Chapitre 2
Devant son miroir, Zoé inspectait fiévreusement son tailleur haute couture acheté l’été dernier en seconde main en priant pour qu’il fasse illusion. Elle se demandait si l’envie de fuir Telenoo ne l’avait pas amenée à agir inconsidérément.
Son amie Karine, consultante au sein d’un important cabinet de chasseurs de têtes, l’avait appelée quelques jours auparavant pour lui faire part de l’ouverture d’un poste auquel elle aurait été folle de ne pas candidater.
« — Salut, ma belle ! Je t’appelle parce qu’un célèbre groupe maroquinier de luxe cherche un Chief Happiness Officer. Tu remplis tous leurs critères détaillés dans la description de fonction.
Zoé avait éclaté de rire.
— Chief Happiness Officer ! Non, mais, tu as vu ma tête dernièrement ?
Un soupir désolé avait retenti à l’autre bout du fil. Zoé avait appris, quelques semaines après sa promotion, que son petit ami, le directeur marketing de la firme, s’était fiancé à la fille du patron. Cette nouvelle l’avait dévastée. D’autant que ce salaud lui avait avoué n’avoir jamais eu l’intention de l’épouser et s’était permis de l’humilier au sujet de ses origines modestes. Au grand désespoir de la direction, Zoé avait remis aussitôt sa démission.
— Peggy Van Assche, la directrice financière, est très intéressée par ta candidature. Je lui ai vanté tes diplômes et ton expérience de responsable de la qualité de la vie au travail chez Telenoo.
Karine avait beau être son amie, Zoé n’en était pas moins consciente que son patron tyrannique exigeait d’elle un taux élevé de satisfaction de la clientèle. Elle avait besoin d’un nouveau job, mais ne se sentait pas désespérée au point d’accepter n’importe quoi.
— En quoi consiste ce boulot ?
— Bon, je te briefe. Le directeur a décroché, à la suite d’un AVC, il y a environ neuf ans. Son fils a pris la relève. Il a dû laisser tomber son job et sa vie sociale pour reprendre des études universitaires, tout en gérant la boîte… Bref, ce gars travaille vingt heures par jour. Il est parvenu à augmenter le chiffre d’affaires, mais à quel prix ! Burnout, turn-over important, absentéisme excessif…
Zoé s’était rembrunie.
— Ça donne envie ! n’avait-elle pu s’empêcher de persifler.
Dans l’état psychologique où elle se trouvait, elle n’était pas sûre de vouloir s’immerger dans un climat aussi toxique.
— Attends ! Après avoir licencié plusieurs assistants en un an, il a voulu congédier son bras droit actuel, une certaine Moïra, hyper diplômée et qualifiée. Le père Debarsy a vu rouge et a sommé Peggy d’intervenir.
Zoé ne put s’empêcher de sourire. Ce prénom lui faisait trop penser à The Muppet Show.
— Qu’est-ce qu’elle attend du candidat à ce poste ? l’interrogea-t-elle en ravalant son hilarité.
— De coacher Moïra, puis de rétablir la sérénité au sein de l’entreprise. Le taux d’absentéisme doit redescendre aux alentours de huit pour cent, contre dix-huit aujourd’hui.
À la perspective de bosser pour un bourreau du travail frustré, Zoé esquissa une moue.
— Écoute, sans vouloir te vexer, cette mission ne me tente pas. Merci pour cette proposition, mais… non, merci !
Zoé perçut un raclement de gorge de l’autre côté de la ligne. Connaissant Karine, elle comprit que son amie avait réservé l’argument massue pour la fin de l’entretien.
— Tadaam ! Tiens-toi bien, poulette. Salaire de base, 8000 bruts. Auxquels s’ajoutent treizième mois, bonus non récurrent, gratification annuelle, tickets-restaurant, assurance-vie, assurance hospitalisation, assurance dentaire, budget mobilité, allocations familiales extra-légales et, at last but not least, réductions substantielles sur leurs articles de maroquinerie.
Ces chiffres avaient donné le tournis à Zoé. C’était bien plus que sa rémunération précédente, pourtant loin de friser le ridicule ! Seule une inconsciente aurait refusé une telle offre. D’autant qu’après des formations en coaching qui lui avaient coûté un bras, elle ne se trouvait pas financièrement en position de force. Si elle arrivait à travailler trois ans pour cette compagnie, en vivant chichement, elle pourrait réaliser son rêve, monter son propre business. Son imagination s’était emballée, elle avait caressé mentalement du regard la plaque en bronze vissée à l’entrée de son immeuble, dont les lettres auraient scintillé au soleil : Zoé Bastin, coach certifiée.
— Admettons que j’accepte. Je commencerais quand ?
Karine jubilait à présent.
— Bon, ça va prendre un certain temps. Tu dois passer un premier entretien d’embauche avec Peggy, Emmanuel Debarsy et le DRH. Comme le père Debarsy est limité physiquement, le rendez-vous aura lieu dans leur propriété familiale, à Uccle. La politique de la boîte leur impose de convoquer au moins quatre ou cinq candidats. Mais t’inquiète, tu pars grande favorite.
