Chapitre 1
Mener à bien une vengeance requiert autant de méticulosité et de patience que le sertissage d’un bijou, songeait Alexandre. Occupé à faire coulisser sa cravate autour de son cou au moyen de gestes précis et nerveux, il guidait ses gestes dans le reflet du miroir en pied de sa chambre.
Il détestait ce boulot et toutes les contraintes qu’il impliquait, à commencer par revêtir un costume trois pièces, mais c’était un mal nécessaire. Il se sentait responsable de l’AVC qui avait terrassé son père neuf ans auparavant, puis qui l’avait contraint à abandonner ses rêves artistiques pour reprendre les rênes de l’empire familial.
Alexandre soupira en défaisant son nœud ; il étouffait. Il se déplaça vers la fenêtre avec vue sur le parc. D’habitude, elle l’apaisait, mais aujourd’hui il se sentait plus que jamais prisonnier de sa triste existence. Il se détourna de cette vision réconfortante et s’assit sur son lit, la tête entre ses paumes.
Il possédait ce dont tous rêvaient : nom, fortune, beauté et jeunesse. Mais à ses yeux, sa vie ressemblait à une tragédie.
Ou une comédie.
En tout cas, un énorme mensonge.
Il songea à son but ultime, expira profondément, resserra son nœud et se redressa pour s’inspecter de pied en cap sans la moindre indulgence. Cette fois encore, il échoua à prendre son élégance en défaut, fort heureusement d’ailleurs, car, en ligne de mire constante, il ne pouvait se permettre de prêter le flanc à la moindre critique.
Cette vie imposée par l’accident de son père lui pesait plus chaque jour. Il songea aux renoncements qu’il avait dû s’imposer, à commencer par son ancienne vie qu’il ne récupèrerait qu’au prix de nouveaux sacrifices.
Il descendit sans prendre la peine de petit-déjeuner. À cette heure matinale, Peggy et son père dormaient toujours.
Henry, le chauffeur familial, le conduisit Rue de Stalle où se situaient les bureaux de la maroquinerie fondée par l’un de ses ancêtres paternels. Dans le climat de crise général, l’industrie du luxe prospérait. Le nombre de millionnaires et de milliardaires avait explosé dans le pays ces dix dernières années et tous s’offraient des must-have, dont les incontournables sacs et accessoires Debarsy faisaient indéniablement partie.
Au troisième étage, celui de la direction, la réception était déserte, comme les couloirs d’ailleurs. Il déposa sa mallette en cuir – une Debarsy, bien entendu – dans l’ancien antre de son père, alla se chercher l’un des innombrables cafés qui ponctueraient sa matinée, puis se plongea avec concentration sur le dossier de la nouvelle usine de production roumaine. Il ne releva la tête que bien longtemps après l’arrivée de ses subalternes, aux environs de neuf heures trente. Alexandre se redressa, s’étira comme un chat, but le reste d’arabica glacé, puis se dirigea vers le bureau de Peggy. L’alerte de son arrivée avait probablement été sonnée, car il traversa des espaces déserts. Sans être méchant, Alexandre provoquait un profond malaise chez ses employés. Peut-être s’agissait-il d’une réminiscence de l’autoritarisme de son père, que l’on surnommait Le Tigre, ou alors l’effet déstabilisant de ses yeux bleu glacier ? Quoiqu’il en soit, dans la mesure du possible, ses employés l’évitaient.
Peggy Van Assche, sa future belle-mère et directrice financière de la boîte, examinait son écran, les sourcils froncés, une main posée à l’arrière de son cou.
— Je dérange ? s’enquit-il lorsqu’elle leva sur lui des yeux légèrement perdus.
Aussitôt un sourire chaleureux et franc se dessina sur les lèvres de l’élégante quinquagénaire.
— Bien sûr que non ! Entre et assieds-toi. Que puis-je pour toi ?
Alexandre lui adressa un regard reconnaissant. Comme d’habitude, aucune mèche de ses courts cheveux blonds ne dépassait. Elle portait un tailleur Dior strict et des escarpins raffinés. Tout comme lui, elle n’offrait que peu de prise à la critique, du moins extérieurement. Le cœur du jeune homme se gonfla d’amour. Peggy, l’ancien bras droit surdiplômé de son père, s’était beaucoup occupée de lui après le décès de sa mère. Il la considérait comme sa mère de substitution, et s’était réjoui d’apprendre son mariage avec le légendaire Emmanuel Debarsy.
