civile s’affairaient autour d’un cadavre recouvert d’un linge près de la rive. Elle reconnut le sergent qui l’avait interpellé la veille. Il tourna la tête dans sa direction comme s’il avait perçu son observation. Il lui lança un regard noir, ses sourcils broussailleux arqués. Alessia pressa le pas avant qu’il ne lui vienne à l’idée d’interroger la mystérieuse mercenarii qui venait d’arriver en ville. Elle traversa le pont.

Il ne fallut pas longtemps pour qu'elle repère au loin la grande villa des Castellan, assortie de murs de marbre blanc immaculés et de tuiles vermillon, parfaite représentation du style Nérev. Elle arriva à hauteur de l'imposant portail du domaine, entièrement en fer forgé, hérissé de pointes, entouré de deux lionnes en bronze montant la garde. Comme convenu elle montra l'écusson au portier qui s'empressa de la faire entrer. Sur son surcot était brodé l’emblème des De Castell, écartelé de gueules et d’argent, à la tour d’or maçonnée de sable.

— Attendez devant la fontaine, le contremaître Durnius va vous recevoir sous peu.

La mercenarii s'exécuta sans broncher, s'asseyant sur le rebord de ladite fontaine. Des Néréides, esprits des rivières, chargées d’outres sur les épaules, d’où s’écoulaient les jets d’eau. Une œuvre d’art exotique originaire de l’Ouest à n’en pas douter. Aucun artiste des Saints-Royaumes ne se serait risqué à ce genre de réalisation, sous peine d’accusation d’hérésie de la part de l’Inquisitorium.

Elle patienta pendant une bonne dizaine de minutes avant que le dénommé Durnius ne daigne se montrer. L'homme au crâne chauve et à la moustache hirsute lui fit signe de s'avancer. Ainsi commença la visite du domaine, Alessia marchait à côté de son guide tandis que celui-ci donnait les détails de son affectation. Ils firent le tour des jardins, de l'écurie, du bâtiment réservé aux serfs, des thermes privés et de la domus principale. À chaque nouvel édifice le contremaître s'attardait sur sa fonction et sur qui avait le droit de s'y rendre. Tout en écoutant Durnius, Alessia les observa avec attention, notant les différents accès de chacun.

Ils passèrent ensuite de manière très succincte à la visite intérieure de cette dernière, ne visitant que le vestibule d'entrée et l'atrium. Durnius insista bien sur le fait qu'il était strictement interdit pour les gardes de s'aventurer dans d'autres pièces de la villa, seul le chef de la garde disposait de ce privilège.

Ils sortirent ensuite de la bâtisse et le contremaître lui montra le dortoir des gardes, à l’opposé du quartier servile, lieu où elle était censée se sustenter et se reposer lors de ses moments libres.

— Il y a des chambres inoccupées à l’étage. Tu peux occuper l’une d’entre elles si tu souhaites avoir un peu d’intimité. Pas d’altercations avec les autres, compris ? lui signifia le contremaître après la fin de la visite.

La mercenarii acquiesça.

— Ton solde sera versé toutes les deux semaines, 5 aquils la demi-journée de travail. Chaque fin de mois il te faudra payer la taxe pour l’entretien du dortoir et la cantine. À ce jour elle s’élève à 8 lys et 3 aquils.

Arenius s’était bien gardé de ce genre de détail lors de son recrutement. Presque la moitié de son salaire… Mais en contrepartie elle n’aura ni besoin de se trouver un logement, ni de faire des provisions

— Nous sommes d’accord, des questions ? la questionna le contremaître qui semblait sentir son hésitation.

— Non, aucune.

— Bien, on viendra te quérir lorsque l’intendant aura établi ton contrat. Le chef de la garde t’informera sur les tâches à effectuer. Maintenant rends-toi aux dortoirs et fait connaissances avec tes nouveaux camarades.

Durnius s’éloigna et regagna la domus principal laissant seule Alessia face à la bâtisse.

