Chapitre 3
« Le cours de Debarsy s’envole à la hausse après le communiqué de presse de son jeune directeur confirmant sa volonté de transition écologique ».
Emmanuel Debarsy posa le journal sur la table, la mine visiblement réjouie.
— Bravo. Tu as bien fait d’investir dans ces stations d’épuration et dans le retannage avec foulon à ultrasons. Si j’étais resté à la barre, j’aurais continué à perpétuer les mêmes recettes que nos ancêtres, mais il est important d’innover. Et l’écologie a visiblement le vent en poupe.
— Ce n’est pas du greenwashing, précisa Alexandre, ravi du compliment de son père. Je me sens personnellement concerné par l’avenir de notre planète. Tu sais combien cet incident technique au Maroc m’a bouleversé.
Alexandre se rappelait leur terrible dispute lorsqu’il avait insisté pour se rendre personnellement sur place. Il avait exigé l’arrêt de tout traitement du cuir tant que l’épuration n’était pas à nouveau redevenue cent pour cent opérationnelle.
Quand il avait accepté de remplacer son père au pied levé, il s’était documenté sur les ravages de l’industrie du cuir. Il gardait en mémoire les images d’archives de ses ancêtres représentant des enfants d’à peine dix ans, les pieds nus dans une mare de chrome toxique, sans masques ni lunettes de protection pour échapper aux vapeurs chimiques délétères, car elles l’avaient hanté de nombreuses nuits durant. Il n’ignorait pas que la fortune de sa famille avait en grande partie été bâtie sur l’exploitation de plus faibles et qu’il ne pourrait jamais l’effacer. Il tentait cependant de se démarquer en favorisant autant que possible des solutions plus éthiques.
Emmanuel pressa les boutons de son fauteuil électrique et se dirigea vers son fils, la mine subitement grave.
—Antonio a eu vent de mes projets de retraite, s’exclama-t-il. Il sait aussi que tu aspires à retrouver tes premières amours. La Campagra cherche à diversifier ses investissements. Il m’a parlé d’une O.P.A. amicale sur Debarsy. Je ne prendrai aucune décision sans ton accord, bien entendu. Cette entreprise nous appartient depuis deux siècles, ce ne sera pas évident d’y renoncer.
Alexandre se mordit la langue pour ne pas laisser transparaître sa satisfaction. Des mois qu’il tentait d’instiller subtilement cette idée dans le cerveau de son parrain, Antonio Gracchi. C’était la base du plan élaboré avec son meilleur ami, le Britannique Peter Newton, pour se venger de lui.
— Ce qui me retient d’accepter, continua Emmanuel, c’est la réputation douteuse de la Campagra…
Alexandre songeait que son père maniait l’euphémisme avec brio. La Campagra était le nom d’un holding tombé aux mains de la famille Gracchi depuis la mort d’Alberto di Campeso, l’époux de Melina Gracchi, la fille unique d’Antonio. Cette société financière, ou montage véreux plus exactement, avait été impliquée jusqu’au cou dans d’effroyables scandales sanitaires et écologiques.
Emmanuel Debarsy ignorait l’ignoble découverte qui avait bouleversé la vie de son fils, peu après la rupture de ses fiançailles, neuf ans auparavant.
Il avait longuement hésité à tout lui raconter, mais, après son AVC, Emmanuel n’était pas prêt à l’entendre. Alexandre souhaitait à l’époque qu’il consacre toutes ses forces à l’acceptation de son état, puis à sa rééducation.
Surnommé « Le Tigre » lorsqu’il régnait aux manettes de Debarsy, son père n’était plus que l’ombre du tyran qu’il incarnait, à peine un chaton. C’était un homme usé par la maladie et l’adversité, trop heureux de se décharger sur son fils et sur sa future épouse du fardeau qu’était devenue l’entreprise.
— Je suis tenté, lui confia Emmanuel. Mais jamais je n’accepterais que notre nom ou notre réputation soient souillés par un scandale.
— Cette solution nous libèrerait tous les deux. Si tu me laisses carte blanche pour négocier avec lui, je te promets de prendre toutes les mesures nécessaires pour que notre nom demeure respectable.
Emmanuel arrima son regard azur à celui de son fils.
— Bien. Puisque nous sommes d’accord sur ce point, je te laisse la main. Antonio aimerait que l’opération soit rendue publique en septembre, à l’occasion de la présentation de la nouvelle collection. Ça ne nous laisse que trois mois et demi. Tu penses que c’est faisable ?
Alexandre lui adressa un sourire confiant.
— Quitte à travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre à ce projet, je te promets que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour le rendre possible.
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