Il frissonna et chassa aussitôt de son esprit l’image de ce géniteur auquel il n’avait jamais réussi à associer aucun souvenir d’enfance heureux, pour se vautrer dans le fauteuil placé face à elle.
— Ça ne fonctionne pas avec Moïra. Je suis désolé, il va falloir lui trouver une remplaçante.
Peggy haussa les sourcils et inspira bruyamment.
— Alex, nous en avons déjà discuté. C’est non, et ton père pense comme moi. Cinq directeurs adjoints en neuf mois, c’est bon, là. Nous avons débauché Moïra à prix d’or. Elle est compétente, tu dois juste apprendre à déléguer et à lui faire confiance.
— Mais, Peggy… objecta-t-il en se frottant les yeux.
Peggy planta son regard azur dans celui d’Alexandre.
— Il n’y a pas de « mais » ! Tu as vu son CV, tu sais qu'elle est qualifiée. Mais ce n’est pas la question. C’est toi le problème, Alex. Moïra a ses défauts, mais tu ne lui facilites pas les choses.
— J’ai découvert des erreurs dans le fichier du budget, rétorqua-t-il, et j’ai passé tout mon dimanche à repasser derrière ses formules.
— Oui, je sais, répondit-elle d’une voix calme, mais ferme. Elle traverse une période difficile, son mari et elle viennent de se séparer. Elle m’a promis de se ressaisir, mais toi aussi tu dois faire ta part. C’est ta manière de gérer qui lui met la pression, elle se sent submergée, perd confiance. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu intimides tes employés.
Alexandre soupira. Il avait conscience de se montrer exigeant autant qu’il l’était envers lui-même. Il visait l’excellence en tout, ne tolérait aucune médiocrité au sein de son entreprise ; mais il faisait vivre douze mille familles sur cette planète, tout de même. Ce n’était pas rien.
— Ecoute, reprit-elle d’un ton adouci. Après l’AVC de ton père, il y a neuf ans, beaucoup de nos actionnaires et de nos concurrents n’auraient pas parié un kopek sur la survie de notre groupe. Tu nous as tous bluffés. Notre chiffre d’affaires s’est accru, les actions ont crevé les plafonds. Et pourtant, avec ta formation artistique, ce n’était pas gagné !
Alexandre opina de la tête. Ce tour de force avait exigé de renoncer à toute vie privée, et de consacrer dix-huit heures quotidiennes au service des intérêts familiaux.
— Mais il est grand temps de penser un peu à toi aussi maintenant. Par ailleurs, si les résultats financiers nous enchantent, il n’en va pas de même des indicateurs de bien-être.
Peggy glissa une pochette transparente en plastique devant lui. Il reconnut ces graphiques : courbes d’absentéisme, de turn-over, cas d’épuisements émotionnels avérés.
— Oui, je suis un patron exigeant, objecta-t-il, parce que je donne le meilleur de moi-même à l’entreprise. Eh oui, ça engendre quelques dégâts collatéraux, mais on ne rénove pas une maison sans abattre quelques murs.
Peggy secoua la tête de gauche à droite, les mâchoires crispées.
— Il ne s’agit pas seulement de cette entreprise, Alex. Tu as trente-trois ans, et je m’inquiète pour toi. Le travail c’est important, mais personne ne t’a demandé de mener cette vie monastique. C’est pourquoi ton père et moi avons pris la décision d’engager un Happiness Manager, un coach en bien-être, quelqu’un qui t’aidera à voir les choses autrement, à lâcher-prise et à déléguer. C’est bien pour ça que tu voulais un bras droit, non ? Pour qu’à terme, il gère la boîte à ta place et te permette de retrouver ton ancienne existence ?
Alexandre hocha la tête. Ce vieux rêve lui paraissait plus que jamais inaccessible.
— Un coach bien-être ? Sérieux ? Tu crois vraiment que ça va résoudre nos problèmes ? ironisa-t-il.
— Inutile de te montrer cynique. Avec le nez perpétuellement dans le guidon, tu n’es pas la personne la mieux habilitée à juger ce dont cette entreprise et toi avez besoin. Je trouverai la perle rare et je te prouverai que j’ai raison.
— Je n’ai pas le temps pour ça, Peggy, répliqua-t-il les sourcils froncés en se levant du fauteuil. J’ai assez de soucis sans devoir en plus gérer un Bisounours qui massera le cou des employés et placera des coupes de fruits sur les tables.