J’espère ne pas avoir pris une mauvaise décision, pensa la jeune femme lâchant un soupir. Elle s’avança, ouvrant le portique des baraquements. Elle arriva dans une petite cour recouverte de sable, reconvertie en terrain d’entraînement. Dans le fond, accoudé à l’enceinte de la propriété, un guerrier massif jouait de la masse sur un mannequin d’entraînement. Chevelure sombre bouclée, peau typée typique des contrées méridionales d’Illyr. Deux autres discutaient sur un banc sous le perron, celui de gauche occupé à aiguiser la lame de son khopis. Son pourpoint écru était sali et taché. Bien que plus maigrichon, Alessia comprit rapidement qu’il s’agissait d’un parent du colosse, un frère ou un cousin. Il leva la tête et dévisagea la jeune femme.

— Qu’avons-nous là ? Notre maître nous aurait-il enfin écouté ? Une servante à notre entière disposition pour s’occuper de nous ? Venez voir ça mes camarades ! s’exclama-t-il suivit d’un sourire sardonique avant de se lever. C’est quoi ton petit nom, joli minois ?

— Alessia Cœurfroid, répondit-elle restant de marbre.

Il poursuivit son observation, la regarda de bas en haut comme il aurait détaillé une vulgaire catin dans un bordel des faubourgs. La jeune femme ne protesta pas mais soutint son examen. Elle ne connaissait que trop bien ce genre de réactions de la part de ses congénères de sexe masculin. Répondre aux provocations ne ferait qu’envenimer les choses. Il finirait par se lasser.

— Une étrangère — Il cracha au sol — Pernicies.

— Hé, c’est pas des épées qu’elle porte à la ceinture Frolos ? — Son compagnon s’avança et poursuivit l’air étrangement béat — Elle vient rejoindre notre groupe, nan ?

— J’avais compris triple idiot ! — Il mit un taquet sur l’épaule de ce dernier — La question est : qu’est-ce qu’elle vient foutre ici ? Je suis sûre que c’est son joli petit cul qui a dû plaire à Arenius pour lui permettre de nous rejoindre.

— Frolos, je suis sûre que ce petit cul est tout à fait capable de te battre les armes à la main.

Gilet matelassé et cuissardes en cuir, rapière à la hanche, une barbe délaissée depuis quelques jours et sourire charmeur aux dents blanches. Le nez épaté, les yeux d’un azur pâle presque gris, les cheveux bruns rasés sur les côtés attachés derrière à la mode des mercenare. L’homme venait de sortir du dortoir accompagné de deux autres gaillards, l’un fin et élancé, plus jeune, l’autre trapu à la longue barbe noire et au nez biscornu, un tatouage Nordien sur la joue droite. Quant au premier, lui formait le parfait juste milieu, grand et athlétique. Il s’élança dans la cour et même la crapule toujours en affaire avec le mannequin se retourna, délaissant sa masse. Alessia le reconnut, il faisait partie des gardes du corps d’Arenius le jour précédent. Elle déduisit rapidement que c’était lui le chef de sa nouvelle affectation.

— Alors qu’en penses-tu, Alessia ? Tu en es partante ? l’interrogea-t-il tout à coup.

— S’il se tait une fois qu’il a mordu la poussière, pas de problème.

Après tout, un petit entraînement ne serait pas refus, et si cela me permet de gagner le respect de ces abrutis…

— Et moi j’y gagne quoi, Lex ? Il n’y pas de gloire à gagner contre plus faible que soi, reprit Frolos goguenard.

— Je parie une journée de solde que tu ne gagnes pas en moins de cinq minutes.

— Tu peux mieux faire, capitaine.

— Deux journées et demie ? J’espère que tu n’as pas tout gaspillé en gnôle et en putain.

— La ferme ! À nous deux, ma jolie.

Frolos s’avança et se posta en face de la jeune femme, son khopis dressé en pointe sans pour autant se mettre en position de combat, presque nonchalant. Alessia dégaina Aube et se mit en garde

— Le temps s’écoule mon ami ! s’exclama Lex tirant une petite montre à gousset de ses poches. Dépêche-toi !