— Et ensuite ?
— Quelques tests psychologiques en ligne, un bilan de compétences dans un centre agréé et après ça, ce sera plié. »
Et à présent, Zoé se retrouvait à garer sa Huyndai i10 d’occasion le long d’une avenue arborée dans le quartier du Prince d’Orange. Toutes les maisons des environs transpiraient la fortune. Pas celle de nouveaux riches, tapageuse et clinquante, mais celle d’une patiente accumulation sur plusieurs générations successives.
Elle vérifia l’adresse communiquée par Karine, puis, passé une haute grille en fer forgé, découvrit la propriété, regrettant aussitôt d’avoir garé son véhicule à l’extérieur. Une interminable allée de gravier se déroulait devant elle, bordée d’une pelouse parfaitement entretenue garnie de massifs en pleine floraison, qui menait à un majestueux manoir.
L’envie de fuir l’envahit.
Leur richesse ne constituait évidemment pour elle aucun motif d’étonnement. Elle avait consciencieusement étudié les documents disponibles sur le net : chiffre d’affaires, histoire, clients, produits. Les Debarsy régnaient sur la maroquinerie de luxe depuis 1835. Au départ entreprise familiale, elle avait connu une expansion très rapide grâce aux développements des transports en calèche, train et bateau. À côté des sacs et des portefeuilles, la firme s’était spécialisée dans des malles à tiroirs, attachés-cases, valises empilables, nécessaires de toilette raffinés, porte-documents et était devenue incontournable. Le tigre embossé sur les fermoirs de leurs articles avait acquis le statut autant d’ornement convoité que de symbole de distinction.
Perchée sur des talons inappropriés, elle s’efforça tant bien que mal de ne pas s’étaler au milieu des caillasses tandis qu’elle parcourait la distance jusqu’au perron.
Sur le point de sonner, elle hésita.
Élevée par un père syndicaliste biberonné aux concepts de lutte des classes et d’inégalités sociales, ainsi que par une mère qui associait tout privilégié à un dangereux prédateur sexuel, avait-elle réellement envie de cet emploi ?
Avant qu’elle pût se raviser, le battant s’entrouvrit. Un domestique en veste queue-de-pie noire l’interpella :
— Madame Bastin ? Vous êtes attendue dans le petit salon.
Il la débarrassa de son imperméable. Après une inspiration, elle lui emboîta le pas dans le hall d’entrée pavé de marbre rose, aussi large et profond que son living.
Ils dépassèrent une impressionnante enfilade de portes, puis son guide s’effaça pour lui céder le passage.
— Madame Zoé Bastin, l’annonça-t-il d’un ton cérémonieux.
Deux personnes l’accueillirent d’un côté d’une imposante table en merisier verni, les bras posés sur les accoudoirs confortables de chaises de style Louis XV. Le troisième individu, qui se déplaçait en fauteuil roulant, s’avança à sa rencontre.
— Bienvenue, madame ! Emmanuel Debarsy. Asseyez-vous, je vous prie !
C’était un homme séduisant, aux tempes grisonnantes, dont le regard bleu électrique, visiblement habitué à se forger une opinion rapide sur ses contemporains, la scanna des pieds à la tête. Zoé, qui ne supportait pas ce genre d’inquisition, sentit ses orteils se recroqueviller dans ses escarpins.
Tandis qu’Emmanuel Debarsy rejoignait ses compagnons, elle s’installa face à eux.
La femme prit la parole. Quinquagénaire mince et blonde aux cheveux courts, elle dégageait beaucoup de classe, mais ce qui frappa Zoé, ce fut son regard empli d’empathie.
— Bonjour, Madame Bastin. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Peggy Van Assche, je suis directrice financière. À mes côtés, Marc Petersen, notre DRH. Et voici Emmanuel Debarsy.
Le DRH, un trentenaire à la barbe fauve, chaussa une paire de lunettes rondes avant d’entamer un tir nourri de questions.
— Parlez-nous de vous, Zoé, l’invita-t-il d’une voix suave.
Zoé, rodée à cet exercice, s’exécuta sans se faire prier.
— Après un master en journalisme, j’ai été embauchée au sein d’une chaîne de cuisinistes en tant que chargée de communication, de 2018 à 2023. En 2020, j’ai entamé, puis réussi deux ans plus tard, un baccalauréat en ressources humaines. En 2023, Telenoo m’a engagée. Cet emploi m’a offert la possibilité de valoriser mes nouvelles connaissances, en me proposant un poste de responsable de la qualité de vie au travail. Parallèlement, j’ai cumulé des formations de coaching.
— Quels sont vos principaux accomplissements au sein de Telenoo ?
— La communication interne laissait à désirer. J’ai créé une plateforme connectée, accompagné certains managers, mis sur pied des lieux de détente et de rencontre entre les salariés, et je me suis attaquée à résoudre plusieurs conflits interindividuels. Parmi les réalisations dont je suis la plus fière figurent une baisse de moitié de l’absentéisme ainsi qu’une augmentation des indicateurs de satisfaction du personnel.