— Je sais ce que tu ressens, dit-elle le sourire aux lèvres, se levant également pour le raccompagner jusqu’à la porte. Parfois, pour avancer, on doit évoluer, accepter que certaines choses échappent à notre contrôle. Si ça peut te rassurer, je m’occuperai personnellement de superviser ce nouvel employé.
Après son troisième café, il appela Sophia. Il avait rencontré la jeune femme sur le campus, lorsqu’il avait repris des études en cours du soir. Elle avait monté une boîte florissante d’escorting de luxe.
— Alex ? Comment vas-tu ? Si tu m’appelles, c’est que tu n’as toujours pas de petite amie… le taquina-t-elle.
— C’est exact, répondit-il en soupirant. Demain soir, je dois inviter un client à dîner, et je me demandais si tu pouvais me trouver une escorte.
Il perçut au froissement de pages que Sophia feuilletait son carnet.
— Je vérifie, tu me prends un peu de court. Mais tu sais, au pire, moi, je suis libre…
Les lèvres d’Alexandre esquissèrent un sourire. Sophia le draguait ouvertement depuis leur rencontre, et de son côté, il était loin de demeurer insensible à son charme piquant. S’il s’était senti libre d’aimer, il serait probablement sorti avec elle. La jeune chef d’entreprise cochait toutes ses cases : indépendante, brillante et débordante de joie de vivre.
Mais voilà, il ne pouvait pas. Pas maintenant, pas si près du but.
— Sophia, la gronda-t-il gentiment. Nous en avons déjà discuté.
— Oui, je sais, t’inquiète. Ah ! Rachel est libre, je rédige le contrat et je te l’envoie.
Après avoir échangé quelques politesses d’usage, il raccrocha, satisfait. Il détestait afficher publiquement son statut de célibataire, surtout devant des clients, c’est pourquoi cette solution l’arrangeait. L’agence de Sophia n’embauchait que des femmes classieuses et cultivées. Il se comportait toujours avec galanterie avec elles, veillait à leur sécurité en les faisant raccompagner par Henry, et n’oubliait jamais le lendemain de leur envoyer un bouquet de roses à leur domicile accompagné d’un mot de remerciement.
Un coup discret à la porte le sortit de ses pensées. Alexandre reconnut Marc Petersen, le DRH de la boîte âgé de vingt-sept ans à peine. Ils avaient sympathisé sur le campus et Alex lui avait spontanément offert son premier poste au sein de Debarsy.
— Peggy m’a dit que tu lui avais envoyé un mail au sujet de la petite du rez-de-chaussée ? s’enquit-il.
Alexandre détailla son employé qui avait failli refuser le poste en apprenant devoir y porter un costume. La tignasse rouquine en pétard et la barbe drue, Marc détonnait quelque peu dans l’environnement aseptisé de Debarsy. Son esprit vif et sa joie de vivre contagieuse avaient séduit Alexandre à l’époque, mais certaines employées s’étaient plaintes de gestes ou de regards déplacés de sa part, et il avait été contraint de réviser son jugement et de le recadrer.
— Oui, si tu pouvais lui rappeler qu’en tant que réceptionniste, elle représente la première vitrine de cette entreprise, lâcha Alexandre agacé. Son style vestimentaire est plus que critiquable.
— Elle n’incarne que trop bien une fille derrière une vitrine, gloussa Marc d’un air espiègle. Sa mini-jupe, ce matin, vraiment limite… Brave petite, en tenue de combat dès l’aurore pour assurer le plaisir de nos yeux…
Alexandre expira bruyamment en levant les yeux au ciel.
— Marc, je t'ai déjà répété d’éviter les commentaires dégradants. Tu es mon ami, mais je suis aussi un patron qui ne tolère aucun sexisme de la part de ses employés.
Marc esquissa une moue contrite en levant la main droite, paume vers Alexandre.
— Détends-toi, Alexandre, c’était de l’humour. Tu sais bien, cette façon détachée et ironique de souligner les aspects insolites de notre réalité ?
— Fous-toi de moi autant que tu voudras, rétorqua Alexandre en souriant, mais le regard déterminé. Au fond, tu sais bien que j’ai raison.
Marc parti, Alexandre se replongea dans ses dossiers. Une longue journée l’attendait, comme tous les jours. Il ne rentrerait pas chez lui avant vingt heures.
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