Le mercenarii basané grogna et se jeta sur Alessia. D’une fente horizontale vers sa poitrine, il feinta au dernier moment pour lui faucher les jambes. Plus que la manœuvre ce fut la rapidité qui surprit la jeune femme. Elle esquiva d’un pas en arrière, écarta la lame courte de l’extrémité d’Aube et enchaîna d’une botte haute. Frolos para sans difficulté et riposta immédiatement de deux frappes de taille tout en se rapprochant le plus possible pour combler l’allonge d’Alessia.

— Pas mal, mais ça ne suffira pas, joli minois, s’esclaffa-t-il après une énième défilade de son adversaire.

L’instant d’après ses assauts gagnaient en intensité. Aurait-elle dû s'attendre à autre chose ? La manière dont il utilisait sa lame courbe, à la manière des éclaireurs d’Illyr, afin de causer le plus de dégâts à l’aide d’entailles successives. Alessia riposta de nouveau, pour échapper ensuite à deux nouvelles attaques. Tout se jouait sur l’agilité de son adversaire, sa capacité à le prendre de vitesse, et son endurance.

Là se trouvait la clé de la victoire d’Alessia. Protégé par son allonge, Frolos devait l’obliger à contrattaquer pour créer une ouverture dans sa défense. Et à ce petit jeu du chat et de la souris, le Sudien s’épuiserait bien plus rapidement que la jeune femme. Petit à petit elle adapta sa tactique, céda peu à peu du terrain de son plein gré, se contentant de rester sur la défensive.

Les minutes passèrent sans que Frolos n’arrive à prendre l’avantage, son front constellé de gouttelettes de sueur. Il s’emporta tel un bœuf piqué à vif et avança d’un pas de trop lors d’un énième assaut. Alessia, aux aguets, réagit immédiatement. Elle se glissa vers le flanc du mercenarii et d’un tour de poignet changea sa prise sur Aube. D’une frappe du pommeau elle fracassa son nez suivit d’un deuxième coup derrière le genou qui le fit s’étaler au sol. Puis les cinq minutes s’égrenèrent totalement.

— Quel spectacle, Frolos ! J’espère que ta bourse était bien remplie ! s’emporta Lex hilare immédiatement suivit par ses compères.

Alessia rengaina son épée et tendit la main à son adversaire vaincu en guise de politesse. Le Sudien refusa d’un grognement, toujours vautré à terre, une main bouchant son nez sanguinolent. La jeune femme parcourut du regard une dernière fois l’assemblée non sans en une once de fierté, ramassa son sac et se retira. Valait mieux ne pas se faire plus d’ennemis. Elle ne put au passage s’empêcher de croiser le regard du colosse basané. À sa grande surprise elle n’y lut aucune animosité juste un amusement sincère. La mercenarii passa à droite sous le perron et monta à l’escalier pour y déposer ses affaires, las de ce concours de celui qui avait la plus grosse.

Une fois en haut, alors qu’elle franchissait le seuil, elle sentit quelqu’un la rattraper. Quelle sotte fut-elle d’espérer s’éclipser de la sorte ?

— Hé je crois que tu as oublié quelque chose. Tiens, l’interpella Lex en lui lançant un lys d’argent. Toute peine mérite salaire.

Alessia l’attrapa au vol, examina quelques instants l’avers de la pièce, à l’effigie de l’Empereur-Dieu, puis la glissa dans sa bourse.

— Au fait, je ne me suis pas présenté. Je suis Hiéronym Lex, chef de la garde du Domaine d’Arenius de Castell, les Lames de Castell. Ravi de faire ta connaissance, ajouta-t-il tout en s’appuyant sur la porte.

En fin de compte la conversation serait inévitable. Comment devait-elle se conduire ? Pas bien plus âgé qu’elle, Lex semblait bien plus aimable que ses confrères. Mais peut-être n’était-ce qu’une façade pour lui faire baisser sa garde. Valait mieux faire preuve de prudence sans pour autant se laisser intimider.

— Il me semble que tu as gagné plus que deux lys d’argent, non ? Si le solde est bien le même pour chacun d’entre nous.

— Il est vrai mais quand ai-je dit que nous ferions moitié-moitié ? C’était trop facile pour toi, ce pauvre Frolos n’avait aucune chance.