— Pourquoi avoir démissionné ? Je lis qu’en septembre 2024, vous avez été promue Happiness Manager.
Nous y voilà. Respire, Zoé ! songea-t-elle.
— Ce terme paraissait très attirant sur papier, mais, dans les faits, cette fonction n’autorisait aucune autonomie. La moindre de mes décisions passait par l’approbation d’un supérieur hiérarchique très peu sensibilisé à la qualité de vie au travail. Lorsqu’une amie m’a parlé de cette ouverture de poste au sein d’un grand groupe maroquinier, j’ai sauté sur l’occasion.
Marc pratiquait l’entonnoir, enchaînant des questions de plus en plus précises qui obligeaient Zoé à développer des exemples tirés de situations concrètes. À l’aise maintenant que le point de sa démission avait été abordé, elle y répondit de manière détaillée, sans aucune difficulté, tout en admirant la maîtrise technique de son interlocuteur.
— J’en ai fini avec Madame Bastin, informa-t-il ses compagnons après trois quarts d’heure d’entretien. Je te laisse la main, Peggy.
La quinquagénaire lui adressa un sourire chaleureux.
— Merci, Marc. D’où vous vient cet intérêt pour le coaching, Zoé ?
Une fois lancée sur son sujet préféré, Zoé se montra intarissable.
— De mon premier emploi. Je devais garantir la cohérence de notre politique de communication entre les différentes enseignes. Dans ce cadre, j’ai eu l’occasion de fréquenter de nombreux gestionnaires et de les soutenir dans leurs démarches lors d’ouverture de magasins ou de campagnes promotionnelles. Cette mission a joué pour moi le rôle de révélateur. Confucius a déclaré : « Choisis un travail qui te plaît, et tu n’auras pas à travailler un seul jour de ta vie. » C’est le conseil que j’ai décidé de suivre.
— Bien. Souhaitez-vous quelques éclaircissements ?
— Heu, oui… En quoi consistera précisément cet emploi ?
Peggy hocha la tête.
— À coacher l’équipe dirigeante, mais aussi à prendre des initiatives globales pour améliorer le climat de travail ainsi que les chiffres d’absentéisme. L'un des défis immédiats serait de travailler avec le directeur actuel sur son approche managériale pour créer un environnement plus collaboratif et harmonieux.
Zoé coupla rapidement cette réponse aux révélations de Karine sur Alexandre Debarsy. Elle en conclut que Peggy Van Assche tordait habilement la réalité pour mieux vendre son produit.
— Encore des points à éclaircir ? s’informa Marc Petersen.
— Oui. Dans combien de temps me communiquerez-vous votre réponse ?
— Vous serez fixée dans les quinze jours.
L’entretien s’acheva par un échange de banalités, puis le domestique la raccompagna jusqu’à la porte.
Rentrée chez elle, Zoé avisa les innombrables SMS laissés sur son téléphone par Karine et la rappela.
— Alors ? Comment ça s’est passé ?
— Bien, je crois. Mais je vais décliner.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
Zoé déglutit.
— Tu sais bien… Je ne me sentirai jamais à l’aise parmi eux.
— Écoute-moi, pour une fois ! répondit Karine après une courte pause. À cause de tes maudits préjugés, tu as déjà raté beaucoup d’occasions. Constance de Looz, ça te rappelle quelque chose ?
Zoé grimaça. À l’université, elle avait fui la compagnie d’une fille qui recherchait la sienne, uniquement parce qu’elle avait appris que sa famille possédait un titre de noblesse. Par la suite, il s’était avéré que, loin d’être prétentieuse et arrogante, Constance, qui maniait le second degré comme personne, manifestait envers tous une générosité et une gentillesse remarquables. Hélas, Zoé avait raté le coche, et malgré ses tentatives de rattrapage ultérieures, les deux femmes n’étaient jamais devenues proches.
— Ce n’est pas très sympa de raviver ce souvenir.
— Et ce ne l’est pas non plus de juger les gens sans les connaître. Tu sais, la richesse ne les préserve pas des problèmes. En tant que coach, tu t’insurges contre les pensées limitantes, mais si ça n’en est pas une…
Zoé tordit sa bouche pour se mordiller la lèvre inférieure.
— Parmi eux, je me suis sentie comme un poisson hors de l’eau. Sans compter que si j’accepte, je vais devoir me ruiner pour améliorer ma garde-robe. Tu aurais dû les voir, sapés sur mesure par de grands couturiers…
— Réfléchis bien, poulette ! Une occasion en or comme ça, ça ne court pas les rues.
Le regard de la jeune femme glissa vers les courriers bancaires qui s’empilaient sur son bureau. Pour financer ses formations, elle avait été contrainte de dépasser la limite du montant de découvert autorisé, et disposait d’à peine quarante-cinq jours pour rectifier la situation.
Elle songea que refuser constituait un luxe qu’elle ne pouvait se permettre. Elle promit à son amie de revoir sa décision si les Debarsy la rappelaient.
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