— Ce duel était une sorte de test, je présume ?

Elle avait pris un ton plus sec sans le vouloir mais Lex ne s’en rendit même pas compte. Le capitaine ne cessa de la darder de ces prunelles grises ce qui commençait à la mettre mal à l’aise.

— En effet, c’est la tradition ici, quand on rejoint les Lames de Castell. Puis je voulais vérifier quelque chose par la même occasion. Si ton précédent coup d’éclat n’était pas le fruit fortuit du hasard.

— Tu étais donc bien avec Arenius, hier soir à l’arène

— Oui et c’est même moi qui l’ai convaincu de venir te parler. D’ailleurs prends l’habitude de l’appeler Sire Castellan, il n’aime guère ce genre de familiarité. En tout cas tu t’en es sortie avec brio. Ta célérité et ton agressivité t’ont permis triompher de l’ancien légionnaire. Contre Frolos tu as su faire preuve de patience en restant sur la défensive.

— Tu ne m’apprends rien, rétorqua la jeune femme sur le vif. Tu aurais pu me défier si tu tenais tant à éprouver mes capacités

— Personne n’aurait osé parier sur ma défaite, lâcha-t-il tout sourire. Même si je doute moi-même de l’issue d’un tel combat. J’ai hâte de voir l’étendue de tes capacités quand tu ne te retiens pas.

Alessia lui lança un regard noir

— Si cela avait été le cas, vous seriez morts. L’un comme l’autre. — Elle tourna la tête vers le fond du couloir — Maintenant tu m’excuseras mais j’ai des affaires à déposer.

— Je te déconseille les chambres de cet étage. Le bois des lits a moisi et les matelas sont infestés de puces, ajouta Lex alors qu’elle venait de tourner les talons. Prends celle des combles en montant l’escalier du fond. Daguefilante ne l’occupes plus depuis des lustres.

Alessia se retourna pour le remercier. Il avait déjà disparu. Elle espérait ne pas y être allé trop fort. Son expérience lui avait appris que même la plus innocente des attentions pouvait parfois cacher le plus insidieux des poisons. Il en faudrait plus pour gagner sa confiance.

La jeune femme prit tout de même la peine d’inspecter les chambres par elle-même. Le capitaine des Lames de Castell n’avait pas menti, fenêtres cassées, volets branlants, tapis mités, le tout accompagné de relents de pourriture et d’humidité. Même un mendiant aurait éprouvé du dégout à l’idée d’habiter un tel taudis. Elle pouvait bien ajouter Durnius à sa liste de gens peu fréquentables. Le contremaître avait-il cru qu’elle préférait partager la couche d’un de ses nouveaux camarades plutôt que vivre dans la saleté ? Alessia pesta et décida qu’il était temps de jeter un œil à ces combles.

Elle arriva à hauteur de l’escalier en colimaçon. À chacun de ses pas, elle pouvait entendre le bois se tordre sous son poids. Au moins si elle arrivait en un seul morceau à l’étage, personne ne pourrait venir la surprendre lors de son sommeil. Et elle ne fut guère déçue. Beaucoup d’espace, aucune odeur et parfaitement meublé. Le lit semblait de bonne facture et la literie entretenue fréquemment. Un coffre en bois sombre aux finitions raffinées ainsi qu’une commode et un petit bureau du même acabit. Elle fut surprise à la vue d’un grand miroir sur pieds.

Qui était donc ce fameux Daguefilante ? s’interrogea Alessia, trouvant tout ceci beaucoup trop luxueux pour une simple chambre de garde. Des mois de soldes ne suffiraient pas pour obtenir tout ceci. Et pourquoi aucune des Lames de Castell ne s’était déjà emparé des lieux avant son arrivée ? Craignaient-ils le courroux de l’ancien résident ? Était-ce un mauvais tour de la part de Lex ? Elle fit le tour de la chambre et s’autorisa même à fouiller dans le placard. Rien, ni même sous le lit ou dans les tiroirs de la commode. Dans le coffre elle n’en trouva que la clef, posée à l’intérieur. Rassurée, elle s’autorisa à s’y installer pour de bon.

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